Jean-Christian Fleury

Faire œuvre sur œuvre

Image au dessus du texte de Jean-Christian

Délaisser la totalité d’une œuvre pour n’en conserver qu’un fragment, est-ce bien n’opérer qu’une soustraction ?
Cela implique, certes, de renoncer à une cohérence globale, à une foule d’informations précieuses ; c’est prendre le risque du déséquilibre, du dévoiement du sens, celui de s’égarer dans l’insignifiance en prenant la partie pour le tout.
Le fragment, pourtant, quand il est « intelligent », n’est pas un tout appauvri. Parce qu’une fois isolé, il devient à son tour une totalité, ses composants acquièrent un nouveau statut, ils tissent entre eux des relations imprévues, s’organisent dans une hiérarchie différente. Parallèlement, son incomplétude l’auréole de mystère comme s’il était la clé d’une énigme informulée. Le fragment ne dit pas moins, il dit autre chose.

Ainsi en va-t-il de ceux que Jacqueline Salmon prélève. Durant des années, dans les musées, les églises ou les monastères d’Europe, parfois chez les antiquaires, elle a photographié des représentations peintes ou sculptées du Christ dénudé. De ces crucifix, Crucifixions et autres Mises au tombeau, elle n’a conservé que le périzonium, ce chiffon négligeable qui ceint les reins du Christ, cet élément situé au centre de la composition des œuvres et qui pourtant échappe au regard au point qu’il nous semble le découvrir ici dans toute sa diversité.

Face à cette « mutilation » des œuvres, le spectateur est en droit se s’interroger sur un geste qui peut paraître profanateur à une époque où l’art est investi d’une sacralité qui s’est confirmée à mesure que, justement, il s’éloignait du sacré. Loin de se livrer à un simple travail de reproduction partielle ou de manifester une attitude iconoclaste, Jacqueline Salmon se propose de faire œuvre sur œuvre. Une  Crucifixion, un Christ à la colonne, une Flagellation, une Descente de croix ou une Résurrection deviennent ici les lieux d’une révélation que seule la photographie pouvait permettre. Et d’abord, grâce à l’une de ses propriétés constitutives : celle du cadrage.

Photographier, c’est d’abord opérer un prélèvement dans le continuum du réel. Mais ici, ce qui fait office de réel, c’est sa figuration peinte ou sculptée : une fiction qui procède elle-même d’un geste d’élimination. Geste du peintre qui détermine par sa composition le hors champ de la toile ou geste du sculpteur qui taille dans le matériau et crée cette limite imaginaire qu’est  « l’espace vital » nécessaire à toute sculpture pour pouvoir se déployer.  En centrant son cadrage sur le périzonium, Jacqueline Salmon promeut cet accessoire passé si souvent inaperçu au rang de motif à part entière, d’enjeu à la fois esthétique et théologique de première importance. Ainsi ce tissu se trouve-t-il être, paradoxalement, l’outil d’un dévoilement.
Il est de fait surprenant que si peu d’études aient été consacrées à cet élément, aux infinies variations auxquelles il a donné lieu au cours des siècles, au fil des conciles, des modes et de l’inventivité des artistes. Aux questions du drapé, de la matière, de la couleur, de sa transparence ou, plus radicalement, de son absence, chaque époque, chaque école, chaque peintre ou sculpteur a du apporter sa réponse,

 

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La zone opératoire que Jacqueline Salmon s’octroie ne se limite pas qu’au périzonium. De manière plus complexe, elle prend en compte son environnement immédiat, Nous ne nous trouvons pas devant un catalogue de lingerie qui évolue au fil des époques et des styles ; nous sommes confrontés à un point de doctrine théologique qui touche à la nature humaine du Verbe fait chair et aux réponses iconographiques et plastiques que les artistes y ont apportées.
Le fragment n’a donc ici rien d’aléatoire, comme le tesson ramassé sur un champ de fouilles archéologiques. Il est déterminé par des règles : sa composition obéit à un équilibre, il doit intégrer des détails significatifs qui ont valeur symbolique ou qui dénotent une intention de l’artiste. En somme,  ces fragments, seuls ou agencés, sont des œuvres à part entière.

En supprimant la tête du crucifié, les personnages qui l’entourent, le décor de la scène, Jacqueline Salmon exempte son sujet d’étude de toute intention narrative ou psychologique. Sans tête, le corps se livre, il parle, une résurrection (une autre) se produit. Ces veines qui palpitent, ces cuisses qui semblent se dérober, ces aines dénudées, ces ventres parfois si féminins, ces filets de sang qui giclent ou coulent vers le sexe (allusion possible à  la circoncision) balisent le territoire que la photographe s’est attribué : cet espace autour du périzonium qui est lui-même, comme l’indique son nom, «une ceinture autour de». Limites du tableau, du champ photographique, du périzonium : autant d’encadrements successifs qui sertissent le précieux invisible.
Là, comme mus par une force centripète, convergent des mains, parfois des visages, surgis du hors-champ, comme aimantés par une présence / absence, un voilé / dévoilé demeuré jusqu’ici inaperçu parce qu’il était tapi dans la complexité de la composition générale du tableau et parce que nous refusions de le considérer. Les mains, presque omniprésentes, sont prises dans un tourbillon où circulent les affects : mains des vivants, devenues anonymes du fait du recadrage, mains qui désignent, soutiennent, étreignent, restent en suspend, implorent, invoquent, caressent ; mains du mort qui offrent leurs stigmates à la contemplation, qui réclament la commisération d’autres mains, la chaleur d’une joue ou d’un baiser. Car dans cet espace intime, comme à l’abri du reste de la scène, on se touche, on se caresse, les bras étreignent, la chair vivante et celle du mort s’entrelacent,

 Émouvoir le fidèle, le mettre au plus près du Christ, et particulièrement de sa souffrance par l’adoration de ses plaies : telle était la consigne donnée aux artistes à partir du 14e siècle. Reprise par la contre-réforme lors du concile de Trente, cette recherche de l’affectum devotionis s’est trouvée amplifiée par l’évolution de la conscience religieuse vers l’intériorisation individuelle de la faute et la pratique de la dévotion privée. D’une certaine manière, Jacqueline Salmon se plie à son tour à cette injonction. Ses photographies nous introduisent dans cette intimité très charnelle et tactile. En même temps, elles nous permettent d’accéder à une autre intimité : celle du bois de la sculpture avec ses accidents, ses patines, celle de l’ivoire avec ses veines, celle de la matière picturale, avec ses épaisseurs, ses craquelures, ses abrasions. Elle livre à notre méditation la chair de l’œuvre et ses plaies. Sic transit gloria artis ! Loin de nous offrir la vision idéale des œuvres que présentent les catalogues d’exposition ou les « beaux livres », elle nous propose des photographies de tableaux dans lesquelles elle restitue même parfois les aléas de la prise de vue : lumière rasante qui révèle le grain de la toile ou reflets intempestifs, ils témoignent d’une rencontre avec l’objet-tableau dans tel musée ou telle église à un instant donné.

Nous l’avons dit, le champ photographique relève ici d’un re-cadrage : il instaure un cadre à l’intérieur de celui du tableau  Cette frontière départage en fait deux mondes. A l’extérieur du champ photographique, cerné par les bords du tableau, se déploie le champ de l’histoire sacrée, du récit légendaire où les événements ont une dimension cosmique et le moindre détail, une portée symbolique. Même si nous n’avons pas sous les yeux l’œuvre dans son intégralité, nous savons qu’elle est là, « tout autour de la zone» ; nous en avons la réminiscence, même vague,  faite du souvenir de toutes les scènes similaires déjà rencontrées. Le champ de la photographie, dans un mouvement inverse, nous renvoie à l’humanité ordinaire, à l’intime, à l’évidence prosaïque des choses (qui n’exclue nullement la poésie). Les tissus, l’herbe, les nuages, le bois de la croix, la chair ou les mouvements du corps y sont présents pour ce qu’ils sont : des données brutes, saisies dans l’innocence d’un pur présent. Cette oscillation entre la geste sacrée et le geste familier, est à l’œuvre dans notre perception de ces photographies. Ce mouvement de va-et-vient entre deux univers et deux dimensions est « à l’image » de la double nature du Dieu fait homme, ou plutôt il en est l’écho visuel.

Le pouvoir révélateur de ces fragments  nous entraîne parfois vers des interprétations « hérétiques », vers un de ces « chemins de traverse », de ces "rapprochements incongrus » qui ravissaient Daniel Arasse parce qu’ils « mettent en questions les catégories établies par l’histoire de l’art » et « découragent toute velléité d’un savoir complet sur l’œuvre »[i]. Ils nous surprennent comme autant de contenus latents demeurés en sommeil dans la scène d’origine et brusquement réactivés par la photographie.
Ainsi, à côté des érections plus ou moins manifestes figurées par certains peintres, le corps de Jésus nous apparait-il parfois sous un aspect étonnamment féminin : corps émouvant de vieille femme impotente dans une descente de croix de Rembrandt[ii], corps alangui aux rondeurs généreuses chez Lubin Baugin[iii] ou saisi au lever du lit chez Rubens[iv].  Quant au Noli me Tangere du Titien[v], il  évoque plus une Suzanne au bain livrée à la convoitise de vieillards hors champ qu’une apparition du Seigneur à Marie-Madeleine.
De même, l’isolement du détail nous conduit-il parfois à des rapprochements troublants, des « parentés » qui défient le temps, aussi évidentes qu’inattendues : celle d’un Jan van Eyck avec un Max Ernst[vi],  d’une crucifixion allemande du 11e siècle avec un Fautrier[vii] ou lorsqu’un Christ catalan « gothique » évoque une peinture des années 30[viii]. Par la mise hors contexte qu’il opère, le recadrage produit ici un effet de remise à zéro de la chronologie historique... et de nos certitudes.

 

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A côté du cadrage, il est un autre procédé adopté ici qui modifie lui aussi notre perception des œuvres : celui de la mise en série des images. Leur juxtaposition, en rassemblant ce qui était dispersé, rend visible des typologies. Celle des périzoniums en premier lieu  : groupés selon qu’ils sont jupe ou cache-sexe, selon que le tissu est opaque ou transparent, modeste ou étonnamment précieux ; selon les techniques de nœuds (parfois d’une coquetterie inouïe) ; selon que les pans sont strictement serrés autour des reins ou qu’ils flottent au vent, telles des architectures flamboyantes ; selon qu’ils  gomment le sexe ou le mettent en valeur, noués autour de lui ou prêts à choir mais retenu in extremis par deux anges ou par une interruption miraculeuse des lois de la pesanteur. Devant une telle diversité, une telle complexité dans l’élaboration de cet objet, on ne peut douter que le périzonium soit un véritable enjeu pictural en même temps que théologique.

Mais la mise en série met aussi en évidence d’autres typologies peut-être moins attendues. Celle de la position des hanches, des jambes, des pieds, celle des fonds où s‘inscrit le corps, celle du point de vue (face, profil, contre-plongée). N’importe quelle attitude ou geste, n’importe quel détail devient motif : le cheminement d’un filet de sang, l’infléchissement des jambes, la position des pieds ou, bien sûr, le nombre des clous qui fut l’enjeu de débats théologiques. Il se présente dans la plupart des cas,  non comme une fantaisie, une improvisation mais comme le résultat d’un choix réfléchi parmi un répertoire limité de possibilités significatives léguées à l’artiste par la tradition ou par ses contemporains. Il appartient ensuite au peintre ou au sculpteur de les réinterpréter ou non et de faire preuve d’innovation dans les limites octroyées par le commanditaire.
Il est intéressant à cet égard de repérer les variations parfois infimes auxquelles se livrent certains  peintres dans leurs versions successives d’un même sujet : une légère modification du drapé du périzonium dans les crucifixions de Lucas Cranach[ix] ou dans les descentes de croix de Van der Weyden[x]. Simple volonté de donner au commanditaire le sentiment qu’il acquiert une œuvre unique ou élaboration progressive tendant vers un traitement idéal du sujet ?

Dans les épisodes de la Passion où le Christ est figuré nu, il est  logiquement assigné à un rôle passif : celui de la victime qui subit. Or, les corps qui paraissent statiques dans les photographies isolées (et dans l’œuvre d’origine) acquièrent une réelle dynamique lors qu’ils se trouvent mis en séquence dans certaines planches. La représentation répétée d’une position presque identique des corps, par les légers décalages qu’elle instaure d’une image à l’autre, suggère un mouvement décomposé à la manière des chronophotographies de d’Etienne Jules Marais[xi]  Ainsi, une enfilade de génuflexions obliques dessine-t-elle une danse au déhanchement cadencée, ainsi assiste-t-on au ballet des mains qui se posent autour des plaies du Christ, à la glissade sans fin des corps depuis la croix jusqu’au suaire posé au sol ; ainsi, une foule de périzoniums se mettent à voleter parmi les nuages avec lesquels ils finissent par se confondre. Suivant que l’on s’arrête sur une image ou qu’on embrasse l’ensemble de la séquence, les deux interprétations, celle, statique, de la typologie et celle, dynamique, d’une vision chorégraphique alternent chez le spectateur, comme deux manières d’accommoder la vue. Chacune à sa manière, assurent l’unité de la série déclinée en une succession thématique ou temporelle.

 

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Depuis toujours, Jacqueline Salmon s’attache à traiter des sujets et à tenter, autant qu’il est possible, de les épuiser. De cette attitude procède la notion de collection qui, depuis quelques  années, s’est s’imposée dans son travail tant comme objet d’étude que comme mode d’organisation de ses propres images. Ainsi, d’une part, elle envisage la collection comme un objet social dont elle rend compte. C’est clairement le cas dans 42,84 km2 sous le ciel[xii], un portrait de la ville de Toulon exposé en 2016 ou dans Du Vent, du ciel et de la mer réalisé la même année au Havre. Dans ces deux séries, elle intègre à son corpus des échantillons de plusieurs collections présentes dans les musées de la cité, parce qu’elle les considère comme des éléments constitutifs de l’identité de celle-ci. D’autre part, simultanément, la collection de ses propres photographies s’organise de plus en plus souvent sous la forme de  planches d’album. Au MuMa du Havre, elle alignait, comme des variations sur un thème, ses reproductions des études de ciel d’Eugène Boudin face à ses  Nuanciers de ciels ou les photographies de cinquante-sept versions de La Vague peintes par Courbet en regard de ses vingt-huit photographies de vagues.

Si elle revendique l’influence d’Aby Warburg pour sa manière thématique de structurer les ensembles iconographiques, et celle des photographes Bernd et Hilla Becher pour leur documentation systématique et sérielle des architectures industrielles, c’est à Karl Blossfeldt que Jacqueline Salmon se réfère plus directement pour la mise en forme de ses carnets d’images.[xiii] Pour faire de la simple série thématique une planche d’album, elle met en jeu tout un art de la mise en page, de la gestion de l’espace, de la mise en sens. Ainsi l’ensemble cumulatif devient-il une œuvre composite. Page et cimaise, collage et accrochage sont pensés simultanément en fonction du format du livre comme de l’architecture du lieu d’exposition.

 D’évidence, ces photographies de périzoniums se réfèrent directement à la démarche de l’historien de l’art.  Elle en adopte certains outils : prélèvements, échantillonnage, comparaison, typologie. Le travail de Jacqueline Salmon ne saurait pourtant se résumer à cet aspect. Son aspiration est autre : il s’agit de faire œuvre sur œuvre. Si ses images nous étonnent, nous troublent, nous émeuvent, c’est qu’elles sont le fruit d’un regard personnel bien plus que d’un procédé. Chacune est née d’une rencontre avec l’œuvre-source, d’une interpellation. Chacune obéit à un impératif particulier qui dicte les limites du champ opératoire et qui n’est pas transposable à une autre. Chacune procède en partie d’une énigme comme chaque fois que se produit un échange profond avec une œuvre.

Le périzonium s’avère bien être un espace de création illimité que peintres et sculpteurs ont sans cesse réinvesti, en même temps qu’il est un point aveugle, une évidence qui, au centre du tableau, « crève les yeux » et demeure inaperçue. Il revenait à un artiste, à un photographe et peut-être particulièrement à une femme de s’emparer de cet invisible pour le mettre en lumière, en révéler la plasticité, la richesse polysémique et dévoiler les implications inconscientes que trahit notre cécité.

Depuis le début de son œuvre, Jacqueline Salmon s’est plu à nous placer devant la réalité de ce que nous croyions connaître sans l’avoir vraiment vu. Débusquer ce qui se cache derrière le poncif, le savoir préétabli ou l’image toute faite véhiculée par les média est une attitude récurrente chez elle, qu’il s’agisse de la restauration d’une cathédrale en éternel chantier[xiv], des espaces interdits  d’une centrale nucléaire[xv] ou d’un site d’enfouissement de ses déchets, des conditions de vie dans le camp de Sangatte[xvi] ou dans les centres d’hébergement du SAMU social de Paris[xvii].  C’est ce même désir de mise en lumière et d’approfondissement qui l’a motivée en découvrant ou en revoyant ces peintures et ces sculptures qui figurent le Christ. Beaucoup sont mondialement connues, reproduites presque à l’infini dans les livres, les catalogues et sur l’internet où la photographe a aussi effectué ses recherches avant d’aller à la rencontre physique des œuvres. Face à ce déferlement, à cette omniprésence, elle nous propose d’aller y voir de plus près.

Sa connaissance intime de la peinture, était déjà à l’œuvre dans un ensemble intitulé Portraits, Florence 1445 / Evreux 2009 qui juxtaposait dans une troublante parenté des visages peints par Piero della Francesca et ceux de migrants séjournant à Evreux [xviii]. En 2016, dans sa série Du Vent, du ciel et de la mer[xix]  exposée au MuMa du Havre, ses photographies rivalisaient, dans la description des phénomènes météorologiques, avec les œuvres de Turner, de Constable ou d’Eugène Boudin au point que la distinction peinture / photographie devenait presque indiscernable [xx]. Il s’agit bien chaque fois d’explorer la capacité du médium photographique à interroger la peinture.

 Faire œuvre à partir d’une autre œuvre n’est nullement une démarche inédite. Innombrables sont les réinterprétations et réappropriations d’œuvres majeures de la peinture réalisées à l’aide des médiums les plus divers. Le record en revient peut-être aux avatars qu’ont connus les Ménines de Vélasquez. Pour ne s’en tenir qu’à la photographie, la statuaire de Rodin a inspiré, dès l’origine les plus grands photographes. Quant à la peinture, particulièrement celle des siècles passés, très nombreux sont les photographes qui en pastichent ou réinterprètent le contenu dans des mises en scènes, souvent virtuoses, guidées par un propos délibérément anachronique et le plus souvent critique. L’approche de Jacqueline Salmon est tout autre. A la fois plus respectueuse et peut-être plus subversive parce qu’elle va chercher dans l’intimité de l’œuvre – et non dans l’archétype qu’elle re-présente – une vérité cachée. En se confrontant  à la réalité plane du tableau, elle renonce à la liberté qu’offrent ces paramètres photographiques que sont l’éclairage et le point de vue, encore présents dans ses photographies de sculptures. Le cadrage et la juxtaposition des images doivent tout dire. Il y a dans le choix de cette pauvreté des moyens de la modestie en même temps qu’une attitude de défi. Aucune approximation n’est permise ni aucune dérobade. Loin de tout effet de style, l’artiste s’impose de rester en retrait, silencieuse pour que, de très loin, la voix du peintre lui parvienne par l’intercession de quelques centimètres carrés de peinture. Du détail, surgit alors un surcroit de vie là où on ne la voyait pas, où on ne l’attendait pas.
Prenant le contre-pied d’une expression courante, Aby Warburg aimait à dire qu’en histoire de l’art, « Le bon Dieu niche dans les détails. »[xxi] Nul doute qu’il ne réside dans les plis des périzoniums que les hommes se sont plu à imaginer pour en revêtir son Fils. Pour Sa plus grande gloire et pour notre délectation.

 

Jean-Christian  Fleury

 

 

 



[i] Daniel Arasse, Le Détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture,1992.
[ii]Planche 75 : Rembrandt, Descente de croix,  1633. Alte Pinakothek, Munich.
[iii] Planche 96 : Lubin Baugin, Le Christ mort pleuré par deux anges, vers 1645-1655. Musée des Beaux Arts, Orléans.
[iv] Planche 101 : Pierre Paul Rubens, Mise au tombeau. Alte Pinakotek, Munich.
[v] Planche 81 : Le Titien, Noli me Tangere, National Gallery, Londres
[vi] Planche 29 : Jan van Eyck, Crucifixion, 1430-35, Gemäldegalerie, Berlin ; Max Ernst, Crucifixion, 1914. Musée du Vatican.
[vii] Planche 5 : Sculpture du XIe siècle, Musée d’Art et d’Histoire, Fribourg ; Jean Fautrier, Crucifixion, Musée du Vatican.
[viii] Planche 16 :Crucifixion, anonyme, Musée National d’Art Catalan.
[ix] Planche 55 : Lucas Cranach, 5 Crucifixions.
[x] Planche 35 : Rogier van der Weyden (ou atelier), 4 Pietas.
[xi] Étienne-Jules Marey (1830-1904) : inventeur du « fusil photographique » qui permet, dès1882, de réaliser une succession rapide d’images au 750e de seconde et d’analyser ainsi la structure d’un corps en mouvement.
[xii] Jacqueline Salmon, 42,84 km2 sous le ciel, éd. Loco, 2016
[xiii] FIG.1 : Karl Blossfeldt, Carnet de travail, "Working collage »
[xiv] Jacqueline Salmon, Primatiale Saint Jean, Le temps d’un échafaudage, éd. La Manufacture, 1985
[xv] Jacqueline Salmon, MHSD / Déconstruction, éd. Loco, 2011
[xvi] Jacqueline Salmon, Sangatte, le hangar, éd. Trans Photographic Press, 2001
[xvii] Jacqueline Salmon, Paul Virilio, Chambres précaires, éd. Kehrer Verlag Heidelberg, 2000
[xviii] FIG. 2 : Jacqueline Salmon : Portraits Florence 1445 / Evreux 2009, 2009.
[xix] Jacqueline Salmon, Du Vent, du ciel et de la mer, éd. Loco, 2016
[xx] FIG.3 : Jacqueline Salmon, Diptyque Ciel noir avec Eugène Boudin, 2016. Le Havre MuMa.
[xxi] Aby Warburg cité par Daniel Arasse in Le Détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture,1992.