Sébastien ALLARD

Couper, classer, décaler

image  au dessus du texte de Sebastien allard

Pendant des mois, de Venise à Berlin, de Rome à Vienne, de Paris à Londres, avec un acharnement presque obsessionnel, Jacqueline Salmon a visité les musées, les églises, couru les galeries d’art, elle a tourné des milliers de pages de catalogues d’expositions, d’inventaires de collections, elle s’est plongée dans les beaux livres comme dans les ouvrages les plus savants, elle a collecté les cartes postales, les images – essentiellement de tableaux- représentant la Crucifixion ou la Lamentation, avec pour seul « objectif » : photographier le perizonium, ce linge qui a recouvert la nudité du Christ sur la Croix. Puis, dans de grands albums, de la façon la plus traditionnelle, elle a classé ses photographies, par type, époque, genre, école, ne cessant d’élargir son corpus et de perfectionner sa taxinomie, jusqu’au moment où chaque découverte a fini par trouver naturellement sa place dans cet ordre rigoureux, fait de séries typologiques, et désormais ouvert, dans cette forme pourtant close, à des développements infinis. Est-ce là un travail préparatoire à une recomposition plus personnelle, plus immédiatement subjective ? Non. Jacqueline Salmon présentera ses photographies en respectant la chronologie et les ensembles typologiques, de Byzance à l’Expressionnisme, du pagne transparent des effigies du 14e siècle aux tracés graphiques des artistes allemands de la Renaissance. Admirable enquête iconologique certes, mais qui, dans un premier temps, suscite une certaine perplexité. Que cherche donc Jacqueline Salmon, qui ne fait pas œuvre d’historienne d’art ? Probablement approche-t-on là de ce point aveugle, qui donne son nom à l’œuvre.

Lorsqu’elle présente son accrochage sur son écran, déployant, en même temps, sur la table les magnifiques tirages de ses photographies, naît déjà quelque chose que l’expérience de l’exposition viendra évidemment renforcer : un sentiment poétique, jouissif même, lorsque le spectateur s’absorbe dans la contemplation de ces nœuds, parfois raides, parfois virtuoses, lorsque, d’une photographie à une autre, il suit la ligne plus ou moins continue des entrelacs, les ambiances différentes d’un groupe typologique à un autre, lorsqu’il perçoit, dans cette polyphonie, les infimes variations sur le thème et cette qualité de la peinture que Jacqueline Salmon donne à voir : la transparence subtile des Primitifs italiens opposée à l’extravagance des volutes de Van der Weyden, la violence de l’expressionnisme d’un Lovis Corinth après le silence d’un Champaigne, l’opulence chargée des blancs d’un Ribera contrastant avec les colorations diaphanes, rosées ou bleutées, des Maniéristes. « Etudes et variations » le sous-titre, avec ses connotations musicales, exprime parfaitement l’espèce de mélopée qui doit prendre forme sur les cimaises du musée ; elle portera le spectateur, stimulera sa curiosité sans rien sacrifier du plaisir esthétique. Comment ne pas admirer l’éblouissante inventivité des peintres du 16e siècle dans l’art de peindre les nœuds, les fantaisies graphiques de Lucas Chranach ou Hans Baldung Grien qui contredisent les lois les plus élémentaires de l’apesanteur en faisant virevolter les pans du pagne, ou la sensuelle chorégraphie des corps du 17e siècle ? La rigueur austère qui a présidé à la collecte et au classement commence à se dissoudre dans une forme d’absorbement poétique dans ces « images de peintures ». Mais, il ne s’agit là que d’une mise en condition, la première étape d’un processus qui pourrait, si l’on n’y prend garde, nous faire perdre le fil, si le spectateur, dont l’œil se forme ainsi à reconnaître le poncif ou au contraire la subtile variation, se contente de jouer à l‘iconologue ; qui pourrait nous faire oublier et la photographe et ce que fixe son objectif, le perizonium ; qui pourrait tout simplement nous faire perdre le sens.

Détail emblématique de toute Crucifixion devenu, grâce à Jacqueline Salmon, centre unique de l’attention (et plus seulement le milieu de la composition), le perizonium, privé par le gros plan de son contexte narratif ou religieux, court le risque de perdre une partie de sa force symbolique au profit de sa seule valeur formelle, qui renvoie elle-même à une typologie : celle du drapé. Mais le perizonium n’est justement pas un drapé comme un autre. Si la classification iconologique vise à rapporter la singularité à un type, quelque chose résiste dans ce cas précis, car ce morceau de tissu plissé, noué ou déployé, est celui qui, ceignant les hanches du Christ, cache sa nudité sur la Croix. Sa singularité ne peut donc être qu’irréductible, comme le symbolise sur certaines images, dans le cadrage fait par la photographe, un doigt pointant dans sa direction. Plus qu’un effet signalétique ou une mise en abîme du rôle de la photographe, une injonction à méditer. Elle apparaît surtout dans la présence récurrente du sang, dont Jacqueline Salmon aurait pu faire une seule série, mais qu’elle a surtout disséminé au gré de ses ensembles ; en réintroduisant un élément dramatique qui rappelle la violence de la Passion, elle prend à rebours la lecture trop formaliste (et hédoniste) qui réduit le perizonum au drapé. L’effet est saisissant dans la juxtaposition du détail de la Lamentation de Gerard de Saint Jean, où seule frappe la béance de la plaie, et de celle de Caspar de Crayer exactement dans la même position, souillée par le sang qui coule de cette plaie. Et l’on rattrape alors autrement la question théologique fondamentale, qui s’est traduite historiquement dans des choix iconographiques : comment restituer à la mort du Christ la pureté qui ne l’a jamais quitté, mais qui s’est incarnée dans un corps marqué par la violence des hommes, cette violence que le Christ rouge de Lovis Corinth, traumatisé par la boucherie que fut la Première Guerre mondiale, exprime par la couleur de façon si intense ? L’effet est encore plus brutal lorsque fait irruption la statuaire espagnole ; dans l’expressionnisme de son dolorisme sanglant, pour ne pas écrire sanguinolent, elle fait voler en éclat toute possibilité de continuité.

Car c’est bien en réintroduisant de la discontinuité que Jacqueline Salmon réussit à redonner force au couple forme et sens, mis à mal par soustraction du détail de son contexte. Aussi, après avoir rendu visible le saint pagne par l’accumulation d’exemples et l’établissement des typologies, Jacqueline Salmon vient-elle interrompre l’horizontalité des séries par une multitude « d’événements » de nature diverse, qui perturbent l’ordre de son dispositif : irruption inattendue de la sculpture en noir et blanc, reflet d’un flash troublant la vision, ombre inopportune, craquelure apparente, surgissement d’un pagne coloré, d’un doigt, d’un bras, d’une tête … Ces éléments perturbateurs, dans leur diversité, produisent un effet de distanciation, comme lorsqu’au théâtre, le metteur en scène fait allumer la salle dans un moment particulièrement intense, rompant la magie de la catharsis. Ils sont destinés à mettre en lumière et articuler les trois axes du projet de Jacqueline Salmon : la charge symbolique et narrative du perizonium, la matérialité de l’œuvre photographiée et le travail de la photographe. La typologie des accidents rend compte de cette tension en identifiant la part de l’artiste, les traces de son intervention (les ombres, les reflets des verres protégeant les peintures…), la part de l’œuvre photographiée (les fissures, les repeints trop visibles, les accidents du support…) et la part de la représentation/narration (le sang, une main, une tête…). Ces accidents, qui sont eux-mêmes des détails dans le nouveau tout proposé par le cadrage décidé par Jacqueline Salmon, provoquent le suspens du regard, une forme de stase qui rompt la ligne, souligne la tension œuvre/Image et renvoie à la singularité du regard de la photographe qui, en cadrant, tranchant, découpant, décompose pour mieux recomposer.

Sébastien ALLARD
Conservateur général
Directeur du Département des Peintures du musée du Louvre