Jacques Henric

L'inactuel contemporaine

in: Art Press Novembre 2022
Jacqueline Salmon, Le Point aveugle, Silvana Editoriale, 320 p.

Depuis quelques années, l'art dit "contemporain" a été l'objet de vives polémiques. Concernant la naissance de cet art, je ne saurais trop recommander la lecture du livre de Catherine Millet, Commencements. Mais venons-en au mot "contemporain" et tentons de comprendre sa signification si nous l'appliquons au travail de la grande photographe Jacqueline Salmon. L'occasion nous en est donnée par sa superbe exposition, le Point aveugle, au musée Réattu d'Arles qui s'est tenue du 2 juillet au 2 octobre 2022, accompagnée de la non moins précieuse publication d'un catalogue réunissant pas loin de deux mille images en couleur du Christ en croix ceint du périzonium, terme savant désignant le pagne voilant pudiquement les organes sexuels du Dieu-homme.

 

SOUFFRANCES ET HUMILIATIONS

Sens courant de "contemporain" : qui est du même temps, qui vit à la même époque. S'il est une femme qui est de son temps, c'est bien Jacqueline Salmon, et un art qui appartient à notre éprouvante époque, c'est bien le sien. Rappelons sur quoi portaient quelques-uns de ses travaux photographiques anciens : l'hôpital de l'Hôtel-Dieu, la prison de Clairvaux, le camp de Sangatte, une ancienne maison de redressement, le "8 rue de la Juiverie, lieux où hommes et femmes souffrirent et furent humiliés". Dès lors, une question se pose : qu'est donc allée faire Jacqueline Salmon dans cette galère que fut sa folle quête d'images d'un homme ayant vécu et connu une mort ignominieuse il y a des siècles ? Imaginez-la, son appareil photo à la main, parcourant pendant des mois et des mois les grandes capitales d'Europe, visitant leurs musées, leurs églises, leurs galeries d'art, consultant catalogues, livres d'art, collections de cartes postales, et photographiant, photographiant sans cesse. De plus, il lui fallut développer les clichés, trier, "couper, classer, décaler" (Sébastien Allard), "faire œuvre sur œuvre" (Jean-Christophe Fleury), c'est-à-dire recadrer ce que les peintres des siècles passés avaient déjà eux-mêmes cadré. Le résultat obtenu ? Ce que nous avons sous les yeux : des séries d'images qui nous font découvrir un nombre impressionnant de chefs-d'œuvre artistiques, peintures et sculptures.

 

ÉCLAIRS ET TÉNÈBRES

Jacqueline Salmon, dans sa traversée de la fin du Haut Moyen Âge à nos jours (Saura, Bacon, Alberola...) ne reste-t-elle pas ainsi fidèle à certains de ses engagements, à savoir témoigner de la déréliction et de la misère des Hommes? Or, dans notre civilisation occidentale, la représentation symbolique la plus forte n'est-elle pas la figure du Christ outragé et crucifié ?
Nous voilà bien loin du contemporain. Pas vraiment.
Roland  Barthes, dans une note à ses cours du Collège de France, se référant à Nietzsche, avançait cette définition : "Le contemporain est l'inactuel." Paradoxe dont Giorgio Agamben a sondé le sens en prolongeant la définition de Barthes : "en percevoir non les lumières, mais l'obscurité", et pour percevoir dans l'obscurité du présent une lumière, venant éventuellement du plus lointain passé, une lumière  "qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas. C'est cela être contemporain ", conclut-il.
Lisant Agamben - est-ce forcer, voire dénaturer la logique complexe de son raisonnement ? - j'ai pensé à la démarche de Jacqueline Salmon, laquelle a rejoint les lumières d'un lointain temps perdu (elles aussi ont eu leurs ombres), pour éclairer les ténèbres singulières de notre présent.

 

DÉCAPITÉS

Si l'on parcourt ses photographies avec un regard qui serait l'équivalent de ce qu'est l'attention flottante du psychanalyste à l'écoute des " points aveugles" de l'analysé d'où surgissent ses vérités, on a sous les yeux, en action, la grande opération salvatrice d'un Dieu incarné dont le corps parle et s'exhibe. Un corps seul, puisque privé de sa tête, corps crucifié puis décapité par le cadrage photographique. Et que dit-il, que montre-t-il ce corps sans visage ?
Que le fils de Dieu s'est fait homme pour incarner toutes les formes, toutes les gestuelles, toutes les sexualités, toutes les potentialités de l'humain. Un mâle le Christ ? Pas de doute, quand on voit, sous son linge, dans la Lamentation sur le Christ mort (1480) d'Andrea Mantegna, qu'il est sexuellement bien monté ; ou page 29 qu'il fait un bel athlète musclé ; ou page 63, que sur un ring, un tel lutteur impressionnerait son adversaire. Mais le voici page 12 métamorphosé, et c'est un corps féminin avec toison pubienne qui s'offre à nous; et pages 28 et 98, il est femme encore, avec sur l'une des cuisses et sur l'autre des fesses à mettre en émoi bien des virilités; page 16, surprise, ce Christ au tombeau est en vérité à nouveau une femme mais manifestement enceinte ; Fra Angelico, page 65, préfère le mettre en scène en jolie danseuse orientale ; page 46, nous assistons à une pudique et touchante masturbation féminine ; page 23, même troublant jeu de mains érotique. Défilent éphèbes, hommes efféminés, femmes viriles, non­ binaires, hermaphrodites, pas d'exclusions, les LGBT ont leur place.

La bonne parole d'espérance et de joie que nous délivrent ces Christs flagellés, moqués, crucifiés,  morts au tombeau, est que le Paradis est accueillant (il fut même avancé - imprudence théologique faisant tout de même gravement l'impasse sur le combat originel du bien et du mal - que le diable lui aussi y serait appelé), et que rayonnera la vérité de chaque individu, possédée dans un corps et une âme, selon les mots de Rimbaud. Sachons gré à Jacqueline Salmon d'avoir, avec ses images du Christ, mis en lumière la nue et violente beauté de chaque corps humain promis, qui sait ?
à quelque gloire.

 images sous le texte de Jacques Henric

De gauche à droite· Conrad Leib. Crucifixion.Salzbourg, c. 1449 Huile sur bois. (Coll. Belvedere, Vienne).
Pierre Paul Rubens. Christ en croix. c 1615-16 Huile sur toile (Coll Alte P1nakothek, Munich)