Sophie Biass-Fabiani

La machinerie vide

Jacqueline Salmon et l'Arsenal, l’Arsenal, Hôtel des arts, Toulon 2000

Le travail que Jacqueline Salmon présente à l'Hôtel des arts est le résultat de la première commande photographique consacrée au territoire du Var. Il revenait à l'artiste, dans un cadre très souple, de formuler une proposition susceptible de s'intégrer dans son propre projet artistique. Jacqueline Salmon a choisi l'Arsenal de Toulon.
Cet ensemble constitue une forme de ville dans la ville, un monde à la fois très particulier et essentiel dans l'histoire et dans l'identité toulonnaise. Fondé en 1599, l'Arsenal illustre par son développement le renforcement de la fonction militaire de Toulon, confirmé par Richelieu en 1639 et conforté par les décisions de Colbert et les travaux de Vauban sous Louis XIV. Par son emprise, par le nombre de personnes qui y travaillent, l'Arsenal est incontestablement un site majeur de la ville. Il englobe la partie ouest du port : la Tour de l'Horloge y rappelle la mémoire ouvrière, puisque sa cloche était le signal du début et de la fin du travail. Le souvenir des bagnards y affleure aussi. Les pensionnaires des bagnes flottants travaillèrent en effet à l'Arsenal jusqu'en 1852. Cependant il reste un lieu clos dont l'accès, sauf circonstances exceptionnelles, est strictement réglementé. On peut dire que l'Arsenal est surtout présent dans la ville par l'effervescence ponctuelle que suscitent les crises et les revendications sociales. Celles-ci concentrent toutes les incertitudes de la cité. Le développement et la possible régression de Toulon ne peuvent être dissociés de la vie de l'Arsenal.
L'Arsenal reste un lieu secret à propos duquel le grand public connaît surtout de petites histoires, des légendes, des stéréotypes. Ce lieu est à la fois une forteresse vide et une cité interdite. Son statut lui confère une forme de présence/absence qui dit aussi l'histoire de la ville entière, depuis ses rêves coloniaux jusqu'aux frustrations présentes. Le travail de Jacqueline Salmon n'est pas consacré à une histoire sociale et industrielle de l'Arsenal. On n'y repère la trace d'aucune présence humaine. Cette particularité du mode de restitution des images sous-tend son travail et donne lieu à une double interprétation. Le projet toulonnais de Jacqueline Salmon constitue le prolongement d'une entreprise engagée dans la durée dont le fil conducteur consiste à photographier des architectures vides pour mieux souligner les complexités de la présence humaine : en témoignent particulièrement le couvent des Tourettes qu'on doit à Le Corbusier, la prison-couvent de Clairvaux, le Grenier d'Abondance de la DRAC à Lyon, les Cryptoportiques d'Arles, et plus récemment les chambres précaires des sans-abri à Paris.

Jacqueline Salmon déconnecte l'Arsenal de son inscription territoriale aussi bien que de son insertion dans une histoire locale. L'Arsenal ici, n'est plus identifiable en tant qu'il est toulonnais. L'assemblage photographique qui est le résultat de la collecte renvoie plutôt à une configuration architecturale générale et à une mise en forme de l'ordre, de la hiérarchie, du devoir. L'Arsenal désigne la clôture d'un système. Nous sommes en présence d'une architecture de domination. Toulon a été le point de départ de la conquête de l'Algérie, une tête de pont de l'empire colonial, mais elle incarne aussi au plus haut degré les limites de la puissance. L'empire aujourd'hui ne compte plus que des confettis, l'appareil de défense est désormais celui d'un pays moyen. Dans l'espace hiérarchisée des configurations urbaines contemporaines, la ville existe, là aussi, sur le mode la présence/absence, entre les nostalgies de l'âge d'or colonial et le déclin progressif de l'offre de travail que procurait l'Arsenal.
L'architecture de défense portuaire est une manifestation de puissance à l'égard des forces de la nature, puisqu'il s'agit d'une occurrence historique importante d'artificialisation de la nature à travers le détournement d'un cours d'eau et le dragage du port. Mais c'est aussi une manifestation de pouvoir technique et militaire, qui doit en imposer à l'ennemi comme au citoyen toulonnais.
Le travail de Jacqueline Salmon n'a pas de fonction documentaire : le propos n'est pas d'illustrer les particularités du premier port militaire français. Le geste de l'artiste recèle une incontestable dimension théorique : il est clair que les photographies proposées incluent toute la mémoire d'une réflexion sur l'incarcération, ou à tout le moins sur les contraintes que fait peser une organisation physique de l'espace aussi rigide que l'est celle d'un arsenal. On repérera sans peine également les multiples affleurements d'une théorie de l'ordre, et notamment de sa mise en forme à travers des dispositifs spatiaux. Cette démarche théorique explique le constant effort de décontextualisation que le travail photographique produit. Nous ne sommes jamais dans le hic et nunc de la prise photographique : nous sommes plutôt conduits à évaluer l'emprise d'un ordre spatial auquel il est difficile d'échapper. On trouvera dans l'expression du projet de Jacqueline Salmon une illustration supplémentaire du fait que l'image photographique n'est jamais confinée à la saisie d'un instant, et qu'elle n'est jamais condamnée à documenter indéfiniment l'instance du réel. C'est tout autre chose qui se joue ici : on y constate la capacité qu'a la photographie d'échapper à un ordre local, et au contraire la possibilité d'une élaboration théorique à partir du choix d'un point de vue sur le monde objectif.
Jacqueline Salmon nous renvoie à un gigantisme du lieu qui accumule les figures colossales. Le rendu de masses produit des effets plastiques spécifiques qui nous projettent dans un univers confinant souvent à l'abstraction. Le gigantisme pointe vers la démesure, ou vers l'incommensurabilité entre l'échelle humaine et l'ordre naval. Bien qu'on ne constate aucune présence humaine autour de ces formes géantes, -le lieu semble avoir été vidé de ses occupants-, la place des agents humains dans un dispositif y est désignée en creux, comme le revers de l'immobilité sculpturale d'une complexe machinerie. Béton, pierre et métal y expriment des générations de travail humain. Ils disent l'ampleur du travail forcé, la puissance de la volonté de l'homme sur la nature et aussi ses limites puisque les forces naturelles continuent de s'exprimer à travers les incursions récurrentes de l'eau dans un système qui tente de l'exclure.
La sérénité apparente que procurent les grandes masses n'est qu'un leurre : en négatif s'inscrit l'inévitable vulnérabilité d'un système de défense si sophistiqué, si bétonné, si cuirassé soit-il. C'est uniquement dans le temps suspendu que le travail de Jacqueline Salmon s'instaure : la puissance d'un système s'impose avec l'évidence de ses masses organisées. Mais le calme qu'offre cette déprise momentanée introduit aussi une vive tension. Les grandes machineries se détraquent, les masses se fissurent et les batailles navales peuvent tourner mal.

Jacqueline Salmon, après un premier repérage, avait souhaité prendre, comme objet photographique représentatif de l'arsenal et du chantier naval, un navire symbolique ayant fait une longue carrière, le porte-avions Clémenceau aujourd'hui désarmé et amarré par huit ancres au milieu de la rade de Toulon. Ce bâtiment maritime avait l'avantage d'être connu de la plupart des Français comme un fleuron de la défense nationale à l'époque des Trente Glorieuses et de la fierté réaffirmée de la France gaulliste : son inauguration avait fait l'objet d'une cérémonie médiatisée qui est restée le paradigme de la puissance du pays aussi bien que de son honneur retrouvé. L'opération envisagée n'a pas été possible. L'artiste s'est alors tournée vers les différents bassins de carénage, les aires de matériel et les espaces d'appontement qui donnent ainsi de la marine une sorte de vue intérieure. Les images prises lors de la deuxième campagne photographique sont orientées par le point de vue du visiteur ordinaire, celui qui n'a accès à l'Arsenal que par des vues ponctuelles qu'il saisit depuis la mer. A partir de l'assise limitée qu'offre la position du touriste contemporain (au XIXème l'arsenal était relativement plus ouvert), Jacqueline Salmon a construit un travail de composition et de reconstruction semi-imaginaire : l'espace y est distendu puis retendu et offre un artefact panoramique sans limites et prolongeable à volonté.

De l'architecture, du monumental et du pictural
La décontextualisation que permet l'intervention photographique conduit à la monumentalisation des objets et des sites de l'Arsenal. Le gigantisme du lieu est un donné brut. L'artiste a attesté de la puissance des lieux à travers un rendu de grandes masses aux effets plastiques inattendus qui nous projettent dans un univers confinant souvent à l'abstraction. La dimension sculpturale est très présente dans la collecte effectuée par Jacqueline Salmon. Le statut des éléments prélevés sur l'arsenal est indécidable. L'absence quasi permanente de la figure humaine est un indice parmi d'autres de la mise hors échelle de ce qui est proposé à la vision. L'histoire de ce complexe architectural s'efface au profit de motifs plus théoriques.
On est frappé par la théâtralisation de certains éléments. Ainsi le bassin de carénage peut être interprété comme l'immense cage de scène d'un théâtre désaffecté. Des représentations ont-elles été données dans cet espace ? Nul ne le sait. S'agit-il d'un lieu à venir ? On n'a pas non plus de réponse. Plusieurs espaces semblent en suspens. On ne peut rien dire de leur inscription dans l'histoire, ni même de leur situation dans l'espace. Le bateau-porte du bassin de carénage renvoie à l'image d'un imposant rideau de scène métallique, dont on ignore s'il s'est déjà levé où s'il se lèvera un jour.
Ce n'est pas simplement par un jeu d'associations libres qu'on est conduit à voir dans les images proposées des formes sculptées ou même des installations. L'analogie avec l'art contemporain est frappante. Les accumulations de bouées géantes évoquent immanquablement les boules de Vladimir Skoda ou de Jean-Luc Parant. Le bateau-porte du bassin de carénage ou la pyramide de poutres ou de plaques métalliques rouillées rappellent des oeuvres de Richard Serra. L'énumération n'est pas exhaustive et chaque spectateur pourra ainsi poursuivre la liste des artistes et des oeuvres qui se peuvent se rapporter à de telles images.
Le champ des références plastiques n'est pas seulement sculptural, mais également pictural. Le bateau-porte du bassin de carénage rappelle également des pastels gras sur papier de Richard Serra. C'est d'ailleurs en référence à ce type de travail que la découpe de la porte de carénage a été utilisée pour la réalisation de six héliogravures, création également réalisée pour cette exposition. L'élément figuratif prélevé dans le réel achève sa transformation en une puissante forme abstraite, dont la rugosité de la matière est devenue un élément central. On peut mesurer ici le travail plastique à l'oeuvre au sein du projet photographique de l'artiste. Le lieu de l'arsenal est décomposé en unités visuelles qui permettent une requalification de l'espace et par conséquent un enrichissement inédit des propriétés qu'il recèle.
Le recours au damier est une référence au carrelage que la peinture de la Renaissance affectionne et dont le Mariage de la Vierge du Pérugin est l'exemple type. Jacqueline Salmon se réfère plus volontiers dans le cas présent à celui de la Vue de Delft que Daniel Vosmaer peignit en 1665. On retrouve ce motif dans d'autres travaux antérieurs : le Grenier d'Abondance à Lyon (1989-92) dévoile sous une flaque d'eau un carrelage. Les lieux lisses de l'Hôtel-Dieu de Troyes sont des intérieurs dont le motif constitutif est le carrelage. Enfin cet élément pictural réapparaît également dans les chambres précaires des sans-abri à Paris (1998-99).
On retrouve la référence au damier dans de surprenantes images d'un appontement au raz de la mer. L'aspect convexe du revêtement de la zone réservée a un effet déstabilisant. Le plan semble à la fois gagner sur la mer et s'y enfoncer. Il s'agit d'un espace limite, qui ferme et ouvre simultanément sur l'espace maritime et qui est caractérisé par l'horizontalité du plan alors que la plupart des autres images font saillir la verticalité et la clôture de l'espace. Le damier est comme un point de fuite. C'est un élément de rupture et de discontinuité : le passage du damier à la mer est si brutal qu'il semble être l'effet d'un collage ou d'un photomontage. Ceci ajoute aux nombreux aspects artefactuels de l'arsenal. Le doublage en négatif de l'image qui conduit jusqu'au porte-avions Foch met bien en évidence la force d'un tel motif, lequel n'est nullement altéré par l'inversion des valeurs noir-et-blanc.
L'intérêt de Jacqueline Salmon pour le monumental n'est pas nouveau : il est même fondateur dans son oeuvre. Ses premiers travaux furent réalisés en Égypte où elle avait porté son attention, dans les sites archéologiques, aux effets propres des monuments indépendamment de leur inscription dans un espace traversé par la multiplicité des commentaires et marqué par le trop-plein d'évidences spectaculaires, caractéristiques des sites de première grandeur. Mais ce parti pris ne réduit pas la prise photographique à l'espace d'un musée imaginaire. Il n'est pas négation de l'histoire, mais peut-être seulement refus des modes narratifs dominants dans les récits de l'histoire. L'humain, comme travail, comme souffrance ou comme ingéniosité, n'est présent que sous forme de traces, de micro-macules, résidus d'écoulement qui attestent de grippages dans le fonctionnement des grandes machines de l'histoire.
Le monument n'est jamais seulement autoréférentiel : il renvoie aussi à ses créateurs, à ses ouvriers, à ses usagers. Il renvoie aussi, à la manière d'un sphinx, à l'histoire de celui qui regarde et auquel il n'est rien dit. On peut rapprocher ce travail sur l'effet monument, qui renvoie à une histoire écrite en termes non-explicites et sans doute non-explicitables, du travail effectué par Jacqueline Salmon à propos du paysage. Ainsi dans In Deo (1994), les noms de chefs indiens sont inscrits sur des rochers et sont redoublés par des silhouettes d'arbres. Dans la série Entre centre et absence (1993-99), les portraits d'intellectuels ou d'artistes ont été associés à des paysages ou des architectures qui donnent une clé d'interprétation de leur personnalité. Le lieu prend ainsi une qualité humaine.
La démarche de Jacqueline Salmon intègre, à travers une posture réflexive, une autre dimension de l'histoire, celle que nourrit le temps propre de la pratique photographique. En Égypte, l'artiste a été confrontée aux premiers sites photographiés après l'invention de la technique. Plusieurs traits caractéristiques de son oeuvre doivent être analysés comme l'effet d'un retour réflexif sur les origines d'une discipline artistique et sur son développement autonome.

La terre et l'eau : le tracé d'une frontière
L'arsenal est un sas. Sa clôture définit sa fonction principale : convertir l'énergie humaine en force militaire. Le paradoxe du lieu est qu'il doit signifier la pérennité d'une structure et l'immuabilité de valeurs d'honneur en même temps qu'il reçoit indéfiniment les agressions de la mer, qui le renvoie à son statut précaire d'édifice humain. Le but de l'arsenal est d'assurer la maîtrise des mers : l'eau doit être aussi praticable que la terre. C'est l'efficacité de l'arsenal, en tant qu'il est un lieu de construction, de réparation et d'armement qui permet l'efficacité de la marine sur mer. L'honneur et la discipline ostentées constituent comme un surtitrage de l'ensemble des images. La pierre, le béton et le métal affirment constamment les valeurs de la rigidité, de la résistance aux aléas de l'histoire et de la nature, et enfin les valeurs de la hauteur monumentale caractéristique de l'immense machinerie.
Jacqueline Salmon s'était déjà intéressée au rapport que l'eau entretient avec des structures. Il est frappant, que l'artiste, invitée à faire un travail sur le lac de Vassivière, ait choisi, pour intervenir, le moment de son assèchement temporaire pour des raisons de maintenance des installations électriques. Les formes anciennes d'usages sociaux de l'espace y apparaissent, comme un indice du fait que l'eau, en engloutissant une portion d'histoire humaine, n'a pas tout effacé. Comme dans le cas de l'arsenal, la question de la frontière entre la terre et l'eau est l'occasion d'une méditation sur l'histoire humaine. Le travail de l'eau vient creuser et quelquefois miner la solidité de l'ensemble. L'eau menace la raideur sculpturale aussi bien que les intentions que la machinerie exprime. Les bassins de carénage qui devraient être à sec exhibent des auréoles de sel séché qui disent que l'eau ne s'absente que momentanément. Le bateau-porte du bassin de carénage concentre l'attention de l'artiste parce qu'il est l'élément qui contient la mer et qui s'y mesure donc. Au cours d'autres travaux, -on pense particulièrement à 8 rue juiverie,- Jacqueline Salmon a eu l'occasion de photographier des taches, des moisissures et des suintements. A l'arsenal, l'humidité rémanente, les amples traces de sel ou de lichens désignent conjointement avec les fissures du bois et les suintements divers, le travail du temps sur les oeuvres humaines. Ici la notion d'écoulement du temps prend tout son sens : tout ce qui tache les matières dures, imputrescibles, renvoie à l'histoire humaine de ces lieux. L'eau remonte, inscrivant la monumentalité dans une chronologie où tous les efforts tendent à gagner sur la mer, à gagner la mer. Jean-Louis Schefer évoque précisément le "roman de la matière" à propos du recueil 8 rue Juiverie : le travail du temps se mesure à "l'usure des surfaces" ou à "la prolifération des parasites".
L'arsenal n'est pas un isolat. Il est un système pris dans un complexe de systèmes (la ville, la mer, les rapports de force entre les puissances navales). La fin de l'exposition nous indique le chemin d'une forme de recontextualisation de l'arsenal. L'évidence monumentale tenait au fait que le regard premier sur l'ensemble architectural privilégiait la clôture et la dimension insulaire de l'arsenal. Les dernières photographies de Jacqueline Salmon ne font plus de l'arsenal le point focal de l'attention, mais contribuent à sa réinsertion dans l'ensemble du site toulonnais. Sans dissimuler la multiplicité des prises qui la constituent, la restitution fictionnelle de l'arsenal à travers un montage qui tient lieu de panorama, traduit à la fois l'immensité et le côté indéfini du dispositif propre à l'arsenal. La réplication des grues et des navires produit un effet de répétition, comme si l'arsenal était susceptible de s'étendre indéfiniment aux dépens de la ville. On peut dire de ce photomontage qu'il exprime la capacité de la machinerie à se reproduire par doublons ou par clonages. L'arsenal conquérant aurait pu manger toute la ville.
La vue de Toulon prise de la rade vers la ville et son arsenal exprime la force d'une emprise, mais cette vue fait pendant à une autre, prise cette fois de la rade vers le large. La digue basse au crénelage irrégulier et imparfait apparaît, malgré sa longueur, d'une extrême fragilité. A quoi peut servir une digue qui n'a plus rien de monumental mais qui s'apparente plutôt à un vestige architectural ? La confrontation de ces images contradictoires concentre une bonne partie du sens de l'exposition : le dispositif militaire présente tous les signes de l'ordre et de la pérennité, mais l'ouverture sur la mer indique suffisamment qu'on n'est jamais sûr de maîtriser ses caprices pas plus qu'on ne peut se mettre à l'abri des accidents de l'histoire. Il ressort de la précarité apparente de cette digue le caractère quelque peu dérisoire de la volonté humaine de se mettre à l'abri de l'imprévu quel qu'il soit. C'est la raison pour laquelle le travail de Jacqueline Salmon inclut une dimension ironique qui, pour n'être jamais appuyée, ni acide, comporte néanmoins une dimension réflexive profonde.
Le retour du Foch, engagé dans le conflit au Kosovo (mai 1999), pourrait illustrer l'inclusion de l'humain dans le dispositif monumental. Les hommes sur le pont sont rigidifiés par le salut au point de devenir aussi denses que les "sculptures" de l'arsenal. L'on sait pourtant que cette raideur n'est que momentanée : bientôt la joie des retrouvailles fera sortir les hommes de leur monumentalité éphémère.
Les remarques qui précèdent n'ont pas vocation à épuiser les significations du travail de Jacqueline Salmon. On ne doit pas y chercher autre chose qu'une incitation, pour le regardeur, à prendre la mesure de la complexité d'une démarche. Il s'agit pour l'artiste de construire à partir de multiples points de vue une sorte d'arsenal principiel, arraché aux particularités de son histoire pour figurer des fonctions, des systèmes, des clôtures, en bref toute une machinerie qui s'appuie sur la rigidité des matières et sur la rigueur des hommes absents de l'image mais présents dans la construction mentale à laquelle conduit le travail photographique.
Ce n'est pas la propriété la moins importante de cette oeuvre que de faire surgir des tensions entre la pérennité d'un système de ressources militaires renouvelables et l'enchevêtrement des temporalités naturelles et historiques. Si le travail artistique reconstruit, recompose et revisite l'histoire des lieux, jusqu'à faire de certains éléments des formes abstraites, il est aussi provocation à la réflexion, au retour sur soi et au retour sur l'histoire d'une ville liée pour le meilleur et pour le pire à son arsenal.

Géographie d'une exposition
Le choix de la mise en espace choisie exprime le souci de mettre en évidence le travail sur la série. Comme dans le cas des fenêtres ou des Tours Eiffel de Robert Delaunay, le choix des photographies a été large afin de rendre compte de la multiplicité des regards possibles sur un objet : il s'agissait de mettre au jour les procédures par lesquelles un photographe tourne autour d'un objet ou d'un système d'objets, pour en montrer les différentes facettes et les règles de compositions, voire pour les mettre en tension. La présentation a parfois dissocié des éléments empruntés à une vision singulière pour les regrouper selon une logique plastique qui prime dans ce travail. Au rez-de-chaussée, les photographies sont plus facilement interprétables en tant qu'elles peuvent être dotées d'une fonction descriptive qui n'exclut pas une approche plus complexe. La double photographie du Foch, négatif et positif, figure le passage de la réalité au symbolique. Le premier étage déploie des images qui tendent vers l'abstraction et dont la matérialité réside dans une opposition de plans ou de masses. Les références plastiques se font ici principalement en rapport avec l'histoire de l'art.
La présentation de la dernière salle est d'un autre ordre : il s'agit de reconstruire les limites de l'arsenal à travers deux points de vue, celui qui va de la mer vers la ville ou celui qui conduit vers l'horizon. Ces vues multiplient les prises en associant des techniques diverses : projection lumineuse, suite de petits formats ou composition-assemblage de panoramas.







Christian Gattinoni, Des lieux – Logiciels pour l’Histoire


1    Le message de la cale morte

L’entendre passage. La cale n’est pas la mer. La morte n’est plus cette mer centrale. Plutôt la ville. Une image ville réside en cale sèche. Relire le passage où la mer envahit le site. Qui prend l’eau entend le message. Si la cale rend l’eau, elle n’est pas morte. Cela s’échafaude, mais s’il n’y a plus de corps. Qui donc est en danger de mort. Le site ainsi bâti énonce une idéologie prospective. D’où le mythe de la cale à passer dans l’histoire déchaînée. De l’autre côté tente de transiter un peuple ouvrier menacé. Ils ne sont pas dans l’image tel est le message de la cale morte. La photographe connaît tout autant l’histoire de la cale récente. Le texte liminal récite le drame du dernier chantier naval. Le peuple d’ouvriers, absent des écrans de tirage, fait masse derrière la caméra.
A l’image numéro Temps la mer fait place. La cale sèche. La mer est morte mais la voie semble tracée. La sauvegarde peut s’engager. Une fois le message codifié. Il faut franchir la cale morte.

2    Ce n’est qu’un jeu

Il s’applique aux adultes, adolescents de quinze ans et plus. Vous devez exiger un damier par joueur qui choisisse chacun un camp. Foch ou Clémenceau, l’icône est un bateau. Comme tout jeu de stratégie il exclut la violence pour l’entendre parcours. Le logiciel comprend deux entrées, chacune autorise logique de combat et intervention dans le site. Le damier n’influe pas les déplacements il faut plusieurs images pour s’en apercevoir. Il reste un élément écran susceptible de traversée violente. Décor aussi, il évoque d’autres lieux de l’artiste.
Au cadran solaire à Troyes le jeu restait encore nominal. Pour donner le change, de l’ancien hospice entre centre d’art d’alors, aujourd’hui disparu, la question se posait du legs de ces noms d’emprunt. Le lieu était malade du temps et déjà les patients avaient été chassés. Les différentes avancées suggéraient la solution patrimoniale des donateurs. Les images lançaient des pistes très contemporaines. Les noms étaient propres et les lieux restaurés.
Les parties proposées souvent se déroule dans l’entre-deux urbain de ces attributions détournées. Ici le damier écran laisse la mer le déborder. L’horizon s’est incliné. Plusieurs portails sont à franchir dans l’urgence d’une compréhension de la seconde partie. Elle s’engage quand on a compris qu’il faut changer au moins d’icône. L’enjeu militaire n’est qu’un stade dépassé. Au deuxième niveau il faut troquer le nom d’un navire contre celui d’un sculpteur à identifier. Une autre partie peut s’engager qui privilégierait les passages de langage. Comme ces chenilles tropicales qui imitent le cri des fourmis pour qu’elles viennent à leur secours. Il convient de traduire les ressources d’un langage à un autre. Puisque : « La sculpture a depuis toujours deux fonctions principales. Elle est d’abord destinée à la célébration du pouvoir et son renforcement. D’autres part elle est préposée au culte du souvenir (…) En ce sens la sculpture est politique ou funéraire. » (1)

3    Les règlent jouent de l’interactivité

On nous propose d’abord d’interpréter le morse de la digue sur la plage d’horizon. Le mécano urbain se construit sur la même ligne qui a seulement fait basculer l’image de l’horizontale à la verticale. Les diverses pièces du mobilier industriel s’accumulent renouvelant le phrasé des docks jusqu'à complète occupation du site par les bâtiments de guerre. Ces navires désignent la fosse interdite comme fabrique ou atelier. Nous voici en plongée prêts à expérimenter le langage des formes. La syntaxe maintenant s’énonce arrimeurs, plots, bornes, flotteurs, madriers…
« Comment nommer ce gisement, cette instance stable, sinon une statue ? Bloc inerte posé là, silencieux, tumulaire, funéraire, grossièrement ou exquisément ouvré prennent parfois la forme d’un corps produit par nous exterieur à nous … » (2)
Au retour des damiers enchaîner sur la précédente séquence d’art monumentale. En activant le programme d’aide on suggère que l’écran vectoriel puisse prendre comme modèle un dessin de Richard Serra. La partit des lors se mène masse contre lignes, aplats monochrome contre redents de l’architecture industrielle.
Troisième niveau, débat contradictoire des formes essentielles. Vos icônes ici s’appellent Skoda pour les sphères de métal ou Venet, Bernar, pour les arcs métalliques. Le parcours s’adapte aux circonvolutions de leur imaginaire. Les boules se muent en entassement de chaînes qui se superposent au tas de charbon que Bernar Venet rassembla. Les blocs bruts monolithiquement dressés sur le fond des cuves rappellent l’exigence d’Ulrich Rückriem.
à ce niveau nous atteignons les portes noires qui protègent de l’accès à l’enceinte interdite. Plusieurs éditions en héliogravures format jésus, tirées métal contre métal, marquent de leur manière noire l’interdit. Leur succession rappelle le nécessaire déplacement du corps du spectateur pour la découverte au sein du noir de la trilogie volume, masse, matière. L’enjeu est d’importance puisque les portent retiennent la mer entière.
L’étape franchie nous permet de déboucher de nouveau sur les flancs du navire. Le bâti d’échafaudages en dissimule encore le corps. Cordages, ombres et filins s’y organisent comme les tapis, tissus et autres éléments mobiliers sur les installations de Jessica Stockholder. Le gain se matérialise un instant sur le clignotement des mots honneur et patrie qui semblent évoquer une police navale et ses batailles. Ce n’est qu’un leurre onirique. Puis la séquence finale nous ramène au paysage.
Notre figurine de navire vient concorder avec l’autre bâtiment naval. Le passage de pouvoir se fait d’un ouvrage de guerre à l’autre. Naviguer dans les eaux de l’enceinte interdite n’a amené que cette restauration d’une image de pouvoir temporel. Et d’autres stratégies.
« Les formes monumentales, les avertissements péremptoires, et les appels solennels au souvenir on fait place à des pratiques hétérogènes qui s’adressent plus à la perception sensible qu’a la mémoire et appellent plus au jeu qu’au respect. » (3)

4    Sans perdre ni la face ni la partie

Dans les logiciels du commerce les visages étaient scannés et restitués en tranches sensorielles. Ici le front, là les yeux, au milieu le nez, là-bas les oreilles, le portrait était robot et le gain relevait de la prime. Jacqueline Salmon, historienne de formation, les a choisis parce qu’ils constituaient son équipage mental. Leurs noms étaient connus au quiz de la pensée contemporaine quand leur visage restait dans l’ombre. Dans un autre temps sa collection était des lieux. à chacun elle se donna comme règle de leur rendre visage.
Et jamais visage si près ne s’est trouvé de la pensée. Si le jeu dorénavant s’est fait philosophe, jamais il n’a été aussi évident d’apparier, face, lieu et destinée, comme si Lévinas lui-même en avait édicté le déroulement.

5    En sauvegardant le sens de l’Histoire

Retour à l’arsenal, nous le percevons comme cette construction (le mot, as-sina, comme d’autres chiffres vient de l’arabe) où se déroule une restauration. Les décors comme ceux d’autres lieux de l’artiste semblent scénarisés par Tarkovski. Jusqu’à l’hommage que l’artiste revendique couleurs et formes. De la traversée en temps réel de l’arsenal, des effleurements tangentiels de matière qu’elle occasionne on peut lire le gris intemporel de Stalker, ou ses liens avec l’escalier égyptien d’une échelle dressée vers le ciel chimique.
Aux berges du Rhône l’artiste cherche à extraire d’une vision de marécages archaïques les signes cachés d’une permanence spirituelle. Au fil de cette avant dernière partie, conçue comme une remontée tant spatiale que temporelle du fleuve. à nous d’inscrire le détachement de ces figures rémanents sur l’écran au carré du paysage.
Les effets de scintillement, de miroitement, d’éblouissement, purement photographiques nous rendent cette identification plus hasardeuse. Cependant la grammaire des ombres, toujours héritée d’une vision personnelle de l’histoire de l’art nous guide vers des solutions de reconnaissance transhistorique.
Chaque série de Jacqueline Salmon comme cette petit histoire du XXème siècle racontée à Krems, à partir d’un lieu en démolition, en transformation instaure un jeu esthétique aux règles fortes. L’histoire des lieux, en transgression de leur désuétude, y est liée aux destins humains. Ce lien s’avère d’autant plus fort que le spectateur s’identifie aux personnages absents de la plupart des images, comme le porte-parole dont le portrait aussi fait lieu. Du Grenier d’abondance à la chambre d’accueil des sans abris les lieux les plus précaires, d’enferment, de maladie, de mort, malgré leur apparente désaffection incluent tous les corps potentiels, et notamment ceux des exclus habituels de l’histoire. Le voyage qui leur est proposé du réel à l’art (photographie, sculpture, architecture) dresse des espaces réactivés d’un réel transfiguré. Les utopies de l’urbanisme, de la philosophie le bâtissent pour tous.


(1) Yves Michaud, Les champs de la sculpture.
(2) Michel Serre, Statues.
(3) Yves Michaud, op.cit.

Sophie Biass-Fabiani, La machinerie vide

Le travail que Jacqueline Salmon présente à l'Hôtel des arts est le résultat de la première commande photographique consacrée au territoire du Var. Il revenait à l'artiste, dans un cadre très souple, de formuler une proposition susceptible de s'intégrer dans son propre projet artistique. Jacqueline Salmon a choisi l'Arsenal de Toulon.
Cet ensemble constitue une forme de ville dans la ville, un monde à la fois très particulier et essentiel dans l'histoire et dans l'identité toulonnaise. Fondé en 1599, l'Arsenal illustre par son développement le renforcement de la fonction militaire de Toulon, confirmé par Richelieu en 1639 et conforté par les décisions de Colbert et les travaux de Vauban sous Louis XIV. Par son emprise, par le nombre de personnes qui y travaillent, l'Arsenal est incontestablement un site majeur de la ville. Il englobe la partie ouest du port : la Tour de l'Horloge y rappelle la mémoire ouvrière, puisque sa cloche était le signal du début et de la fin du travail. Le souvenir des bagnards y affleure aussi. Les pensionnaires des bagnes flottants travaillèrent en effet à l'Arsenal jusqu'en 1852. Cependant il reste un lieu clos dont l'accès, sauf circonstances exceptionnelles, est strictement réglementé. On peut dire que l'Arsenal est surtout présent dans la ville par l'effervescence ponctuelle que suscitent les crises et les revendications sociales. Celles-ci concentrent toutes les incertitudes de la cité. Le développement et la possible régression de Toulon ne peuvent être dissociés de la vie de l'Arsenal.
L'Arsenal reste un lieu secret à propos duquel le grand public connaît surtout de petites histoires, des légendes, des stéréotypes. Ce lieu est à la fois une forteresse vide et une cité interdite. Son statut lui confère une forme de présence/absence qui dit aussi l'histoire de la ville entière, depuis ses rêves coloniaux jusqu'aux frustrations présentes. Le travail de Jacqueline Salmon n'est pas consacré à une histoire sociale et industrielle de l'Arsenal. On n'y repère la trace d'aucune présence humaine. Cette particularité du mode de restitution des images sous-tend son travail et donne lieu à une double interprétation. Le projet toulonnais de Jacqueline Salmon constitue le prolongement d'une entreprise engagée dans la durée dont le fil conducteur consiste à photographier des architectures vides pour mieux souligner les complexités de la présence humaine : en témoignent particulièrement le couvent des Tourettes qu'on doit à Le Corbusier, la prison-couvent de Clairvaux, le Grenier d'Abondance de la DRAC à Lyon, les Cryptoportiques d'Arles, et plus récemment les chambres précaires des sans-abri à Paris.

Jacqueline Salmon déconnecte l'Arsenal de son inscription territoriale aussi bien que de son insertion dans une histoire locale. L'Arsenal ici, n'est plus identifiable en tant qu'il est toulonnais. L'assemblage photographique qui est le résultat de la collecte renvoie plutôt à une configuration architecturale générale et à une mise en forme de l'ordre, de la hiérarchie, du devoir. L'Arsenal désigne la clôture d'un système. Nous sommes en présence d'une architecture de domination. Toulon a été le point de départ de la conquête de l'Algérie, une tête de pont de l'empire colonial, mais elle incarne aussi au plus haut degré les limites de la puissance. L'empire aujourd'hui ne compte plus que des confettis, l'appareil de défense est désormais celui d'un pays moyen. Dans l'espace hiérarchisée des configurations urbaines contemporaines, la ville existe, là aussi, sur le mode la présence/absence, entre les nostalgies de l'âge d'or colonial et le déclin progressif de l'offre de travail que procurait l'Arsenal.
L'architecture de défense portuaire est une manifestation de puissance à l'égard des forces de la nature, puisqu'il s'agit d'une occurrence historique importante d'artificialisation de la nature à travers le détournement d'un cours d'eau et le dragage du port. Mais c'est aussi une manifestation de pouvoir technique et militaire, qui doit en imposer à l'ennemi comme au citoyen toulonnais.
Le travail de Jacqueline Salmon n'a pas de fonction documentaire : le propos n'est pas d'illustrer les particularités du premier port militaire français. Le geste de l'artiste recèle une incontestable dimension théorique : il est clair que les photographies proposées incluent toute la mémoire d'une réflexion sur l'incarcération, ou à tout le moins sur les contraintes que fait peser une organisation physique de l'espace aussi rigide que l'est celle d'un arsenal. On repérera sans peine également les multiples affleurements d'une théorie de l'ordre, et notamment de sa mise en forme à travers des dispositifs spatiaux. Cette démarche théorique explique le constant effort de décontextualisation que le travail photographique produit. Nous ne sommes jamais dans le hic et nunc de la prise photographique : nous sommes plutôt conduits à évaluer l'emprise d'un ordre spatial auquel il est difficile d'échapper. On trouvera dans l'expression du projet de Jacqueline Salmon une illustration supplémentaire du fait que l'image photographique n'est jamais confinée à la saisie d'un instant, et qu'elle n'est jamais condamnée à documenter indéfiniment l'instance du réel. C'est tout autre chose qui se joue ici : on y constate la capacité qu'a la photographie d'échapper à un ordre local, et au contraire la possibilité d'une élaboration théorique à partir du choix d'un point de vue sur le monde objectif.
Jacqueline Salmon nous renvoie à un gigantisme du lieu qui accumule les figures colossales. Le rendu de masses produit des effets plastiques spécifiques qui nous projettent dans un univers confinant souvent à l'abstraction. Le gigantisme pointe vers la démesure, ou vers l'incommensurabilité entre l'échelle humaine et l'ordre naval. Bien qu'on ne constate aucune présence humaine autour de ces formes géantes, -le lieu semble avoir été vidé de ses occupants-, la place des agents humains dans un dispositif y est désignée en creux, comme le revers de l'immobilité sculpturale d'une complexe machinerie. Béton, pierre et métal y expriment des générations de travail humain. Ils disent l'ampleur du travail forcé, la puissance de la volonté de l'homme sur la nature et aussi ses limites puisque les forces naturelles continuent de s'exprimer à travers les incursions récurrentes de l'eau dans un système qui tente de l'exclure.
La sérénité apparente que procurent les grandes masses n'est qu'un leurre : en négatif s'inscrit l'inévitable vulnérabilité d'un système de défense si sophistiqué, si bétonné, si cuirassé soit-il. C'est uniquement dans le temps suspendu que le travail de Jacqueline Salmon s'instaure : la puissance d'un système s'impose avec l'évidence de ses masses organisées. Mais le calme qu'offre cette déprise momentanée introduit aussi une vive tension. Les grandes machineries se détraquent, les masses se fissurent et les batailles navales peuvent tourner mal.

Jacqueline Salmon, après un premier repérage, avait souhaité prendre, comme objet photographique représentatif de l'arsenal et du chantier naval, un navire symbolique ayant fait une longue carrière, le porte-avions Clémenceau aujourd'hui désarmé et amarré par huit ancres au milieu de la rade de Toulon. Ce bâtiment maritime avait l'avantage d'être connu de la plupart des Français comme un fleuron de la défense nationale à l'époque des Trente Glorieuses et de la fierté réaffirmée de la France gaulliste : son inauguration avait fait l'objet d'une cérémonie médiatisée qui est restée le paradigme de la puissance du pays aussi bien que de son honneur retrouvé. L'opération envisagée n'a pas été possible. L'artiste s'est alors tournée vers les différents bassins de carénage, les aires de matériel et les espaces d'appontement qui donnent ainsi de la marine une sorte de vue intérieure. Les images prises lors de la deuxième campagne photographique sont orientées par le point de vue du visiteur ordinaire, celui qui n'a accès à l'Arsenal que par des vues ponctuelles qu'il saisit depuis la mer. A partir de l'assise limitée qu'offre la position du touriste contemporain (au XIXème l'arsenal était relativement plus ouvert), Jacqueline Salmon a construit un travail de composition et de reconstruction semi-imaginaire : l'espace y est distendu puis retendu et offre un artefact panoramique sans limites et prolongeable à volonté.

De l'architecture, du monumental et du pictural
La décontextualisation que permet l'intervention photographique conduit à la monumentalisation des objets et des sites de l'Arsenal. Le gigantisme du lieu est un donné brut. L'artiste a attesté de la puissance des lieux à travers un rendu de grandes masses aux effets plastiques inattendus qui nous projettent dans un univers confinant souvent à l'abstraction. La dimension sculpturale est très présente dans la collecte effectuée par Jacqueline Salmon. Le statut des éléments prélevés sur l'arsenal est indécidable. L'absence quasi permanente de la figure humaine est un indice parmi d'autres de la mise hors échelle de ce qui est proposé à la vision. L'histoire de ce complexe architectural s'efface au profit de motifs plus théoriques.
On est frappé par la théâtralisation de certains éléments. Ainsi le bassin de carénage peut être interprété comme l'immense cage de scène d'un théâtre désaffecté. Des représentations ont-elles été données dans cet espace ? Nul ne le sait. S'agit-il d'un lieu à venir ? On n'a pas non plus de réponse. Plusieurs espaces semblent en suspens. On ne peut rien dire de leur inscription dans l'histoire, ni même de leur situation dans l'espace. Le bateau-porte du bassin de carénage renvoie à l'image d'un imposant rideau de scène métallique, dont on ignore s'il s'est déjà levé où s'il se lèvera un jour.
Ce n'est pas simplement par un jeu d'associations libres qu'on est conduit à voir dans les images proposées des formes sculptées ou même des installations. L'analogie avec l'art contemporain est frappante. Les accumulations de bouées géantes évoquent immanquablement les boules de Vladimir Skoda ou de Jean-Luc Parant. Le bateau-porte du bassin de carénage ou la pyramide de poutres ou de plaques métalliques rouillées rappellent des oeuvres de Richard Serra. L'énumération n'est pas exhaustive et chaque spectateur pourra ainsi poursuivre la liste des artistes et des oeuvres qui se peuvent se rapporter à de telles images.
Le champ des références plastiques n'est pas seulement sculptural, mais également pictural. Le bateau-porte du bassin de carénage rappelle également des pastels gras sur papier de Richard Serra. C'est d'ailleurs en référence à ce type de travail que la découpe de la porte de carénage a été utilisée pour la réalisation de six héliogravures, création également réalisée pour cette exposition. L'élément figuratif prélevé dans le réel achève sa transformation en une puissante forme abstraite, dont la rugosité de la matière est devenue un élément central. On peut mesurer ici le travail plastique à l'oeuvre au sein du projet photographique de l'artiste. Le lieu de l'arsenal est décomposé en unités visuelles qui permettent une requalification de l'espace et par conséquent un enrichissement inédit des propriétés qu'il recèle.
Le recours au damier est une référence au carrelage que la peinture de la Renaissance affectionne et dont le Mariage de la Vierge du Pérugin est l'exemple type. Jacqueline Salmon se réfère plus volontiers dans le cas présent à celui de la Vue de Delft que Daniel Vosmaer peignit en 1665. On retrouve ce motif dans d'autres travaux antérieurs : le Grenier d'Abondance à Lyon (1989-92) dévoile sous une flaque d'eau un carrelage. Les lieux lisses de l'Hôtel-Dieu de Troyes sont des intérieurs dont le motif constitutif est le carrelage. Enfin cet élément pictural réapparaît également dans les chambres précaires des sans-abri à Paris (1998-99).
On retrouve la référence au damier dans de surprenantes images d'un appontement au raz de la mer. L'aspect convexe du revêtement de la zone réservée a un effet déstabilisant. Le plan semble à la fois gagner sur la mer et s'y enfoncer. Il s'agit d'un espace limite, qui ferme et ouvre simultanément sur l'espace maritime et qui est caractérisé par l'horizontalité du plan alors que la plupart des autres images font saillir la verticalité et la clôture de l'espace. Le damier est comme un point de fuite. C'est un élément de rupture et de discontinuité : le passage du damier à la mer est si brutal qu'il semble être l'effet d'un collage ou d'un photomontage. Ceci ajoute aux nombreux aspects artefactuels de l'arsenal. Le doublage en négatif de l'image qui conduit jusqu'au porte-avions Foch met bien en évidence la force d'un tel motif, lequel n'est nullement altéré par l'inversion des valeurs noir-et-blanc.
L'intérêt de Jacqueline Salmon pour le monumental n'est pas nouveau : il est même fondateur dans son oeuvre. Ses premiers travaux furent réalisés en Égypte où elle avait porté son attention, dans les sites archéologiques, aux effets propres des monuments indépendamment de leur inscription dans un espace traversé par la multiplicité des commentaires et marqué par le trop-plein d'évidences spectaculaires, caractéristiques des sites de première grandeur. Mais ce parti pris ne réduit pas la prise photographique à l'espace d'un musée imaginaire. Il n'est pas négation de l'histoire, mais peut-être seulement refus des modes narratifs dominants dans les récits de l'histoire. L'humain, comme travail, comme souffrance ou comme ingéniosité, n'est présent que sous forme de traces, de micro-macules, résidus d'écoulement qui attestent de grippages dans le fonctionnement des grandes machines de l'histoire.
Le monument n'est jamais seulement autoréférentiel : il renvoie aussi à ses créateurs, à ses ouvriers, à ses usagers. Il renvoie aussi, à la manière d'un sphinx, à l'histoire de celui qui regarde et auquel il n'est rien dit. On peut rapprocher ce travail sur l'effet monument, qui renvoie à une histoire écrite en termes non-explicites et sans doute non-explicitables, du travail effectué par Jacqueline Salmon à propos du paysage. Ainsi dans In Deo (1994), les noms de chefs indiens sont inscrits sur des rochers et sont redoublés par des silhouettes d'arbres. Dans la série Entre centre et absence (1993-99), les portraits d'intellectuels ou d'artistes ont été associés à des paysages ou des architectures qui donnent une clé d'interprétation de leur personnalité. Le lieu prend ainsi une qualité humaine.
La démarche de Jacqueline Salmon intègre, à travers une posture réflexive, une autre dimension de l'histoire, celle que nourrit le temps propre de la pratique photographique. En Égypte, l'artiste a été confrontée aux premiers sites photographiés après l'invention de la technique. Plusieurs traits caractéristiques de son oeuvre doivent être analysés comme l'effet d'un retour réflexif sur les origines d'une discipline artistique et sur son développement autonome.

La terre et l'eau : le tracé d'une frontière
L'arsenal est un sas. Sa clôture définit sa fonction principale : convertir l'énergie humaine en force militaire. Le paradoxe du lieu est qu'il doit signifier la pérennité d'une structure et l'immuabilité de valeurs d'honneur en même temps qu'il reçoit indéfiniment les agressions de la mer, qui le renvoie à son statut précaire d'édifice humain. Le but de l'arsenal est d'assurer la maîtrise des mers : l'eau doit être aussi praticable que la terre. C'est l'efficacité de l'arsenal, en tant qu'il est un lieu de construction, de réparation et d'armement qui permet l'efficacité de la marine sur mer. L'honneur et la discipline ostentées constituent comme un surtitrage de l'ensemble des images. La pierre, le béton et le métal affirment constamment les valeurs de la rigidité, de la résistance aux aléas de l'histoire et de la nature, et enfin les valeurs de la hauteur monumentale caractéristique de l'immense machinerie.
Jacqueline Salmon s'était déjà intéressée au rapport que l'eau entretient avec des structures. Il est frappant, que l'artiste, invitée à faire un travail sur le lac de Vassivière, ait choisi, pour intervenir, le moment de son assèchement temporaire pour des raisons de maintenance des installations électriques. Les formes anciennes d'usages sociaux de l'espace y apparaissent, comme un indice du fait que l'eau, en engloutissant une portion d'histoire humaine, n'a pas tout effacé. Comme dans le cas de l'arsenal, la question de la frontière entre la terre et l'eau est l'occasion d'une méditation sur l'histoire humaine. Le travail de l'eau vient creuser et quelquefois miner la solidité de l'ensemble. L'eau menace la raideur sculpturale aussi bien que les intentions que la machinerie exprime. Les bassins de carénage qui devraient être à sec exhibent des auréoles de sel séché qui disent que l'eau ne s'absente que momentanément. Le bateau-porte du bassin de carénage concentre l'attention de l'artiste parce qu'il est l'élément qui contient la mer et qui s'y mesure donc. Au cours d'autres travaux, -on pense particulièrement à 8 rue juiverie,- Jacqueline Salmon a eu l'occasion de photographier des taches, des moisissures et des suintements. A l'arsenal, l'humidité rémanente, les amples traces de sel ou de lichens désignent conjointement avec les fissures du bois et les suintements divers, le travail du temps sur les oeuvres humaines. Ici la notion d'écoulement du temps prend tout son sens : tout ce qui tache les matières dures, imputrescibles, renvoie à l'histoire humaine de ces lieux. L'eau remonte, inscrivant la monumentalité dans une chronologie où tous les efforts tendent à gagner sur la mer, à gagner la mer. Jean-Louis Schefer évoque précisément le "roman de la matière" à propos du recueil 8 rue Juiverie : le travail du temps se mesure à "l'usure des surfaces" ou à "la prolifération des parasites".
L'arsenal n'est pas un isolat. Il est un système pris dans un complexe de systèmes (la ville, la mer, les rapports de force entre les puissances navales). La fin de l'exposition nous indique le chemin d'une forme de recontextualisation de l'arsenal. L'évidence monumentale tenait au fait que le regard premier sur l'ensemble architectural privilégiait la clôture et la dimension insulaire de l'arsenal. Les dernières photographies de Jacqueline Salmon ne font plus de l'arsenal le point focal de l'attention, mais contribuent à sa réinsertion dans l'ensemble du site toulonnais. Sans dissimuler la multiplicité des prises qui la constituent, la restitution fictionnelle de l'arsenal à travers un montage qui tient lieu de panorama, traduit à la fois l'immensité et le côté indéfini du dispositif propre à l'arsenal. La réplication des grues et des navires produit un effet de répétition, comme si l'arsenal était susceptible de s'étendre indéfiniment aux dépens de la ville. On peut dire de ce photomontage qu'il exprime la capacité de la machinerie à se reproduire par doublons ou par clonages. L'arsenal conquérant aurait pu manger toute la ville.
La vue de Toulon prise de la rade vers la ville et son arsenal exprime la force d'une emprise, mais cette vue fait pendant à une autre, prise cette fois de la rade vers le large. La digue basse au crénelage irrégulier et imparfait apparaît, malgré sa longueur, d'une extrême fragilité. A quoi peut servir une digue qui n'a plus rien de monumental mais qui s'apparente plutôt à un vestige architectural ? La confrontation de ces images contradictoires concentre une bonne partie du sens de l'exposition : le dispositif militaire présente tous les signes de l'ordre et de la pérennité, mais l'ouverture sur la mer indique suffisamment qu'on n'est jamais sûr de maîtriser ses caprices pas plus qu'on ne peut se mettre à l'abri des accidents de l'histoire. Il ressort de la précarité apparente de cette digue le caractère quelque peu dérisoire de la volonté humaine de se mettre à l'abri de l'imprévu quel qu'il soit. C'est la raison pour laquelle le travail de Jacqueline Salmon inclut une dimension ironique qui, pour n'être jamais appuyée, ni acide, comporte néanmoins une dimension réflexive profonde.
Le retour du Foch, engagé dans le conflit au Kosovo (mai 1999), pourrait illustrer l'inclusion de l'humain dans le dispositif monumental. Les hommes sur le pont sont rigidifiés par le salut au point de devenir aussi denses que les "sculptures" de l'arsenal. L'on sait pourtant que cette raideur n'est que momentanée : bientôt la joie des retrouvailles fera sortir les hommes de leur monumentalité éphémère.
Les remarques qui précèdent n'ont pas vocation à épuiser les significations du travail de Jacqueline Salmon. On ne doit pas y chercher autre chose qu'une incitation, pour le regardeur, à prendre la mesure de la complexité d'une démarche. Il s'agit pour l'artiste de construire à partir de multiples points de vue une sorte d'arsenal principiel, arraché aux particularités de son histoire pour figurer des fonctions, des systèmes, des clôtures, en bref toute une machinerie qui s'appuie sur la rigidité des matières et sur la rigueur des hommes absents de l'image mais présents dans la construction mentale à laquelle conduit le travail photographique.
Ce n'est pas la propriété la moins importante de cette oeuvre que de faire surgir des tensions entre la pérennité d'un système de ressources militaires renouvelables et l'enchevêtrement des temporalités naturelles et historiques. Si le travail artistique reconstruit, recompose et revisite l'histoire des lieux, jusqu'à faire de certains éléments des formes abstraites, il est aussi provocation à la réflexion, au retour sur soi et au retour sur l'histoire d'une ville liée pour le meilleur et pour le pire à son arsenal.

Géographie d'une exposition
Le choix de la mise en espace choisie exprime le souci de mettre en évidence le travail sur la série. Comme dans le cas des fenêtres ou des Tours Eiffel de Robert Delaunay, le choix des photographies a été large afin de rendre compte de la multiplicité des regards possibles sur un objet : il s'agissait de mettre au jour les procédures par lesquelles un photographe tourne autour d'un objet ou d'un système d'objets, pour en montrer les différentes facettes et les règles de compositions, voire pour les mettre en tension. La présentation a parfois dissocié des éléments empruntés à une vision singulière pour les regrouper selon une logique plastique qui prime dans ce travail. Au rez-de-chaussée, les photographies sont plus facilement interprétables en tant qu'elles peuvent être dotées d'une fonction descriptive qui n'exclut pas une approche plus complexe. La double photographie du Foch, négatif et positif, figure le passage de la réalité au symbolique. Le premier étage déploie des images qui tendent vers l'abstraction et dont la matérialité réside dans une opposition de plans ou de masses. Les références plastiques se font ici principalement en rapport avec l'histoire de l'art.
La présentation de la dernière salle est d'un autre ordre : il s'agit de reconstruire les limites de l'arsenal à travers deux points de vue, celui qui va de la mer vers la ville ou celui qui conduit vers l'horizon. Ces vues multiplient les prises en associant des techniques diverses : projection lumineuse, suite de petits formats ou composition-assemblage de panoramas.