Jean-Christian Fleury

Photosensible
. Du tactile au lumineux


« Art-Vêtement », « vêture », « construction textile », « enveloppe corporelle », « parure éthérée », « sculpture », « abri », « forteresse habitée » : la multiplicité des termes employés par les commentateurs révèle la difficulté à désigner la chose. Cette hésitation est le gage d’une authenticité, d’une liberté de création hors des classifications et des normes. Mais ces créations visibles d’Aline Ribière sont la partie émergée de l’iceberg. Ce sont les performances qu’elle réalise en s’en revêtant qui leur donnent vie et signification. Sans elles, ces œuvres textiles nous renverraient à d’habiles productions artisanales, à des habits non habités. Elles seraient impuissantes à nous confronter à cette expérience universelle de la relation physique et mentale que chacun de nous entretient tout au long de sa vie avec le tissu, cet autre soi qui brouille la limite de notre corps.
Ces performances relèvent à la fois de la chorégraphie (si l’on veut bien considérer comme de la danse tout mouvement ou déplacement perçus avec l’intention de regarder de la danse) [1] et d’un cérémonial initiatique (quelque chose s’y joue de l’ordre de la connaissance intime de soi et de l’accès à un degré supérieur de conscience de son propre corps).

Dès lors, il ne s’agit pas seulement pour Jacqueline Salmon de relater un spectacle, de garder mémoire des gestes et des ondoiements des tissus, aussi esthétiques soient-ils. L’objectif qu’elle se donne est de mettre en lumière ce qui se joue derrière le voile, lorsque le corps d’Aline Ribière, qui semble infiniment souple, plastique, presque ductile se glisse dans cette seconde peau, issue de sa seule imagination, pour s’y lover, s’y réfugier, s’y enfouir, s’en extraire, en définitive se mesurer à elle et expérimenter la transgression de ses propres limites.
Chaque « robe » permet donc une plongée introspective, une expérience spécifique à la fois sensorielle et onirique. En rendre compte par des images suppose une complicité peu commune. C’est justement celle qui, ici, unit la photographe et son modèle, amies depuis plus de quarante ans, depuis les débuts de l’une et de l’autre dans une aventure artistique jalonnée de nombreux projets communs. Conséquence de cette proximité, la photographe se trouve investie d’une responsabilité particulière : c’est à travers le miroir subjectif de ces images, qui renvoient le regard extérieur d’un spectateur-partenaire idéal, qu’Aline Ribière évalue sa performance. Cette captation photographique prolonge le dialogue qui accompagne le travail ; elle apporte une nouvelle strate de sens auquel la plasticienne n’avait pas toujours songé et qui vient enrichir une œuvre ouverte aux interprétations de chacun. Mais ces images sont tout autant un miroir pour la photographe : « Je ne croyais travailler que pour elle, - confesse-t-elle - n'être que le miroir de ses propres phantasmes. Les surprises du développement m'ont apporté les images de mon propre monde, peuplé de symboles, d'angoisses, et de réminiscences. Ainsi la première photographie de la robe rouge est de manière évidente un hommage à Gustav Klimt, telle autre illustre ce départ vers un ailleurs qui me bouleverse. Correspondances, résonnances… »

De cette collaboration, Jacqueline Salmon a choisi de ne montrer que les résultats les plus anciens (de 1982) et les plus récents (de 2022). Quatre décennies séparent ces images qui semblent avoir été réalisées le même jour.
Condition nécessaire à cette fusion, les séances de prises de vues se déroulent en privé, sans public. Ainsi, les impressions et les émotions éprouvées par Aline Ribière trouvent un écho chez la photographe : sensation du tissu glissant sur l’épiderme, de sa résistance lorsqu’il entrave le geste ou l’oriente, de son poids lorsqu’il a du « corps ». À travers les mouvements et la confrontation des textures (celles de l’épiderme, celle du tissage), ces photographies nous révèlent des interactions secrètes : l’étoffe caresse la peau, la provoque, l’émeut, la rassure, la masque, la révèle. Car les tissus sont des agents actifs dans ce rapport érotique : « Il faut se laisser toucher par eux », dit Aline Ribière. Un transfert s’opère, du tactile au lumineux, de l’épiderme à la surface photosensible.

Contrairement à son habitude, la photographe bouge peu au cours de la séance : c’est son modèle qui détermine sous quel angle précis doivent être perçus l’agencement des matières et des formes. La distance au sujet s’avère ici déterminante : les cadrages en pied circonscrivent la gestuelle et le rapport à l’espace induits par la « robe » tandis que les plans plus rapprochés fouillent l’intimité de la relation tactile. Le choix du noir et blanc traduit ce désir d’aller au-delà de l’apparence.
Ces photographies ne sont pas des « arrêts sur images » qui renverraient à une incomplétude, à un avant et un après, simples maillons dans un enchaînement. Chacune se situe au contraire hors du temps chronologique et semble conclusive, comme un aboutissement qui fait sens.
Une fois de plus, Jacqueline Salmon fait œuvre sur œuvre. Comme lorsqu’elle photographie l’architecture, les périzoniums du christ ou les « Èves » nues à travers l’histoire de la peinture, elle se livre à un travail de fragmentation, de recomposition, de réinterprétation. Chaque instant capté ici est, paradoxalement, à la fois témoignage fidèle d’une rencontre et recréation autonome. Lorsqu’elle ambitionne de documenter l’art, la photographie se doit d’être pleinement œuvre à son tour. Paris, septembre 2023

[1] à une question sur la définition de la musique, Luciano Berio avait ainsi répondu : « … tout son perçu avec l’intention d’écouter de la musique ».


Entre la première performance, en 1981 et la dernière photographiée par Jacqueline Salmon qui s'est déroulée spontanément et pour elle seule à l'Enseigne des Oudin en 2022  Il y a eu un événement fort : l'Habillage de la Robe du Japon. Lors d'une exposition de Jacqueline Salmon chez Christian Aubert  à Paris, en 2008, la photographe avait invité Aline Ribière à donner cette performance lors d'un contre-évènement et avait réalisé les prises de vues d'une vidéo.