Jean Christophe Bailly

Jacqueline Salmon à l'hôtel des Arts de Toulon

catalogue de l'exposition, 42,84 km2 sous le ciel, 2016

Les Portraits

texte portraits

Une population. Tout entière. Il le faudrait, on le voudrait, mais on ne le peut pas. Alors comment faire ? Comment montrer cette extraordinaire diversité, cette énergie, ce nombre ? La réponse de Jacqueline Salmon a été directe : en y plongeant et en laissant venir, et les voici donc, ceux qui sont venus, tels qu’en eux mêmes ils furent un jour, et ce jour-là, devant l’objectif. Non pas dans le désordre de leur apparition, comme quand on marche dans la rue et rencontre des dizaines et des dizaines de passants, mais selon leur âge, des nourrissons aux très âgés. Les voici donc, et ils ne disent pas nous : « nous les jeunes », « nous les vieux », non ils ne disent rien, et même pas « je », « moi », ils n’ont pas cette superbe, cette autorité que l’on voit sur les portraits des rois et des grands de ce monde (que les grands et les rois, en tout cas, voulaient qu’on voie). Des grands de ce monde ils n’en sont pas, ni ce que l’on appelait autrefois, avec un vague mépris, de « petites gens », non ce sont des gens, mais les gens, qui ils sont on ne le sait pas, et comment ils sont, on le voit en les croisant puis on les oublie.  Tous ces visages, tous ses corps, on les oublie – mais voilà que d’un seul coup ils sont là, devant nous, ceux de Toulon, quelques uns en tout cas, nombreux quand même, photographiés près de chez eux, en 2015.
Ils sont là, et tel est le pouvoir des images, connu depuis l’Antiquité, mais que la photo a repris et déployé : rendre présents les absents, les rendre, en un sens, plus présents encore que s’ils étaient là en vrai : parce que devenus images, images d’eux-mêmes, ils ne bougent plus. Ils sont donc là pour toujours et cet instant t de leur vie a devant lui l’éternité, qui commence par nos regards. Voilà, nous les voyons, nous voyons qu’ils sont là et sans connaître leurs noms ou leurs histoires, nous imaginons, nous imaginons les récits et chaque visage en est à la fois la source et la trace. Un par un, puis tous ensemble : bien plus qu’un roman, une forêt. Comme ce sont des images immobiles, tous les frémissements de cette forêt se sont arrêtés, mais ils sont là, on les voit, et ce sont des attitudes, des sourires, de franches gaîtés, de vraies tristesses, discrètes, masquées, provisoirement éteintes – tout ce qui a été voulu et tout ce qui a été refusé, tout ce qui s’ouvre encore, et ce qui ne se ferme plus. On voit tout cela, et on voit que chaque accent est une force et a une pesanteur, et que c’est la vie qui a appuyé, qui appuie toujours, et appuiera encore, jusqu’à la fin.
Dans les anciennes représentations des Âges de la vie – il y eut au 19e siècle une mode de ces images – on représentait les âges selon une courbe qui montait tout d’abord de la petite enfance jusqu’à la maturité pour redescendre ensuite de là jusqu’à l’ultime vieillesse. Et chaque image correspondante était un parfait cliché, conforme aux attendus d’une vie bourgeoise bien réglée : petits enfants qui courent, vieillards courbés s’aidant de cannes, adultes qui plastronnent, les hommes surtout, dans la force de l’âge, comme on dit. Or ce que nous montre le travail que Jacqueline Salmon a fait en reprenant cette idée d’un classement par couches d’âge, c’est justement que ce n’est pas du tout comme cela que les choses se déroulent et que, pour commencer, il n’y a pas de courbe qui monte ou qui descend et que chacun des âges est à lui-même son propre horizon. Tu en es là et j’en suis là, mais tous nous sommes sur la même ligne, sur le même fil, et tous nous y allons, forcément, vers la mort, mais en prenant le plus de temps possible, si possible. Et qu’ensuite ce n’est pas du tout comme cela non plus parce qu’il n’y a pas premièrement des types correspondant à des clichés mais d’abord des cas de figure, des singularités.
Que chaque individu, arrivé à tel point de son existence, soit une singularité, ce qui veut dire un être unique, irremplaçable, certes nous le savons, mais il faut toujours s’en souvenir, et se souvenir aussi que tout le monde n’est pas du même avis et qu’il y a de par le monde, agissantes, des volontés qui cherchent à ce que les singularités s’effacent ou ne comptent presque plus. Or ce que l’on voit, justement, dans toute sa force et aussi dans son désarroi, c’est une somme de singularités, c’est-à-dire de récits, aucune somme n’étant la même, ne revenant au même, chacune étant comme un rendez-vous, ce qui n’a lieu qu’une fois et se compose de dizaines et de dizaines de fils qui s’entrecroisent et se dispersent. Donc ici un rendez-vous toulonnais, avec des gens de cette ville, des corps et des pensées qui la font exister, cette ville, et qui sont venus d’un  peu partout dans le monde, parce que le monde est comme ça maintenant, un écheveau de situations avec des exils et des retours, des hasards, des fidélités, des passages. Et voilà maintenant que c’est nous qui passons devant eux et les voyons tandis qu’eux, ils restent, parce qu’il y a eu entre eux et celle qui les a photographiés une sorte de contrat silencieux, d’accord tacite, un seuil a été ouvert et c’est là qu’ils se tiennent, chacun selon son mode, son style, sa vérité. Oui, c’est cela : ils se tiennent tous sur un seuil et au-dessus de la porte il y a écrit Toulon, ce qui veut dire qu’il nous reste à déchiffrer la ville en regardant les visages de ceux et de celles qui la traversent. Tout autour d’eux, tout autour de nous, il y a des arbres que le vent balance, on les voit, ils font parte du récit, ils en sont la basse continue, la musique de dessous qui frissonne.


Les collections, la ville

image texte jc Bailly

Dans une ruelle étroite de Barcelone, juste en face de la chambre de la pension où je logeais, par la fenêtre ouverte je voyais un homme qui construisait  continûment la maquette d’un bateau, pratiquement sans lever la tête de son ouvrage, et cette image, que j’aurais certes pu voir ailleurs, m’est restée comme un indice et un signe de la vie des vieux quartiers de cette ville. Et ce que l’on aimerait pouvoir se figurer, pour toute ville quelle qu’elle soit, ce sont justement toutes ces activités, tout ce qui raconte sans fin, derrière les murs, une vie qui est comme un lent tissage, où l’essence secrète de la ville se trouve déployée. Les collections d’objets, par exemple, des archives dûment classées aux petites natures mortes éparses. Une collection de collections, voilà aussi ce qu’est une ville, un amas prodigieux, en grande partie invisible, à moins de pénétrer dans chaque maison, dans chaque chambre, ce qui évidemment ne se peut pas. Mais pénétrer dans l’intérieur de la ville, passer dans la doublure de l’habit et en fouiller les poches, il semble que cela ait fait aussi partie de la longue enquête menée par Jacqueline Salmon à Toulon, qui alterne sans compter images du dedans et images du dehors, images privées supposant un contact négocié et images prises en passant. Ici la diversité affole et le nombre des pistes suivies donne le vertige, surtout si on cherche à lui trouver une logique ou un ordonnancement autres que ceux de la passion de découvrir et de rendre compte, en une sorte de volonté éperdue. Le ventre chargé d’électronique du sous-marin Casabianca et le petit totémisme animal d’une collection d’insignes militaires, une fête religieuse et son concert de palmes, des mains passées au henné et des ballons de rugby dédicacés, des tags sur les rideaux métalliques de boutiques fermées, la foule à Mayol, un défilé de marins, un tapis de prière sous les pins avec les chaussures tout autour dont des bottes de chantier, la mairie, la Halle Esther Poggio, des rues et encore des rues, et ainsi de suite aurait-on envie de dire, voulant à la fois continuer, continuer encore et voulant également cesser de rebondir et faire halte, à l’image par exemple de ce couple assis en pleine lumière devant un mur où se projette l’ombre d’un palmier. Une belle photo, oui, mais qui l’est d’autant plus qu’elle n’a pas cherché à l’être et qui est simplement venue, se détachant de l’arbre à sensations pour venir se poser devant nous parmi les autres.



Le vent

cartes des vents, Hôtel des Arts, Toulon, 2016 - 01013

Représenter le vent souvent on l’a voulu, sans grand succès, à moins, bien sûr de le filmer, mais à ce simple double manque encore quelque chose – l’emprise spatiale du vent, son amplitude, sa vocation à envahir et à saturer l’étendue, et c’est pourquoi la trouvaille des « cartes de vents » de Jacqueline Salmon est formidable : en inscrivant à même la peau d’images du ciel prises ici et là tout un réseau de petites flèches correspondant à la direction des courants d’air, elle est parvenue, via cette sorte de tatouage délicat et fascinant, à donner au vent le répons d’une image qui véritablement le porte et le propage, lui qui est entre tous les phénomènes météorologiques le plus puissant et le plus fou : une sorte de voyou sublime et redouté qui s’obstine et revient sur son ouvrage, visible uniquement par ce qui résulte de ses passages mais qui demeure, lui, des hauteurs au ras du sol, invisible et insaisissable, la nature de son être étant de s’effacer au moment même où il passe. Or voici qu’avec cette écriture de flèches et de traits balayant l’immensité de l’espace il a été piégé, et que ce piège qui toutefois le laisse libre nous le restitue, et que la vision du ciel qui s’ensuit en est distendue et renouvelée, ce qui n’est vraiment pas rien, l’ouverture ne cessant pas d’être une béance et devenant en même temps comme l’empreinte digitale d’un gigantesque pouce enfonçant la nuée. Jamais, je crois, autant qu’avec les vues grand large de Toulon sur lesquelles ici elles sont venues s’inscrire les cartes de vent n’avaient été aussi amples et aussi libératrices d’énergie. Les vues de la plage et de la rade avec les plis et les franges de la mer, les palmiers ébouriffés du Mourillon, le stade Mayol au moment de la course faisant suite à un coup de pied de renvoi des London Wasps, le Faron, la ligne du littoral – autant de signatures de la ville mais revisitées et agrandies, tirées au-delà de leurs limites vers l’infini qu’elles accueillent, sous le vent qui l’annonce et les ciels qui le propagent, ivres de gris et de bleus étonnés.