Thierry Dumanoir

Canter : le manège du regard, Thierry Dumanoir


Capture d’écran 2014-04-29 à 10.54.36Il s'agit bien sûr d'un documentaire sur l'entraînement des chevaux de course mais ce film est aussi tout autre chose. C'est même ce qui fait son intérêt, il est dans son sujet mais, par la ruse de son écriture, il le déborde considérablement. En le visionnant, on en oublie même le jockey à moins que le spectateur ne soit convié à s'y substituer pour entrer virtuellement dans la course. Les vrais acteurs ce sont : la piste, le lever du soleil, le passage du tracteur et le souffle du cheval.

Premier acteur, la piste. Si elle exprime de façon concrète le mouvement sans commencement ni fin, la ronde qu'elle suggère est aussi une manière de signifier ce qui s'y répète, infini et répétition donc. Deuxième acteur, le lever du soleil. Du petit matin au grand jour, de l'obscurité à l'intensité lumineuse la plus forte, la piste est un miroir qui sert à mieux capter la brièveté des passages des chevaux. Troisième acteur, le tracteur qui restaure les sillons de la piste. Il tire sa herse pour régulariser son sol meuble effaçant ainsi la trace des passages précédents. C'est par lui que le plan initial revient au même.
Quatrième acteur, le cheval. Il est entraîné à faire la course et le rythme de son souffle indique la cadence sur laquelle il a réglé son parcours. Les trots ou galops exécutés par les chevaux sur la piste, chacun à un rythme qui lui est imposé par l'entraîneur, dessinent une multiplicité d'allures.

Pour donner à voir cette scène posée, auscultation de ce qui se déploie dans le champ de l'objectif de la caméra, scène traversée par des mouvements répétitifs qui entrent dans l'image selon des rythmes variables, pour donner à comprendre ce temps jamais étal et enfin pour incarner ces acteurs, la dramaturgie du film est construite sur trois artifices : une succession de plans fixes emboîtés les uns aux autres, des cadrages serrés, un enregistrement son en direct.

La succession de plans fixes montés pour passer de la nuit au jour en quelques minutes et leurs cadrages de plus en plus serrés donnent toute la place au hors-champ. Ainsi cette segmentation de la vision fabrique-t-elle un espace métonymique. D'où ce sentiment prégnant pour le spectateur d'être lâché dans l'infini puisque la perspective que dessine le tracé de la piste n'est jamais vue et ne peut être qu'imaginée.
Le temps est doublement signifié, par la montée progressive du soleil et par les passages du tracteur pétaradant, sorte de repère métronomique qui mime lui-même le passage des chevaux.
C'est pourquoi l'enregistrement du son en direct joue un rôle essentiel tant il est vrai que le spectateur, dont la vision est rivée au cadre de l'écran, ne peut faire autrement qu'attendre le passage des chevaux et l'essoufflement qui lui est corrélé; il y est même suspendu au point que le film ne peut s'arrêter que lorsque ces souffles s'apaisent et que le soleil est au zénith.

Sur fond d'une luminosité qui subrepticement s'intensifie, le regard est d'autant plus enserré par le cadre et l'oreille d'autant plus captée par l'essoufflement que les effets d'extrapolation, d'abstraction et d'universalisation sont de mise. C'est ce qui explique qu'à la fin du film, le spectateur une fois libéré accède à une approche empreinte d'humour, de poésie ou de philosophie.

Certes ce film montre le passage de chevaux de course à l'entraînement sur une piste. Mais, comme toujours chez Jacqueline Salmon, il dit infiniment plus. Il s'agit tout autant d'une rêverie philosophique et poétique sur l'espace qui se fait miroir, sur le temps qui se fait souffle, sur le manège de la vie et, de surcroît, c'est une ode à l'infini comme à la répétition.



Thierry Dumanoir, VLA, le 19 juillet 2009 "Canter", film de Jacqueline Salmon (3'15), a été réalisé le 10 avril 2009 pour les "Premières rencontres photographiques de Maisons-Laffitte". Il est présenté dans le cade de l'exposition "Les matins" et "Centaures" au château de Maisons et a été produit par le CMN, la ville de Maisons-Laffitte et l'association "Photographie d'auteur".