Jean-Christian Fleury

Les matins


files/media_file_311.jpgDepuis plus de deux siècles, et particulièrement à partir des années 1830, avec le banquier Jacques Laffitte, la vocation hippique de Maisons-sur-Seine, devenue plus tard Maisons-Laffitte, n’a cessé de s’affirmer, façonnant le caractère et l’aspect de la ville. Son immense parc vit toujours à l’heure et au rythme du cheval : frémissant d’activité depuis l’aube avec les chevaux de course, jusqu’au crépuscule où s’attardent les chevaux de selle.
Dès avant le jour, les lads s’affairent dans les écuries auprès des pur-sang, préparent la sortie des lots qui seront menés ensuite par les allées et les avenues du parc aux pistes d’entraînement. Tout un monde silencieux s’active quotidiennement à préparer le moment flamboyant de la course qui ne durera que quelques minutes, sous l’œil des caméras et des parieurs anxieux. C’est ce versant de l’ombre qui a retenu l’attention de Jacqueline Salmon, fidèle une fois encore, à son désir de mettre en lumière l‘envers du décor. A la louange de l’architecture achevée, elle préfère l’apparent désordre d’un chantier ; au spectacle, la répétition ; à la floraison des plantes, leurs racines. Les Matins est un hommage au travail de tous ceux qui, soutenus par une même passion, concourent à faire de la course ce moment de tension exceptionnel, à tous ceux qu’elle a quotidiennement croisés dans ce même parc lors de son enfance.
Le cheval ici, bien plus qu’un animal, est un champion sur lequel pèsent des enjeux financiers considérables et qui doit être amené et maintenu au plus haut de ses performances. On guette, on prévient la moindre blessure qu’il pourrait s’infliger à lui-même, on le protège du froid, de l’humidité, de la chaleur, du bruit, on s’inquiète de son sommeil, on interprète ses humeurs, on ajuste sans cesse son régime alimentaire. Le vétérinaire mais aussi le dentiste, l’ostéopathe, l’acuponcteur lui prodiguent leurs soins. Aucun investissement n’est excessif pour cette star dont le succès sera déterminant pour la vie de l’écurie.
Les images de Jacqueline Salmon nous entraînent dans cette micro-société strictement hiérarchisée où chacun à son poste œuvre à la victoire.
Dans les écuries d’abord avec leurs bottes de paille, de fourrage, leurs outils, leurs chiens. Images d’intimité, en plans rapprochés, qui laissent deviner la complicité des hommes et des bêtes dans les boxes que l’on refait « en bateau ». Brosses, étrilles, ciseaux, licols, élastiques, nouer les crins, installer les protections de travail, les bandes, les guêtres, le tapis de feutre, les filets, les œillères. Aujourd’hui, bonnet de protection ou non ? Couvre-reins imperméable ou en polaire ? Plus ils sont «proches du sang», plus ces animaux élevés, façonnés pour la vitesse sont fragiles et chaque détail a son importance.
Au monde architecturé de l’écurie, Jacqueline Salmon oppose celui de l’entraînement avec ses vastes ciels, ses ronds où défilent les chevaux sous l’œil aigu de l’entraîneur, ses pistes à perte de vue aux terrains savamment gradués du plus lourd au plus léger. La vision qu’elle en donne est celle de paysages construits, un instant traversés par des cavaliers, tant il est vrai qu’ici même la nature est recomposée au service du cheval. Mais cette nature n’abdique pas tous ces droits : sa présence nous est rendue sensible par le passage des saisons, les variations de la lumière au fil des heures.
Dans cette approche subjective, les sons ont leur part grâce à la vidéo : l’alternance du bruit mat des sabots et du passage des herses qui continuellement ameublissent le terrain, le souffle des bêtes lancées au galop, que l’on perçoit bien avant qu’elles ne surgissent.
Cette vision trouve ses références du côté de l’art plus que du reportage : de la gravure anglaise pour le traitement du sujet ou, renversant le jeu des influences entre photographie et peinture, de Degas pour la composition. Du spectacle de la course, nous n’aurons que l’écho sonore dans une vidéo en temps réel qui oppose malicieusement les vociférations exaltées du commentateur en voix off à un plan fixe paisible de la douche des chevaux avant la présentation au paddock. Éloge des gestes simples, précis, répétés, qui installent leur propre temps, indifférents au reste du monde.