jacqueline salmon

Les lieux de l'état, L'intime, le privé, le public dans l'art contemporain punctum, déphasage et coincidence

Université Paris 1 Panthéon-Sorbone, CRAV, école doctorale art plastique et science de l'art.
Projet dirigé par Eliane Chiron, Yvonne Flour et Emmanuel Jeuland, 2012

Sangatte

sangatte La galerie Mathieu à Lyon avait eu le désir de faire un accrochage sur le thème de l’intime. J’ai aussitôt proposé une photographie du camp de Sangatte que j’ai appelée « rouge ». La photographie a été acceptée dans l’enthousiasme de manière tout aussi spontanée.
Que voit-on sur cette image ? Deux têtes de lit de camp avec des couvertures qui se touchent, l’absence de toute possibilité de lumière du jour, une faible lumière derrière la fenêtre de plastique de la tente qui baigne l’atmosphère de rouge. Cette image, avec un poids d’évidence, nous a paraissait traduire superbement un sentiment d’intimité. Or si l’on se place dans le champ documentaire il s’agit là d’un espace public, d’un camp géré par la croix rouge pour donner quelques conditions d’hygiène aux clandestins passant par Calais dans un problématique voyage vers l’Angleterre. Rien d’intime, en fait dans le rapprochement de ces deux lits de camp dont on peut être certain qu’ils étaient la couche de personnes étrangères l’une à l’autre et interchangeables. Plutôt la dénonciation de la surpopulation du camp et des mauvaises conditions d’hébergement. De la prise de vue au choix, tout s’était passé instinctivement et c’est par la psychanalyse plus que par l’analyse que l’on pourrait savoir ce que j’ai voulu montrer là. Tout ça sans doute avec l’esthétique ajoutée qui devait permettre au regard de se poser plus longtemps sur l’image afin d’y rester suffisamment.
Par contre c’était bien une quête d’intimité que j’avais voulu montrer dans d’autres images : draps tendus pour cloisonner des espaces dans des Algéco dédiés aux familles, linge de corps séchant sur les grilles. Ce qui m’intéressait, c’était bien ce subit passage de l’espace public décidé et financé par l’état, forcément impersonnel, à une tentative d’espace intime, bricolé par les réfugiés. Comme si, dans cette situation violente où par défaut de papiers des familles n’avaient plus la possibilité d’une vie décente, la préservation d’un minimum d’intimité avait été vitale. Et elle l’était sans doute puisque la Croix Rouge qui chaque jours vidait les Algéco pour un service de désinfection, se contentait de rouler les draps suspendus dans l’intention de délimiter des espaces afin qu’ils puissent ensuite être aussitôt dépliés.


Chambres précaires

chambres precaires Pas d’intimité possible dans les chambrées précaires installées dans des locaux réquisitionnés, financés par la Samu social de Paris et gérés par Emmaüs.
Pas d’intimité possible dans les refuges privés des œuvres de charité hébergeant des sans abris. Le monde des associations caritatives s’exprime là dans toute sa violence. L’absence d’une table de chevet, ou d’une étagère, d’une chaise ou d’un porte manteau qui permettrait d’accrocher un effet personnel, ce lit exclusivement associé à un numéro, ce lit au vu et au su des autres, cet impossible fabrication d’un espace personnalisé même à minima, tout cela obéit à des règles sont édictées « pour le bien » des sans-abris. Il serait néfaste dans la pensée de leurs bienfaiteurs qu’ils puissent s’habituer à un lit qui deviendrait le leur même pour un temps donné, à un petit confort qui les inciterait à vouloir prolonger leur séjour. Un tout petit confort dans lequel ils se laisseraient probablement aller… Il y a des degrés dans l’imagination du « bien penser pour l’autre » entre le bâtiment de la rue du Chevaleret commandé par l’Armée du salut à Le Corbusier, où chaque personne hébergée pour un temps a un placard qui forme paravent entre deux oreillers, et la chambrée aux lits uniformes surmontée d’un bureau de surveillance derrière un paravent de verre inventée par une association caritative de Montréal. On comprend que des hommes préfèrent se bricoler des espaces à eux sous le couvert d’un parc ou sous un porche. Médecins du monde leur procure d’ailleurs des tentes individuelles. On comprend pourquoi des hommes ne peuvent renoncer au sentiment d’une intimité possible.


Chambres translucides

chambres translucides La perte de l’identité était le thème de toutes les séries que j’ai réalisées à l’Hôtel Dieu de Troyes. Perte d’identité du lieu voué à sa disparition. Perte d’identité des corps souffrant, floutés par le grain les portes translucides de leur chambre. On peut imaginer que les patronymes des malades se sont perdus au profit du nom des maladies ou de la couleur des chambres. Col du fémur de la chambre rose, ou prostate de la chambre jaune. Pour plusieurs raisons cependant dont les plus vivaces sont les plus personnelles je ne pouvais penser que toute intimité soit absente de ces lieux ... intimité du malade et de son infirmière autorisée à glisser un regard de surveillance à travers le cercle de verre clair réservé à cet effet. Avec l’aide soignante autorisée à ces gestes impudiques de la toilette, mais pouvant si vite remonter le drap. Intimité surtout du malade avec sa maladie et l’ombre de sa mort. Ailleurs des images et des objets seraient nécessaire à la formation d’une bulle d’intime ici c’est le rien ou le presque rien d’une couleur banale, la porte entr’ouverte qui semblent la condition. Il m’avait semblé prendre un risque, faire une chose insurmontable, être en lutte avec moi-même en dire trop lorsque j’ai réalisé ces photographies où il n’y a presque rien. Clairvaux J’ai vu comme la suite de ces chambres, les cellules des condamnés à vie de la centrale pénitentiaire de Clairvaux. Là encore je regarde de l’extérieur l’espace ce cube vide de 180 x 180 cm, qui a souvent été alloué pour une vie. Ce n’est plus une porte transparente, mais une grille qui clôt l’espace ; là encore ce que l’on voit est peu de chose ce que l’on imagine est immense. En regardant cet espace si peu éclairé appelé « cage à poule », on entre de plein pied dans l’intimité de celui qui a vécu là et dont on peu trop bien imaginer le quotidien.On voit qu’il ne voit rien. J’ai appelé « pardonner » cette série de cellules installées dans l’ancienne abbaye de Saint Bernard, où la vision brouillée par la grille de bois appelle des souvenirs de confessionnaux. Le projet de prison cellulaire, n’était-il pas comme le couvent un projet de rédemption ?
J’ai relevé parfois un dessin sur un mur, des images collées ou des taches de couleur pinceau au poing. J’ai appelé « vivre » cette série où l’on ne voit naître une tentative de « chez soi » l’invention de quelque chose dont j’ai du mal à savoir si l’on peut le qualifier d’intime ou de privé. Le privé comme l’intime peu parfois être un sentiment. Il émerge d’un besoin que l’on porte en soi et qui peut se manifester par peu de choses, alors que dans son opposition au public il devient comme lui une notion précise et juridique sur laquelle peut appliquer des lois. La notion d’intime est poreuse, elle se glisse là où on ne l’attends pas et parfois au cœur de l’espace public. On peut décliner les qualificatifs qui permettent de la mettre en image: une lumière aux teintes chaudes et modulées, une pénombre, un vide, un creux, un espace où puisse se nicher le secret d’un être. Une porte entr’ouverte plus que fermée, des traces, une épaisseur du temps….

La prison

clairvaux On trouve un ensemble de signes différents qui permettraient de qualifier de privées certaines cellules de la prison de la santé si l’on ne savait pas que les personnes qui la partagent sont interchangeables, et que la porte peut s’ouvrir à tous moments. Trois ou quatre hommes détenus pour un temps indéterminé partagent une cellule devenant par la force des choses leur lieu de vie. Je note des détails : les lits faits, ou presque… des fruits dans un compotier… des verres sur une table qui témoignent d’un moment partagé. La vie continue, et ça m’intéresse. J’ai eu un phantasme, être dans la cellule et photographier le regard du maton derrière l’œilleton de surveillance ...le voir et le faire voir…Dans la cellule de ceux qui sont devenus des auxiliaires et qui ont demandé à être seuls, je note plus de détails personnels, plus d’images, de linge, de vaisselle, c’est une petite installation « comme chez soi », un espace que l’on pourrait qualifier de privée si l’on se savait pas qu’il est exposé au regard des surveillants. Certains préfèrent d’ailleurs laisser leur porte ouverte, sans pour autant renoncer à tous les petits objets qui leur appartiennent en propre. Je pense tout d’un coup en photographiant tout ça à cette expression : rester à la surface des choses, car de l’intime, là, accompagnée et surveillée, je ne saurai rien.

Jacqueline Salmon, Janvier 2010




Le Hangar 2000 Transphotographicpress Paris, texte de Paul Ardenne
Sangatte le Hangar Transphotographicpress / le Channel, Calais / Musée de la Résistance, Grenoble texte de Denis Peshenschy
Collections, Maison des arts de Sallaumine, Conseil Général de Seine St Denis
Chambres précaires, Kerher Verlag, Heidelberg , texte de Paul Virilio
collections Fonds National d’Art Contemporain, Musée d’Art moderne de la ville de Paris, Fonds Municipal d’Art contemporain, ville de Paris
Hôtel Dieu, Cadran Solaire, Troyes, texte de Dominique Baqué
collection FRAC de Champagne Ardennes
Clairvaux, Marval, Paris textes de Charles Juliet et Thierry Dumanoir
collections : Musée des Ursulines, Macon, Ville de Lyon, FRAC de Basse Normandie, Caen
in L’Impossible photographie, Paris-Musées,2010, collection Musée Carnavalet