Jean Christophe Bailly
Rimbaud parti
Marval 2006
Le Néant parti, reste le château de la pureté
Stéphane Mallarmé
DANS L' APPROCHE que l’on fait d’une œuvre, ou à partir d’une œuvre, ni l’élimination du matériau biographique, au motif qu’il verserait dans l’anecdote, ni, à l’opposé, sa transformation en réservoir de légendes, ne sont satisfaisantes, il y a comme une énergie qui semble toujours en retrait, toujours soustraite, dont l’œuvre bien sûr est la trace, mais dont on sait qu’elle s’est déposée ailleurs, qu’elle résiste aussi bien à l’inscription qu’à l’effacement, et dont les lieux, continués en eux-mêmes, indifférents, violentés, sont la résidence fantomatique. À propos de Rimbaud, les lieux lointains où il s’est rendu au-delà du poème, ont été interrogés, sondés, et peut-être comme un revers ou un écho du poème, et peut-être jusqu’à satiété.
À l’origine de ce livre il y aura eu la volonté d’interroger non plus ces lointains et leur puissance oraculaire, que celle-ci ait ou non existé, qu’elle ait ou non disparu, mais celle d’aller au contraire au plus près, soit dans cette campagne où il arriva à Rimbaud de se replier, et qui n’est pas tant pour lui une origine qu’un retrait –une sorte de point éteint du monde où il lui arriva d’être et de se retirer, où il lui arriva –toujours– de finir par s’en aller. Quelle marque ou quelle absence de marques, quel vide a pu laisser Rimbaud là même où il a ainsi vécu, là où il écrivit au moins en partie Une saison en enfer, c’est ce qui est interrogé dans ce livre.
Au commencement il y eut le travail de la photographie : un lent et long arpentage, l’attente d’une déposition, la proposition –vérifiée– que l’absence peut se voir, et qu’elle est comme une gloire. Puis Jacqueline Salmon, qui donc a réalisé la séquence immobile de ce film en noir et blanc, m’a proposé de tenter d’en donner un écho écrit, ce qui ne pouvait se faire selon nous que si à mon tour je faisais le voyage, fut-ce à une autre saison. Le voyage : presque rien dans ce cas, moins que rien –rien en tout cas qui ait à voir avec la panoplie de la découverte étonnée, si pénible au demeurant. Mais en ce rien ce que nous avons trouvé, et dont mots ou images ne peuvent être que des échos ou des ombres, soit cette énergie toujours soustraite, qui est aussi comme une perte infinie, on voudrait dire un deuil, mais ce serait déjà faux, ou trop pathétique, il s’agissait seulement de réitérer l’horizon, ou d’aller le voir sur place, et je puis au moins dire qu’il se voit, qu’il est là, en tout cas dans les photos, j’en suis sûr.
Comme titre nous avons mis Rimbaud parti en pensant bien sûr à tous ces départs, à tous ces congés, mais avant tout à ce qui pourrait se décliner à partir de ce reste qui est donné dans la citation d’Igitur reproduite ici en exergue et dont l’écho s’entend dans toutes les saisons de Rimbaud.
BIEN QU'ELLE soit péniblement soulignée et fasse désormais partie du dispositif touristique, la pelote de liens attachant, par exemple, Cézanne à la Provence des environs immédiats d’Aix, n’est guère contestable, et la Sainte-Victoire en est chaque matin l’attestation : preuve opaque qui se retire en elle-même et stagne dans toute l’étrangeté de sa pesanteur suspendue. Mais quel qu’il soit, y compris lorsqu’il n’a été que furtif, le lien d’un artiste ou d’un écrivain à une terre ou à une ville se maintient de façon mystérieuse : alors même que souvent, et c’est particulièrement net pour les écrivains, le lien n’a été que l’effet du hasard et davantage subi que choisi, quelque chose demeure, qui s’est coulé dans l’air, et qui ne dépend pas que du volontarisme des syndicats d’initiative. Rimbaud pourrait ici s’imposer comme le contraire de l’exemple cézannien : un homme sans vieillesse au lieu d’un vieil homme, une vitesse au lieu d’une lenteur, une constante tension vers le départ et le lointain, l’ailleurs, au lieu d’une relation obstinée au même seuil du monde. On le sait : pour Rimbaud il n’y eut pas de seuil, ou alors il fut glissant et mobile, et rayé par l’impatience. Mais pourtant, le double lien de Rimbaud à Charleville et à la campagne des environs de Roche ne se réduit pas à la reproduction de sa silhouette sur les dépliants et les cartes postales, quelque chose échappe à l’échappée même, quelque chose rattrape sans fin Rimbaud dans ces parages. Il ne s’agira pas de dire par là, à nouveaux frais, que nul n’échappe à sa naissance, ni de montrer, même si c’est vrai, et même frappant, que Rimbaud est sans fin, et jusqu’à la fin, revenu à ce pays qui est donc malgré tout le sien.
Ce dont il sera question ici, dans ce livre qui juxtapose un texte et des photographies, c’est d’une énigme : bien que rien ou presque rien du paysage qui l’entourait, en tout cas comme tel, ne soit résolu dans les mots qu’écrivit Rimbaud, il reste que ce paysage, nous ne pouvons le retirer ou le mettre de côté comme un simple décor à la tristesse interchangeable. Ce qui veut dire aussi que ce que nous voyons aujourd’hui, malgré les changements intervenus en plus d’un siècle –qui sont considérables, y compris et peut-être avant tout dans le monde rural– porte encore en avant le chant cassé. Et c’est cette manière de porter le chant, non comme un souvenir et certainement pas non plus comme une promesse, qu’avec les moyens du bord –images et mots– ce livre cherche à capter : de quelle façon l’immense masse d’oubli de la campagne se souvient, et comment il est possible, dans cette espèce de ritournelle enfoncée à même les mares et les ronces des sous-bois, d’apercevoir, peut-être, ce fond de vérité et même de vérisme qui trame l’espace de la voyance et de l’oracle.
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extrait du livre Rimbaud Parti