Le Corbusier
Paroles et notes recueillies par Jacqueline Salmon pour accompagner le cahier de photographies
Le Corbusier et l'architecture sacrée : couvent Sainte -Marie de la Tourette
Le Corbusier et l’architecture sacrée :
Couvent Sainte-Marie de la Tourette à Éveux
Au cours d’une visite, Le Corbusier eut un entretien amical avec l’ensemble de la communauté religieuse. A la demande des Pères, il expliqua la genèse du couvent et les principes qui l’avaient guidé dans sa construction. Cette conversation fut enregistrée au magnétophone. En voici les passages essentiels. En gardant la liberté et parfois même le négligé d’un exposé impromptu, ces notes nous restituent la fraîcheur de l’intuition première qui a animé le maître d’œuvre.
Ici, dans ce terrain qui était si mobile, si fluide, si fuyant, descendant, coulant, j’ai dit : je ne vais pas prendre l’assiette par terre puisqu’elle se dérobe ou alors cela coûterait les frais d’une forteresse romaine ou assyrienne. On n’a pas l’argent et ce n’est pas le moment de le faire. Prenons l’assiette en haut, à l’horizontale du bâtiment au sommet, laquelle composera avec l’horizon. Et, à partir de cette horizontale au sommet, on mesurera toute chose depuis là et on atteindra le sol au moment où on le touchera.
C’est de La Palisse mais c’est comme ça. C’est ainsi que vous avez un bâtiment très précis dans le haut et qui, petit à petit, détermine son organisme en descente et touche le sol comme il peut. C’est une chose qui n’est pas dans l’idée de chacun. C’est un aspect original de ce couvent, très original.
Le cloître. A un moment donné, le cloître était sur le toit, un magnifique cloître. C’était en face de tout ce spectacle naturel. Je pense que vous avez tous étés sur le toit et vous avez vu combien c’et beau. C’est beau parce qu’on ne le voit pas.
J’ai eu un moment l’idée de me dire : mettons le cloître là-haut. Mais si je le mets là-haut, les moines en feront une évasion peut-être périlleuse pour leur vie religieuse, parce qu’il y a une question dans votre vie magnifique, courageuse. Vous avez la vie intérieure très dure : elle est forte. Les délices du ciel et des nuages sont peut-être parfois trop faciles. Que vous y alliez de temps en temps, qu’on vous autorise à monter par l’échelle qui va sur le toit, c’est une permission pour ceux qui auront été sages.
Nous avons dit : le cloître doit être en bas. Mais alors, au lieu de mettre les arcades au-dessous, dans l’ombre et horizontales, qui exigerait des soulèvements, des remplissages, un tas de choses, j’ai pensé : laissons couler la terre où elle va, les eaux avec et puis mettons un cloître qui soit en croix au lieu d’être en anneau. Pourquoi pas ?
L’église est un bâtiment très important dans l’affaire. Il fallait que le niveau de l’église soit le plus haut possible, c’est à dire que, partant du haut, elle ait de la hauteur en gagnant le bas. Les lieux ont dicté cela. C’est l’arrivée vers la route qui donne un point bas qu’on ne peut pas exagérer. Ensuite, l’autel qui monte d’une ou deux marches. Enfin, une descente de plusieurs marches et, là où sont les stalles, la partie la plus haute. C’est la partie la plus basse qui donne la plus haute, mais c’est comme ça. Et alors là, vous avez une nef qui était de belle proportion, non pas par des tracés a priori, mais par l’idée créatrice… On dessine… Nous, nous avons des crayons à la main qu’on emploie de temps en temps, non pour faire des images superficielles mais pour faire des déterminations de volume et d’espace. Alors, l’espace a été créé avec ça et il y a eu divers débats.
Débat de l’introduction de la lumière là-dedans. Eh bien ! le problème d’une économie sage, et même féroce, nous a incités à mettre la lumière aux endroits faciles, accessibles. Ou bien, si c’est inaccessible, à des endroits où l’on n’a pas besoin d’avoir des carreaux bien nettoyés. Et alors, le problème de l’éclairage est toujours celui-ci, c’est de savoir ce qu’est l’éclairage : ce sont des murs qui renvoient une lumière, ce sont des murs éclairés.
L’émotion vient de ce que les yeux voient, c’est à dire les volumes, de ce que le corps reçoit par impression ou pression des murs sur soi-même et ensuite de ce que l’éclairage vous donne soit en intensité, soit en douceur selon les endroits où il se produit. De fil en aiguille, vous finissez par tricoter quelque chose. Je dis « tricoter » parce que ça veut dire que toutes choses sont l’une dans l’autre, l’une impliquant l’autre. Et alors, à ce moment-là, vous réussissez ou vous ratez.
Une inquiétude à avoir : le problème de l’acoustique. Nous avons eu des tentatives et des tentations de vaincre une acoustique difficilement définissable d’avance, très difficilement. On pourrait peut-être scientifiquement le dire mais pratiquement être controuvé par la réalité. Enfin, pour éviter cela, on avait décidé de faire de grands murs polygonaux pour briser le son, les reflets, etc. Seulement, comme on n’avait pas d’argent, on s’est dit : ce n’est pas la peine de les faire parce que cela me paraissait superflu et capable d’apporter un tumulte visuel qui m’aurait déplu et qui aurait en dehors de la belle limpidité de forme qui domine. Il y a ceci d’heureux : l’acoustique semble excellente. Une mauvaise acoustique pouvait être passible de s’adapter à la liturgie. La liturgie l’accepte. Tant d’églises ont une si mauvaise acoustique qu’on confond la mauvaise acoustique avec la liturgie. Ça crée ce brouhaha, cette confusion, ce mystère qui charme parfois. Ici, vous vous trouvez en face d’une acoustique qui peut être d’une grande pureté. Je n’en suis pas responsable, sciemment, pas tout à fait sciemment, mais admettez que j’ai peut-être eu du flair.
Je crois que la réussite de cette église qui, dans mon idée, devait être blanche, sera atteinte tout de même, même si elle n’est pas blanche. Je vous demande de la patience. Nous avons le temps. D’ailleurs, les budgets sont là pour fixer le calendrier. Commençons par avoir les murs tels qu’ils sont.
Nous aurons le sol de l’autel en ardoise noire ; l’autel en pierre blanche magnifique, pierre massive, et les murs gris béton. Avec la lumière qui sera là-dedans, je compte que ce sera bien. Il n’y aura pas de distraction possible par les images. Si vous voulez être bien gentils et témoigner de la sympathie à votre pauvre diable d’architecte, c’est en refusant formellement tout cadeau concernant et des vitraux, et des images, et des statues, moyennant quoi on tue tout. Ce sont vraiment des choses dont on n’a pas besoin. Non pas que l’œuvre architecturale suffise… Si, elle suffit, ça suffit amplement. Il ne faut pas croire que des imageries de figuration de toute nature soient pour ajouter quelque chose si l’architecture l’a déjà créé. La question est là.
C’est avec les autels que le centre de gravité sera marqué ainsi que la valeur, la hiérarchie des choses. Il y a en musique une clé, un diapason, un accord. C’est l’autel, lieu sacré par excellence, qui donne cette note-là qui doit déclencher le rayonnement de l’œuvre. Cela est préparé par les proportions. La proportion est une chose ineffable.
Je suis inventeur de l’expression : « l’espace indicible » qui est une réalité que j’ai découverte en cours de route. Lorsqu’une œuvre est à son maximum d’intensité, de proportion, de qualité d’exécution, de perfection, il se produit un phénomène d’espace indicible. Les lieux se mettent à rayonner : physiquement, ils rayonnent. Ils déterminent ce que j’appelle l’espace indicible, c’est à dire un choc qui ne dépend pas des dimensions mais de la qualité de perfection. C’est du domaine de l’ineffable.
Carnets
« Individu, collectivité, cosmos, telle a été la règle de la recherche pendant toute ma vie. »
Un homme qui cherche l’harmonie a le sens du sacré. Il est des choses qu’on n’a pas le droit de violer : le secret qui est en chaque être, un grand vide illimité où l’on peut loger ou ne pas loger sa propre notion du sacré – individuelle – totalement individuelle.
Cela s’appelle aussi la conscience et c’est cet outil de mesure des responsabilités ou des effusions, étendu du saisissable à l’insaisissable.
Ma certitude, c’est que le sentiment religieux ne peut pas, hors d’un tête à tête (chez soi, au calme) émaner de peintures ou autres représentations mais seulement d’une ambiance – fait architectural – du paysage. On doit être enveloppé et non pas intéressé intellectuellement.