Jean Gabriel Cosculluela

Etiage

Fata Morgana Fontfroide le haut, 2003

Pour Jacqueline Salmon

En regardant quelques-unes de
ses photographies de la Vallée de la Maulde




Une terre nue. Un bougé de silence. Tout ce que nous aimions encore plus nu dans la photographie.


La nudité est là, et nous l’habitons quelques instants avec l’air, la nudité, sans aucune ombre, d’une demeure. Le silence est là, noué dans ce qui fut gorge d’eau.


La nudité défait la photographie et l’écriture, elle en retient les mains vers.


Ce paysage est peu et il se refuse à l’abandon. Restent des mains, entre terre et ciel, les yeux fermés face aux mains vers.


Une marelle instable d’images et de mots : enfer, terre, ciel. Et terre et ciel, claudiquant. Nous n’arrivons même pas à terre. Comment avoir mémoire du plus nu, de l’inconnu ?


La lumière et l’ombre, et la poussière invisible, viennent dans les yeux avec la terre.


La photographie ressortit à la terre nue et au silence. Sans repentir.


Finalement, c’est le nu, c’est le silence de ces photographies. Et combien d’images encore ? Et combien de mots encore ?


D’un paysage affouillé, laissé au plus bas étiage, la lumière et l’ombre viennent se briser sur des terres d’images nues et silencieuses.


Avec ces photographies, comment voir plus loin que la lumière et l’ombre ? Mais la lumière et l’ombre sont des vies secrètes.


Les limites du silence ne se perdent pas sur ces terres desséchées. Nous avons gardé l’empreinte de quelque chose de perdu . Le silence seul est ce qui est perdu.


Il n’ y a aucun seuil qui soit ouvert à l’émerveillement nu de l’eau.


Les terres desséchées se craquèlent et font silence.


Le pont traverse la disparition, le manque. Tout, autour, se tient sur le seuil du silence.


Les chemins craquelés appellent encore les terres et quelques pierres écartées sont à l’écoute du dessèchement, retiennent le silence.


Lumière et lumière. Lumière sur la forme vide du lac sec.


Le dessèchement garde la lenteur du paysage, le cours nu de l’émotion, les mots dispersés de (nous) qui restons.


Nous : le temps de nous retrouver terre à terre.


Ici.


Ce mot, seul, suffit. Ici est un mot seul au bout de chaque chemin desséché. Le chant seul de l’ici dans ce mot.


Ici vient, dans le vide. Ici, très nettement. Ici, sur le point de disparaître aussi, ce n’est pas une illusion.


Ici, les vies secrètes de quelques fins de terres, où donner encore de la mort aux terres. Ce sont des choses qui arrivent : rien. Mais même la mort ne veut pas de rien


Ici. Au fond des yeux à force, des maisons nues, des portes enfoncées et des derniers mots, que nous aurions volés.


Presque un danseur, qui apparaît et disparaît sur le sol sec. D’une neige évanouie, la marelle du sol sec. Mourir me poursuit, dit le danseur : enfer, terre, ciel.


La solitude incontournable de la vallée. Plus loin, c’est encore ici. Comment voir plus loin que mourir me poursuit ?


Le lac, à l’étiage, ici, est un repentir sur la mort pour la photographe et l’écrivain.


Le secret s’oublie dans ce paysage nu, inouï, le secret le bouleverse. Le deuil de chaque seuil, détruit, ouvert, tremble encore dans les mots du secret.


Ici ou nulle part : comme donner un nom au silence. La photographe, avec l’écrivain, tous deux regardent l’heure. Ils touchent secrètement l’heure sans heure, au-dehors de tout nom et de tout silence. Ils l’inhument dans le secret de la terre. Le paysage, tout paysage est plein de noms et de silence, et le silence n’est pas l’opposé des noms il est leur preuve, leur limite, la preuve qu’ils touchent à leur limite, qu’ils sont seuls à la toucher, qu’ils en sont l’ébruitement.


La limite.


L’erre du secret. Natale, immense ou réduite à rien.


La limite.


Dans la limite, la fièvre de la marelle. Rien appelle. Rien appelle l’étiage .


L’étiage. Calme plat. Comment sortir de ce silence sans sortir des mots, des derniers mots ? Comment sortir du visible sans sortir aussi de l’invisible ? La limite, ici, nue.

Finalement, c’est le nu, c’est le silence de ces photographies. C’est de corps, de murs et de maisons absents que nous écrivons, c’est à main nue que nous écrivons devant ces photographies.


Marchant et contemplant cette terre nue, nous ne tournons jamais le dos à la nudité.






Septembre 2002-Avril 2003

En italiques des mots de Pascal Quignard, Paul Celan, Jean –Christophe Bailly
Edition de ce texte en tirage limité aux éditions Fata Morgana () avec quatre photographies originales de Jacqueline Salmon, dans la collection Hôtel du Grand Miroir.
Edition sur le site Internet D’autres regards.