Jacqueline Salmon
Entre centre et absence
Projet pour le prix de la Villa Médicis hors les murs, Charnay 1991 Photographie table des matières ,
Triangle et École des Beaux Arts, Rennes 1993
De 20 à 40 ans, j’ai vécu avec la peur de ne pas connaître l’écrivain, le compositeur, le peintre... « qui aurait vécu la même époque que la mienne » et « dont l’œuvre aurait modifié ma vie ». Plus tard des œuvres ont alimenté, traversé, parfois détourné mon propre travail.
Satyajit Ray est mort au printemps 1992. Je pensais aller voir John Cage au festival de Pérouse en juin, puis j’ai remis à l’année suivante, il est mort dans l’été. Ces deux disparitions ont été un choc. D’autres étaient vivants, il me fallait très vite aller les rencontrer. Vite trouver la forme que pouvait prendre une série de portraits. C’est dans cet état d’urgence que j’ai pensé mon projet et emprunté à Henri Michaux le titre Entre centre et absence. Être photographe me donnait une chance, Il fallait juste que je sois convaincante, et que l’on m’offre au moins une demi-heure de vie. J’ai pensé aux diptyques. J’étais sûre de trouver dans mes propres images, à la manière de Bachelard dans la Poétique de l’espace, un lieu de leur monde intérieur. Un lieu que l’intuition, la connaissance de l’œuvre et la rencontre imposeraient avec force d’évidence. Antony Tàpies a été le premier. Il était venu lui-même ouvrir la porte et, sidéré de me voir arriver avec mon ticket de métro encore au bout des doigts, puis de me voir sortir mon Rolleiflex de mon sac à main. Il attendait un minibus et toute une équipe ! Il me regardait travailler avec attention, nous parlions peu, nous étions tous les deux conscients de la difficulté, puis il m’a dit : « Vous me faites penser à Bill Brandt » et à partir de ce moment tout à été facile. Je suis allée à New York rencontrer Louise Bourgeois, j’ai choisi le portrait fait sur le pas de sa porte en la quittant, et je lui ai attribué le cloître de Clairvaux en déshérence en pensant à sa collection de maisons abandonnées. Je suis allée au Caire rencontrer Naguib Mahfouz au journal Al Ahram. Aveugle, on lui faisait la lecture à haute voix... Je lui ai attribué des journaux conservés dans une échoppe à Alexandrie. Pour Jean Louis Schefer, j’ai choisi un portrait déjà réalisé côtoyant un détail d’envolée d’anges aux seins nus dans la chapelle du lycée Ampère à Lyon. Sarkis pensait que l’échafaudage de la Sainte-Sophie était sans doute à l’origine de son œuvre.
Nous parlions d’eux, de moi, ou de cette fameuse deuxième image qui les intéressait beaucoup. Parfois je me sentais en confiance : j’ai demandé à Jacques Derrida: « Avez-vous une idée, un désir ? » Il m’a répondu : « Le désert, et je ne craindrais pas un signe sacré… » J’ai répondu avec le paysage de sel de Salins-de-Giraud. Pour Hubert Damisch, il fallait la chambre des fleurs de la villa Noailles, pour Paul Virilio un lieu d’hébergement chrétien….
J.S.