Christine Buci- Glucksmann
Un destin de femme
Misuzu Kaneko, Editions Eres, 2018
有時 Yûgi Le temps-existence
Mais que regardait-elle dans l’ombre de la librairie ? La mer argent, bleu dansant ou noire. Le ciel, avec ses mouettes, bleu, ou jaune pâle, prises dans l’indigo de la nuit. Et puis le cycle des saisons, ce temps éphémère du Japon, le Mûjo de l’impermanence. Ici un lilas, ici l’arbre qui refleurit, ici les lumières plus chancelantes de l’automne.
Et puis toutes les clartés, vers cette invisibilité poétique : Voir la lumière dans la boue. Car dans ce regard de Misuzu Kaneko, il y avait toujours une incertitude existentielle, celle de la vérité, entre rêve et réalité.
Mais entre le rêve et la réalité de ses poèmes, il y avait un destin de femme, avec tout son récit de vie : le yûgi, le temps-existence avec son itinéraire et ses tragédies.
Elle était née en 1903, à trois ans, elle perd son père décédé lors d'un voyage en Chine et son petit frère Masasuke qui est adopté par sa tante et son oncle. Un trauma indélébile, redoublé dans un jeu de miroirs et de mensonges. La dissimulation de la vérité créera une situation inextricable lorsque le jeune frère tombera plus tard amoureux de sa sœur, elle seule sachant la vérité. Elle vit son enfance et son adolescence, avec sa mère, sa grand mère et son frère aîné dans la librairie de Senzaki qui appartient à son oncle et qui a été donnée en gérance à sa mère. Senzaki, où elle est née, est une petite ville avec ses maisons traditionnelles, ses ruelles, son temple, ses activités quotidiennes, son grand port de pêche, et au loin, l’infini maritime.
Puis, à la suite d'une grande épidémie de grippe espagnole, sa tante décède et son oncle, se retrouvant veuf, épouse la mère de Misuzu qui part à Shimonoseki, se retrouvant ainsi la belle-mère de son propre fils. Lorsque son frère aîné se marie, Misuzu les rejoint. Shimonoseki, est une très grande ville au sud-ouest du Japon face la Chine, avec ses cinémas, ses magasins, ses cultures multiples. Misuzu a vingt ans, elle a fait le collège et réussi brillamment ses études. Son oncle lui donne en gérance la petite succursale de la grande librairie qu'il possède. Les livres donc, elle lit, lit et lit, et écrit ses premiers poèmes. Elle découvre les nombreuses revues littéraires du mouvement Dôyô très en vogue à cette époque. Dans un esprit de développement de la jeunesse, plusieurs grands poètes écrivent des poèmes et des chansons destinés à l'éveil des enfants, à la pratique d'une belle langue japonaise, et au développement d'une pensée poétique et rêveuse. Misuzu envoie ses poèmes et beaucoup sont publiés.
Puis arrive l'année 1925, un tournant de vie et une seconde tragédie. Masasuke qui a maintenant 19 ans tombe amoureux de sa sœur, persuadé depuis toujours qu'elle est sa cousine. On arrange alors un mariage avec un nouvel employé de la librairie Miyamoto. On saura très vite que c'est un coureur invétéré qui fréquente les maisons de plaisirs. Il lui transmettra la syphilis. Enceinte, elle écrit poèmes sur poèmes, mais rapidement son mari lui interdira d'en écrire, d'en envoyer à des revues, et même de correspondre avec d'autres poètes.
Elle donne naissance à un petite fille. De plus en plus malade, de plus en plus
blessée par la vie de débauche de son mari, elle supplie sa famille de l'autoriser à divocer, mais le père, comme il est de coutume à cette époque obtient la garde de sa fille. Le 10 mars 1930, elle va chez un photographe faire faire son portrait. Elle pose le ticket à côté d’elle, et elle se suicide avec des somnifères, espérant ainsi par ce geste que l' enfant soit élevée par sa grand-mère.
Elle laisse ses poèmes et son image, déformée, altérée par les tragédies et par cette mort toujours présente, qui a hanté de sa mélancolie le fond de fragilité et d’invisibilité de sa poésie.
無常 Mujô Le temps de l’impermanence
Refaire ce parcours, retourner dans les lieux de sa vie presque intacts à Senzaki, rencontrer des descendants de sa famille et découvrir l’extraordinaire aura poétique de Misuku Kaneko au Japon : tel fut le parcours de Jacqueline Salmon. Si bien qu’entre les poèmes et les photographies, une même poétique du temps se construit, nous laissant découvrir peu à peu la beauté poignante des choses fragiles. Ce qui est dans le cœur et qu'on ne peut pas dire, le Yûgen japonais.
Les lieux d’abord, que toute la culture japonaise a valorisés comme la forme même d’un voyage-vie. Des lieux cosmiques où le regard s’égare et se perd. La mer, le vent, les vagues, la lune et le soleil, tous proches du travail de Jacqueline Salmon Du vent, du ciel, et de la mer . Nuées éphémères, ciels d’orages et de naufrages, marée basse ou haute, et toutes les variations de la vague à travers les peintres : Courbet, Boudin ou Monet.
Ici, son regard explore cette mer du temps, comme en écho des poèmes, des La mer, la mer, pourquoi ce bleu ?
Le ciel, le ciel, pourquoi est-il bleu ?
Comme s’il s’agissait " d’entrer au service des nuages " (Ruskin) et de tout ce qui apparait et disparait soudainement dans sa propre fragilité. Le temps, ce temps de l’impermanence (le mujô) que j’ai découvert au Japon, imprègne tout de la mélancolie insidieuse du présent.
C’est ce temps-devenir qui habite les flux, les cycles de la nature, les saisons, les floraisons des cerisiers, les cascades des jardins ou les variations des poèmes zen, car " nous sommes tous des passants ". Aussi ne reste-t-il qu’à " saisir la fleur de l’instant présent ", à " accueillir l’esprit de la vague " ou à " chevaucher l’ouragan ". Je me souviens toujours de cette pièce entièrement peinte de vagues du temple Nischi Hongwan à Kyoto. En expansions ou calmes, les vagues libéraient la pièce de toute pesanteur, dans la profondeur fluide, courbe et sans horizon d’un monde flottant.
Un monde flottant, celui de l’éphémère où photographies et poèmes se renvoient l’un à l’autre. Mais à la différence de l’Occident qui a développé un éphémère mélancolique, celui de Hamlet ou de Baudelaire, le Mujô japonais, cette impermanence de toutes choses, relève d’un éphémère positif et cosmique. Celui des passages du temps, de la mort dans la vie, et celui du " don du temps " cher à Dôgen : sa répétition-variation et son renouveau permanent.
Car s'il y a une grâce du non-dit, du suggéré, du "juste capté" et du secret, c'est sans doute parce-que l'impermanence suscite l'ambivalence d'un mélange de tristesse et de plaisir, propre à ce qu'on appelle le Sabi.
間Ma Entre rêve et réalité
Il est un mot japonais qui m’a toujours fascinée et qui résume à lui tout seul une esthétique qui est une éthique : Ma. Tout à la fois le vide, l’intervalle et le passage. L’opposé de tous les dualismes métaphysiques occidentaux entre l’être et le néant, puisque le vide, si présent dans la culture japonaise, est à la fois un intervalle et un passage. Il sépare, relie, et installe une respiration, une fluctuation, une modulation qui est la forme même du temps et de cette "éthique du vide " qu’analysait Roland Barthes.
De multiples passages donc, comme dans l’itinéraire photographique de Jacqueline Salmon :
Passage cosmique de la lumière entre le premier plan de rochers et l’infini maritime, ou entre un soleil minuscule, perdu dans le lointain, et son double flottant et artificiel.
Passages floraux : fleurs et branches emmêlées comme dans un ikebana.
Passage de vie, telle la ronde des poissons.
Et partout, ces entre-deux esthétiques que suscite le Ma, dans les estampes (les ukiyo-e ou mondes flottants) comme dans l’architecture, en créant des liens entre les codes et les manières. Liens poétiques, comme la rencontre du soleil et de la lune " au fond de la mer". Ou ce mystère qui git là, dans les " étincelles d’argent " de la pluie tombant des nuages.
Mais le véritable Ma n’est pas seulement dans les poèmes et les photographies. Il est dans l’écart entre le rêve et la réalité propre à toute création, à sa lumière comme à sa part d’ombre. Une ombre légère, avec ses "résonances inexprimables" chères à Tanizaki dans son Éloge de l'ombre. Alors : " Le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. »
" Une beauté fantomatique " qui traverse tout, de ses lumières de rêve et de sa clarté diffuse. Comme dans le poème "Rêve et réalité":
Vraiment si rien n’était jamais fixé
Ce serait merveilleux
Voir de temps en temps la vérité en rêve
Ce serait merveilleux .
月 へ の 道 Tsuki e no Michi Vers la lumière
La recherche de cette lumière précaire et indirecte imprègne tout d ’une même poétique du temps. Comme si voir était toujours entrevoir, pratiquer «"une vision différée ". Car c’est bien par la lumière que commence le voyage-vie. Une lumière qui surgit de la boue et inonde les ténèbres comme dans les trois photographies de cette odyssée : " Là ou il y a de la lumière .
Tout d’abord, une lumière diffuse qui met au jour un sol craquelé de boue, et puis cette lumière cosmique qui inonde la mer comme un reflet ou un miroir, qui la métamorphose et contraste avec les montagnes noires et les quelques pierres , sombres elles-aussi. Là, un oiseau solitaire semble attendre le lever de la lune. Enfin l’entrée plus violente de la lumière, qui semble investir de son coin une plage déserte et des espaces sombres indéfinissables.
Lumière douce, lumière contrastée, et lumière presque violente : la lumière est sans doute le lieu d’une véritable quête poétique où, comme les insectes on risque de se brûler les ailes ou de se perdre. Une quête souvent empreinte d’une certaine mélancolie existentielle. Car la part d’ombre est toujours là, flottante, envahissante, voire dangereuse. Car si l’œil japonais est souvent net dans sa ligne-couleur et sa nudité qui plairont tant à Van Gogh, il peut aussi se perdre dans le "semi-formel "(Gyo) des spirales, des vagues et de tout le " nuagisme " du temps.
Dès lors, revendiquer la lumière, est-ce fuir ou chercher son contraire apparent, l’invisibilité? Ou plutôt, dans la poétique des nuages, l’art des plis et les savoirs des surfaces, l’invisible japonais ne relève-il pas d’un même plan d’immanence cosmique ?
幽玄 Yûgen Vers l’invisible
La langue japonaise dispose de nombreux mots pour énoncer ce qui échappe à l’énonciation comme au visible, dont un, tout particulièrement : le Yûgen. terme d’origine chinoise, il couple le mystère et l’obscurité, et renvoie à une beauté subtile et cachée, celle du théâtre Nô avec ses revenants, ses morts et ses démons toujours masqués, entre paraître et disparaître dans l’insaisissable de l’Idée. "Le Yûgen c’est ce qui demeure dans le cœur sans pouvoir être dit. La lune couverte de fins nuages, les feuilles rougies des arbres, les montagnes voilées d’automne, voilà les images du Yûgen." comme l’écrit Jacqueline Pigeot dans Questions de poétique japonaise. Cette beauté subtile du suggéré, du juste capté et du pourtant là, traverse toutes la poésie de Misuzu Kaneko. Elle écrit ce qu’elle voit, mais ce qu’elle voit s’échappe comme " la fleur du vide" du zen. Aussi l’invisible ne relève-t-il pas d’un Dieu transcendant et créateur. Il est comme la doublure et l’enveloppe infinie de toute chose. Telle une pensée fugitive, un instant fugace, une ombre changeante, des plans avec leurs entre-plans invisibles, semblables au sommeil avec " ses pétales couleur pêche" du poème "L’invisible"
Aussi :
" Des étoiles dans le ciel diurne nous restent invisibles,
elles sont invisibles mais pourtant elles existent.".
Mais alors comment passe-t-on du visible à l’invisible ? Dans leur parcours les photographies nous proposent un voyage dans cette invisibilité. Caché/montré du Bouddha qui apparaît dans ses tentures d’un rouge flamboyant, ou petites enveloppes des sculptures qui me rappellent irrésistiblement le Temple des Inaris de Kyoto, avec ses passages de torii laqués et ses multiples renards avec leur faux bavoir . Ici comme ailleurs, l’enveloppe dissimule pour mieux laisser voir. Comme cette invisibilité des intérieurs avec leur trame géométrique qui laisse juste entrevoir une lumière diffuse et comme exténuée.
Enveloppe, seconde peau, transparence et touches d’ombre, l’invisible ne relève plus d’une ontologie au sens occidental, mais bien d’une topologique. Elle ouvre un lieu, elle est un lieu, comme dans les spectacles de Nô chers à Zeami, lui qui écrivait :" Le beau c’est le caché."
有時Uji Avant/après, se souvenir : l'Être–temps
Elle dit:
Je me souviens. C’était le printemps, un de ces printemps où le son de la cloche du temple shinto se confond avec les murmures des vagues. C’était un souvenir presque mélancolique, comme ce baleineau qui pleurait ses parents morts. Mais moi j’étais déjà loin, dans l’infini de la mer et du monde, où je me survis.
Non, c’était plutôt l’automne et la fête du village. Des lampes tremblantes, soudainement mêlées à la nuit d’hiver. Une mer démontée, de la neige partout, et cette eau violette, couleur du Japon. Tout se chevauche, tout se mélange dans ma mémoire ourlée d’oublis.
Et soudainement :
"Il y avait Moi
moi qui regardais"
C’était une tombe, une toute petite tombe blanche. Avant ou après ? C’était une tombe pleine de lilas éparpillés, une tombe claire et presque rayonnante de ses fleurs. Celle de mon grand-père ? Ou la mienne plutôt ?
Et dans mon rêve surgissaient des pages, des milliers de pages, et même toute une librairie. Je suis née là, dans ces pages, et j ’y serai à jamais.
Comme le soleil se noie à l’oblique dans la mer à Senzaki et revient toujours, je peux me perdre entre rêve et réalité, devenir invisible, mais je reviendrai toujours. Là, dans mon écriture qui défie la mort et le temps.
Alors nous regardons :
La lumière tremblante d’une maison longeant les tombes, la mer se brisant aux abords d’immenses falaises, et cette tombe telle un œuf de pierre surgissant de la végétation et du vide.
Et puis ce panneau d’écriture japonaise, ce panneau-mémoire vieilli par le temps, mais toujours là : l'Être–temps (Uji) de Misuzu Kaneko dans le regard de Jacqueline Salmon, avec toute l’ambiguïté du terme. En effet, selon la prononciation, Uji signifie Être–temps ou par moments.
Elle et nous :
Deux regards, voire un entre-deux des regards, où surgit une véritable " poétique de l’itinéraire " (kakekotoba). Car, ici et là, dans l’immensité comme dans l’imperceptible des choses minuscules, " il ne faut pas se lasser de regarder " (miredo akazu). Si bien que le regard lui-même devient la forme du temps, sa poétique et sa philosophie.
Je me souviens:
C’était lors de mon séjour à Kyoto et à Tokyo pour écrire un livre : L’esthétique du temps au Japon. Dans ce voyage, une image m’a poursuivie. Cette photographie de la Dame du Dit du Genji que j’avais prise dans le temple où elle écrivit son merveilleux roman, près de Kyoto.
Masque blanc sur fond sombre, regard de biais, vêtements imprimés du kimono, et puis ce grillage froid et mat la séparant de moi. Au fil des jours, elle est devenue ma passeuse. Elle m’indiquait le chemin à parcourir que j’ai bientôt retrouvé partout, de Tokyo à Sendai, de Kyoto à Hiroshima. Car dans ce visage de Murasaki Shikibu, qui avait inventé la littérature et entrelacé le roman au statut des femmes, je voyais, comme derrière un écran ou un filtre, l’inextricable mélange de visibilité et de mystère qui habite le Japon. Et j’y voyais aussi cette figure du temps qu’elle avait elle-même inventée et pratiquée : mono no aware, la beauté poignante des choses fragiles. Et j’ai alors compris que toute vision requiert "un esprit flottant ", un "esprit du diamant", pour pénétrer le cosmos et toutes les strates du temps. Une conscience fragile d’exister, dans l’écoulement d’un temps où l’œil fluide et l’impermanence du monde se conjuguent.
Tout est donc dans le temps, et le temps est toute existence : Chaque singularité pré-individuelle - cette pierre, ce bambou, cette fleur -et chaque instant. Entre le Ji (temps) et le Yû (existence) il y a une immanence telle que chaque chose comporte son propre temps existence :Yûji. C'est pourquoi, le temps, n'est jamais abstrait ni transcendant, il unit le microcosme et le macrocosme dans l'énergie d'un auto-développement fait de rythmes, de respirations, d'intensités, de vitesse ou de lenteur : "Bien que la lune soit large et lumineuse, elle se loge dans une petite goutte d'eau avec le ciel entier"
et "La montagne et la mer engendrent chacune leur temps-existence "
Car, comme le voulait Dôgen, tout est temps .
"Le rat est temps
Le tigre est temps
La vie est temps ."