Bernard Lamarche-Vadel

Léviathan

Notes de chantier en hommage à Tarkovski, Créaphis, Grâne 1998

Les photographies nous récitent en sourdine à l’intérieur de chacune d’elles, l’ordre de marcher, le voeu de traverser, le commandement au regard de progresser, un dédale plutôt qu’un labyrinthe.
Un ordre, au plus haut degré de l’ordre (dans l’espace que restituent les photographies dans l’album), une condamnation certes, mais mouillée, trempée de flaques d’eau grasse. Suintement aigu de l’héroïsme, elle coule, l’odeur du mazout. J.S déterminée, absorbant par tout ce que nous voyons autant que par ce dont nous avons l’intuition libre et ce que nous voyons, projette une vision qui serait d’abord une odeur. Rares sont les photographies qui sentent autant ; de l’essence, du mazout, des fûts ouverts de goudron, le tout dans un écrin séculaire.
Contre un arbre, notre héroïne J.S exténuée, dans le film (lien au cinéma et à celui de Tarkovski en particulier auquel ses images sont en quelque sorte rendues), l’héroïne contemple un cadre architectural, une ligne classique que les corridors en arceaux soulignent.
L’impression en traversant cette multiplicité d’espaces de miroirs se renvoyant les uns aux autres leur unité, leur dépliement infini.
Palpable : l’horreur et les dents sur votre épaule, vous les sentez, autant que l’idée de poursuivre afin que l’horreur par vous advienne. On est poursuivi ou l’on poursuit pour la réalisation d’un crime, pour être tué, la tête dans une flaque d’huile de vidange, à moitié noyée, la bouche ouverte et jaune.
Le seul vrai problème reste celui de savoir dire et imprimer dans les cervelles molles combien le cambouis dont J.S s’imprègne des pieds à la chevelure, n’entrave pas aussi une signification de velours, douce, lente, imperceptiblement chaude au milieu d’un tel puissant déploiement de lignes droites, de parallèles internes, de froideur intellectuelle, de calcul, et de désert glacé.
Dans le chapitre en son entier, on doit pouvoir entendre continûment le poids du sol. Le poids des sols socle de l’architecture. On ne construit pas de la même façon sur une colline d’argile que sur le gruyère des blaireaux et des lapins de garenne.
Comment rendre cet effet de manège, de tournoiement ou de giration sur elle-même, entre ces images ; de la fuite scrupuleuse, calculée de J.S, dans les images mais sans qu’il soit possible de dire que c’est, oblitéré ou non, un autoportrait. Il s’agit du récit d’une fuite impossible, d’une fuite mortelle à croiser jour et nuit des espaces vides, vaquants, mais dont l’histoire telle que nous la lisons spontanément en feuilletant l’album est lourde, puissante, sacrifiée.
Dire encore et toujours que nous sommes bien dans un espace construit ; des murs en brique, en ciment, en terre, que sais-je ? Et l’on doit entendre une compréhension parfaite, impeccable, en profondeur, du constructivisme, et de son dépassement feutré dans la photographie de n’importe quel site industriel ; quel que soit le style de ce dernier c’est-à-dire sa date d’élaboration.
L’opposition entre espace constant et espace dynamique. Un écartèlement tel que la tête tourne au lecteur du livre d’images de l’existence de J.S. Savoir mener jusqu’au goût final de confiture, les altercations entre les lignes qui donnent à ligne le primat d’une reconnaissance d’un objet. Une ligne distingue, la couleur qualifie. La ligne, l’effet des lignes, sont-ils gagnants à coup sûr dans la transmission de la nature d’un objet ? Je le crois, je le crains.
A commenter longuement, cette vision photographique du suspense ; durant tout le livre la même question qui devient affolante : J.S parviendra-t-elle à s’en sortir ?
L’idée d’un ensemble de photographies dont la petite musique intégrée soit la recherche de la sortie, rien de plus, tenter de sortir et de comprendre (par l’effet de variété des images) que l’on ne s’en sortira pas, jamais ; nous sommes à présent éternellement conditionnés par l’équerre et le fil à plomb. Ils ont rempli tout l’espace ; remplissage, au sens où l’étalon remplit la jument.
ARAGE : Ah ! rage ! dans un garage. Abrasion totale de l’humanité, des êtres vivants, dernier geste de constat, tout est vu ou il n’y a rien à voir, reste à arpenter. Décrue croissante, croissante éternité.
« Y a-t-il un homme ? » Une sorte de rond-point à a recherche ou à la poursuite de l’homme, de son apparition dans son dédale.
Rien sans Kafka, co-fondateur avec Marcel Duchamp de l’ironie blanche, forme allégée du désespoir.
Les verrières, notre incarcération nous vient aussi du ciel.
Remettre en forme les formes du désastre industriel traversé. User, proposer, les aboutissements construits et déchiquetés du paysage vu de l’intérieur, avec vue sans rien, de l’espace, des profondeurs sans suite, sans buts. Dont on sait d’où elles viennent. Pour le geste. Pour signifier que là où il n’y a rien, un oeil est sauf, résiste, sacrifié à contempler longtemps des trajets, ces derniers lui imposent progressivement que le parcours n’a aucun sens extérieur à lui même : déambuler dans le vide, déambuler sous les enveloppes, entre des enveloppes. Lorsqu’on passe de l’âge et de l’espace des jeux à celui des enjeux, comment garder une certaine rythmique déduite des comptines enfantines, une sorte de déhanchement permanent : l’artiste danse quand bien même croit-il encore fauter.