Jacqueline Salmon

Notes de chantier en hommage à Tarkovski

projet 1986

En 1989, les architectes Christine Royer et Dominique Chapuis m’ont demandé la réalisation du 1 % de la bibliothèque de Die. Le lieu d’origine est une cimenterie du 19e : lieu de la manipulation du matériau même de la construction. Au début du siècle, il se transformait en garage Peugeot, lieu des fantasmes d’honorabilité et de possession. En rêvant à ces métamorphoses successives, j’ai trouvé l’idée qui allait présider à une longue série de photographies sur deux années. Je l’ai conçue ainsi : le chantier propose des installations inconscientes, la photographie les note, elle devient la mémoire du lieu, du lent effacement de son passé. Je fais de la réhabilitation du lieu, de cet état de démolition et de reconstruction simultanées, un symbole.
C’est en apprenant la mort de Tarkovski dans les premiers mois de ce travail, par la radio d’un des ouvriers du chantier, que je décide de lui dédier mes photographies. Me référant à ses films Nostalgia et Stalker, je montre cette architecture mouvante comme le lieu d’un passage initiatique en temps réel (celui du chantier) par l’eau, symbole de gestation, et à travers le traumatisme de la démolition, métaphore de la mort, qui devient le passage obligé de la renaissance.
Le chantier devient le lieu où se réalise la quête légendaire du rajeunissement et de la connaissance. L’eau, la terre et l’air s’allient à la « substance de la nuit » et sont les matériaux de l’architecture nouvelle, comme ils sont ceux de la vie dans L’eau et les rêves de Bachelard.
Le nouveau bâtiment émerge de son reflet.
La longue métamorphose du lieu se fait à travers la mémoire de l’architecture, et les images suggèrent tour à tour Delphes, Palladio, Le Corbusier. Enfin, cette série est conçue comme un livre : le Livre de la bibliothèque.
La succession des images propose une syntaxe, se référant sans cesse aux mouvements d’une caméra. Sans recadrages, c’est aussi une suite de variations sur le carré, où les propositions d’organisation de l’espace seraient une structure de soutien au flot des réminiscences.

J.S.