Jean-Christian Fleury

Pour un humanisme des formes

Photographie magazine, mars 1997

Jean Christian Fleury, Pour un humanisme des formes
Photographie magazine N° mars 1997

Jacqueline SALMON a trouvé dans la photographie le moyen de nouer ensemble l'architecture, l'histoire, la philosophie et la littérature, par la pratique d'une écriture engagée concrètement dans le temps et l'espace.

A partir de 1981, Jacqueline Salmon se consacre totalement à la photographie et réalise à Lyon, sa ville natale, des portraits de lieux (plutôt que des photographies d'architecture) où se lisent les signes d'une histoire sociale. Ses séries évoquent les mutations passées et présentes de lieux architecturaux dont le destin épouse celui de la société.
Avec la restauration de la cathédrale Saint-Jean, elle s'interroge sur le statut d'un lieu religieux aujourd'hui.

Avec 8 rue Juiverie, elle évoque l'histoire d'une maison noble devenue un squat puis une HLM.

Dans Hommage à Tarkowski, un garage se métamorphose en bibliothèque ; dans Hôtel dieu, un hospice fondé au XIe siècle à Troyes est sur le point d'être transformé en bâtiment universitaire ;

A Clairvaux, le monastère perce sous la prison.

Face à la perte d'identité de ces lieux, Jacqueline Salmon témoigne de la fragilité de la mémoire collective.
Son attitude est militante aussi : le squat, l'hôpital, la prison, les Chambres précaires, ces dortoirs pour SDF sont des lieux socialement chargés où les exclus laissent les signes ténus de leur passage.

Parfois même n'en laissent-ils pas, comme les tribus indiennes qui vécurent dans l'Alberta et auxquelles Jacqueline Salmon consacre les stèles photographiques de In Deo : Monuments commémoratifs composés de l'image d'un arbre-totem et de celle d'une roche sur laquelle elle a inscrit le nom d'un chef ou d'un héros défunt : bien plus que d'une démarche conceptuelle, il s'agit ici par la photographie, de rendre possible un rituel de commémoration d'une culture oblitérée par le temps et la volonté des colons blancs.

Qu'elle photographie un paysage, les monuments d' Egypte ou le couvent de la Tourette conçu par Le Corbusier, elle cherche à entendre le message des formes, à comprendre à travers le temps, ce qui nous unit aux hommes, à leurs craintes et à leurs espoirs.

Si l'humain est au centre de ces travaux, l'Homme y est peu présent physiquement. L'idée du portrait est pourtant l'un des fils conducteurs de l'œuvre de Jacqueline Salmon. Se refusant à tout faire dire au visage (dont elle aime qu'il résiste), elle l'associe volontiers à un paysage ou à une architecture qui lui fait écho, comme dans les diptyques de Entre centre et absence où elle avait réuni sa " famille de pensée " : artistes, intellectuels dont elle tentait de visualiser la pensée.

Avec sa récente série Près et loin d'Italo Calvino, c'est l'univers romantique et la démarche intellectuelle de l'écrivain qu'elle s'efforce de restituer (et non d'illustrer). L'écriture photographique de Jacqueline Salmon, qu'on ne saurait limiter au style ou à la composition, est induite par des projets dont la valeur est à la fois éthique et plastique. Soucieuse de servir un sujet et non de s'en servir, elle assume la fonction documentaire de ses images - que par ailleurs elle intègre volontiers à des installations- et se refuse à mettre en scène ce qu'elle photographie, s'en tenant à la liberté du point de vue car, dit-elle, " les propositions du monde vont bien au-delà de ce que nous pouvons y mettre ". Pour elle qui collectionne les citations avec gourmandise, la photographie est le moyen de citer le monde et les œuvres des hommes.