La leçon de la Tourette

in: Le moniteur, 21 octobre 2005

"Je crois que l'artiste ne peut pas prétendre à mieux que d'éterniser le moment conjoint de la chose et de lui." Francis Ponge - La rage de l'expression

Le couvent de Le Corbusier est le seul lieu où je réalise des prises de vue depuis 1983 et où j'apprends à chaque fois quelque chose de nouveau. Lors de ma première visite, rien ne s'est passé. Je n'étais pas encore photographe. Le lieu m'a semblé froid et je l'ai oublié. Lorsqu'en 1983, une commande de la mission du patrimoine photographique me fait retourner sur les lieux, je comprends  tout de suite que je suis  face à un très grand sujet. Je découvre alors  à travers l'objectif un nouvel espace, et cette fois c'est la rigueur de sa composition  qui m'impressionne. Toute jeune photographe, je n'avais pas encore expérimenté cette curieuse alchimie entre ce que j'étais, ce que je cherchais, et ce qu'un  lieu pouvait m'apporter.

_Un sens intuitif du sacré

Les Dominicains étaient portés par cette architecture.  Un laïque l'avait conçue... Il y avait là quelque chose qui  me concernait que je devais comprendre... Pour m'éloigner des photographies que l'on connaissait, j'ai choisi de montrer la mise en place de formes symboliques simples (cercles, carrés, triangles) et leur jeu avec la lumière. J'ai tenté de trouver un style propre à cet édifice, qui soit aussi le mien. Une première série en noir et blanc a ainsi été réalisée et exposée en 1987 au Palais de Tokyo (Paris) pour le centenaire de la naissance de Le Corbusier. Puis les Dominicains m'ont demandé des cartes postales en couleurs. On ne regarde pas de la même manière en couleurs ou en noir et blanc. On ne voit pas les mêmes choses. Le Corbusier emprunte ses couleurs à la charte du photographe : ce
sont celles de la lumière . J'ai reçu cette évidence comme une révélation qui avait sa portée symbolique. Pas ou peu de contrastes : des "boucliers pare-soleil"  rendent la lumière diffuse. Des fentes étroites laissent filer un rai de jour avant d'être relayées par de longs tubes néons... Et cette manière de construire un mur dans le cloître de plein air des terrasses, à une hauteur telle que le regard ne puisse être distrait par les variations du paysage!

_Une oeuvre inépuisable
Je suis retournée récemment à la Tourette, avec Hubert Damisch et Téri Wehn qui le découvraient. Hubert en  théoricien de l'art  me faisait remarquer les références de le Corbusier à l'architecte florentin Brunelleschi : "l'ombre de la colonne est un
pilastre". Et je remarquais alors que dans l'alignement des colonnes, les piliers au nu des murs restaient visibles au lieu d'être recouverts de l'enduit de surface. Du coup j'observais les étroites colonnes soutenant les pans de verre ondulatoires et notais qu'elles n'étaient pas de
même nature que celles de la structure porteuse... autre référence à Florence : le souci de dissocier la question de la façade de celle de la structure. Téri qui filmait notre visite voyait tout autre chose. J'apprenais que cette ligne de ciment noire incrustée dans le sol de
l'église, qui part de l'autel du Sacré-Coeur pour aller buter de manière incompréhensible contre le mur du côté de la sacristie, pouvait se prolonger virtuellement pour rejoindre l'autel de l'Oratoire. Je réalisais l'importance des pentes. A Ronchamp, elles élargissent l'espace visuel, à Firminy on doit faire l'ascension de l'église. A la Tourette ,on pense aux longues rampes des tombes égyptiennes. Alors que le couvent est suspendu à une horizontale qui ne rejoint jamais le sol pentu de la colline, on descend à l'église qui elle, est enracinée dans la terre

Hubert remarquait toutes les pentes, et particulièrement, les plus discrètes : celle du toit de l'église vue depuis les terrasses et qui, confrontée aux parallèles des parapets, accentue l'apparente fragilité du bâtiment, ce côté "fait main" d'un béton jamais tiré au cordeau. Je pourrais longtemps encore, ajouter une découverte à une jubilation intellectuelle, et à chacune le problème d'une représentation photographique immédiatement compréhensible. Je suis sûre par exemple que les colonnes  plantées dans le sol se réfèrent aux propylées d'Athènes. J'avais été émue par ce détail lors d'un voyage, et J'ai pu voir dans un petit livre acheté à Athènes que Le Corbusier en avait photographié la base. C'est dans ces superpositions de références à l'histoire de l'architecture, et dans la simplicité de leur énoncé, que La Tourette m'apparaît inépuisable, comme est inépuisable la manière de la représenter.