Gilles éboli

Résidence principale

Futurs antérieurs, Loco, 2021.

À partir de 2016 s’est ouvert pour la bibliothèque municipale de Lyon le grand chantier du silo : il s’agissait alors de « requalifier » sur une période de cinq à six années ce bâtiment très particulier renfermant les collections lyonnaises, requalification entraînant déménagement et réaménagement complets desdites collections.
Complexe, coûteux, long, ce chantier qui allait s’ouvrir n’en demeurait pas moins opaque pour le public. Que la Cité consacrât des sommes importantes à l’opération sans qu’au-delà du vote municipal le projet fût plus largement explicité ; surtout que les enjeux mêmes de la présence de la bibliothèque dans la Ville ne fussent pas exposés, mis au jour, m’apparaissait, en bonne hygiène démocratique, comme un obstacle à surmonter de toute urgence.
Le besoin était donc de « documenter », au sens noble du terme, ces travaux, en les donnant à voir, d’ouvrir le débat de la bibliothèque dans la ville, de s’interroger sur ses missions aujourd’hui, de porter un regard neuf sur sa fonction, à travers son bâtiment, sa collection, son public.

Je connaissais à cette époque le travail de Jacqueline Salmon, notamment à travers deux entrées, le Grenier d’abondance et la Carte des vents. Ces deux entrées, l’une directement liée à un chantier de requalification, l’autre posant la question de l’écriture, me donnèrent l’idée, l’envie de proposer à Jacqueline Salmon une résidence à la bibliothèque.
Son engagement pour ce projet concernant sa ville a, je dois le dire, dépassé toutes mes attentes. Car c’est non seulement avec un enthousiasme communicatif que Jacqueline accepta cette proposition, mais c’est avec toute sa générosité, toute sa créativité, toutes ses mémoires et toutes ses visions que le projet s’est construit, dans un tryptique bâtiment/collection/public convoquant deux expositions (« La bibliothèque, totem et racine » en 2019, « La bibliothèque, miroir et abîme » en 2021), un site, une livraison de Gryphe, la revue bibliophilique de la BmL (Bibliothèque municipale de Lyon), des rencontres, des ateliers… et le présent volume rendant compte de cette aventure singulière.
« On ne voit pas la même chose » : Jacqueline Salmon utilise cette expression pour distinguer son travail en couleurs de son travail en noir et blanc. Plus largement, il m’est apparu avec la résidence, et la résidence l’a confirmé évidemment, que Jacqueline, à ce moment précis du déclenchement, voit autre chose que nous, au-delà du trivial « regard extérieur ». C’est, avec un déplacement qu’elle seule peut opérer, un autre regard que nous a apporté Jacqueline, nous permettant au final de voir, comprendre, ressentir la bibliothèque comme nous ne l’avions encore jamais vue, comprise, ressentie.

Au final donc, c’est en fait la bibliothèque, son bâtiment, sa collection, son public, qui se sont retrouvés en résidence, principale, chez Jacqueline Salmon par un jeu, inattendu peut-être, mais vertueux sûrement de va-et-vient partant de « Totem et racine » pour arriver à « Miroir et abîme ». Et il n’y a, le processus une fois lancé, aucun hasard et beaucoup de nécessité à voir convoqués à partir des fonds historiques de la bibliothèque Raban Maur (même fermé !), Philibert de l’Orme, la Description de l’Egypte ou la collection de livres d’heures et de missels. Ces monuments de l’histoire du livre viennent en effet à leur tour, après et avec le Grenier, mais aussi la rue Juiverie, Sangatte, la Hague, Le Corbusier… s’agréger pour poursuivre la saga salmonienne. Une saga aux multiples saisons (l’Égypte d’abord, l’architecture aussi, le portrait bien sûr, mémoire et savoir encore), mais sans dispersion aucune, une fois cette responsabilité de la photographe assumée (faire de la parcelle un tout, de la seconde une éternité) et déclinée dans ses marges (la façade, mais aussi le chantier, le spectacle, mais aussi la répétition, le texte, mais aussi la page de garde). À travers totem et racine, miroir et vertige, la résidence s’avère bien alors le plus court chemin de création, de savoir et de mémoire : Jacqueline Salmon l’a ouvert en toute amitié, en ouvrant d’autres encore, en toute générosité.