Dominique Baqué, Jacqueline Salmon : mémoriaux

mémoriaux , ambassade du Canada , Paris 1997
architectures intimes, art press, rubrique La photographie, Juin 1999
enfermements vs égarement de liberté, art press, rubrique La photographie, Août 2010

Au début fut la déception. Sentiers balisés, ponts, autoroutes, parkings, escaliers, interdits de toutes sortes. Le paysage canadien n'offrait au regard que ses étendues sagement circonscrites, affichant le manque de son histoire, à la différence des paysages européens. Parasité par l'imagerie touristique, il se figeait en carte postale verdoyante.

Puis advint l’inattendue découverte d’une stèle, sise dans le McDougall Methodist Church, près de l’actuelle réserve des Indiens Stoney : de forme pyramidale, la stèle était plaquée d’un bronze sur lequel on pouvait lire l’inscription suivante : « A tribute to the Stoney Indians, they rendered to coesar the things that were Coesar’s and to God the things that were God’s ».

Au-delà de l’intolérable paradoxe – les Indiens auraient rendu aux Blancs ce qui leur revenait de droit et à ce titre en furent remerciés -, l’inscription prend valeur de révélation. Elle rend enfin possible une conversion du regard et constitue, en retour, un projet à valeur éthique autant que plastique : restituer aux tribus indiennes leur dû. Tout aussi bien, leur origine.

Mais il y fallait la patience du détour : le lent apprentissage par l'artiste du territoire, non plus tel qui fut balisé par les Occidentaux, mais tel qu'il fut longuement, silencieusement, apprivoisé par les Indiens. Il y fallait la mise en jeu, la mise en risque du corps propre par la marche, puis par l'ascension.

L'ascension, qu'elle soit celle du marcheur, du prophète ou du saint, se veut toujours une figure de l'initiation; et il y a quelque ascèse du corps à délaisser les sentiers battus pour monter, s'élever, se hisser là où les roches offrent leur aride nudité, leur dépouillement austère, la perfection brutale de leurs aplats. Là où la forêt s'est raréfiée et où les arbres morts s'érigent, tels des totems, sur le bleu du ciel.

Elancés, incurvés, les arbres photographiés par Jacqueline Salmon constituent les emblèmes totémiques des ancêtres indiens qui, par-delà la mort, leur insufflent vie et sens, mais dessinent aussi comme de fragiles plumes qui ploient sous le vent. Or l'essence de la plume réside dans son ambivalence : à la fois résistante et frêle, elle se fend de manière aléatoire, incarnant la vie et ses brisures. Car il n'est point de vie qui ne comporte, secrète ou ouverte comme une béance, sa faille, son manque à être. Allégorie de la force et de la fragilité, la plume l'est aussi de la jeunesse et de la veillesse, du masculin et du féminin. Elle vient ici signifier la vulnérabilité de toute entreprise mémorielle, mais aussi et pourtant son impérative nécessité.
Une nécessité que Jacqueline Salmon, assumant par là son occidentalité, conçoit sous la forme du nom et de son imposition.

Dans la série photographique qu'elle avait auparavant consacrée à l'Hôtel Dieu de Troyes, il était aussi question de sauvetage de la mémoire. Celle d'un lieu, celle des malades, celles des membres bienfaiteurs. Or contre la puissance de l'oubli, il est deux voies : l'une, affective, singulière. Recueillir en soi la présence absente de l'Autre , se laisser habiter par le défunt. L'autre, symbolique, collective.
Commémorer et ritualiser. Ou encore : inscrire le Nom, croire en ce pouvoir de résurrection que sont le Logos et la Graphè.

Parce qu'elle a la vigilante conscience d'être occidentale et non indienne, Jacqueline Salmon réinvestit la tradition de sa culture : celle du christianisme, celle de l'ancienne Égypte. Pour la pensée chrétienne, il y a comme une présence réelle, effective, dans le Nom invoqué, et dans le Nom divin plus que tout autre. Pour la pensée égyptienne, prononcer le Nom, c'est créer la chose ou l'être. Le Nom sera chose vivante : en l'écrivant ou en le prononçant, on fera vivre ou survivre l'être dont il est la marque singulière. Ainsi l'énonciation est-elle parole ritualisée, liturgique. Éternisant ce qu'elle rapporte, elle véhicule un passé qui ne passe pas, elle fige le temps en un passé-présent éternel.

Dans IN DEO, la salvation de la mémoire des tribus Blackfoot, Blood Cree, Kootenay, Sarcey, Stoney, s’opère par l’inscription à vif sur la roche des patronymes qualifiant les héros défunts : Big Bear, Bearspaw, Walking Buffalo, Crowfoot... Comme la litanie ritualisée de ceux qui conduisirent l’héroïque geste indienne et que menace un double oubli, - d’avantage encore : une double oblitération. Celle du temps ; celle des colons blancs qui, conquérant le Nouveau-Monde, annihilèrent avec la violence que l’on sait des cultures entières.

Contre quoi il fallait le monument : non point, ici, l’architecture, mais la stèle photographique. Et la restitution du corps indien à sa glorieuse étymologie : « Colombus was so taken by the beauty, both physical and spiritual, of the habitants he first met on these North American shores, the Taino people, he believed they must have been made in the image of God « du corpus in deo », from the body of God. From « in deo » comes the name, « indian ».

Ce fut IN DEO, série de douze diptyques dédiés à douze chefs et héros indiens.
Douze, parce que ce chiffre règle l'ordre cosmique conçu par les Indiens, l'espace et le temps. Douze, encore parce que ce chiffre se dessine en forme de cercle et que le tracé du cercle est le premier acte par lequel un Indien définit l'espace du sacré. Douze enfin, parce que la cosmogonie indienne fait état d'une création déployée sur douze jours, et la mystique, de douze paradis situés au-delà des Montagnes Rocheuses, là où souffle le "Grand Esprit" qui donne puis reprend la vie.

Robert Musil "Toute nos pensées sont sympathie ou antipathie". En son sens radical, IN DEO se veut sympathie pour la culture de l'Autre, la culture indienne.

Entre centre et absence, le dernier travail de Jacqueline Salmon, présentait des portraits, ceux des artistes-peintres, sculpteurs et architectes, musiciens, hommes de lettres, chorégraphes ... - à qui elle voulait rendre hommage en les confrontant à des lieux. C'est dire que le visage ne pouvait se lire sans l'écho du lieu, c'est dire aussi que ce lieu devait énoncer sur l'oeuvre et son auteur une vérité qui ne se réduise pas au choix subjectif de la photographie, mais qui puisse se partager et se transmettre.

Là comme dans IN DEO, la photographie vient ainsi dire que nous habitons un même monde, et que ce monde a été articulé par les oeuvres fondatrices d'une culture, tout autant que par les actions oubliées de certains : dans tous les cas, il s'agit bien d'une vie de la pensée, dont Jacqueline Salmon espère perpétuer le souvenir. Non sans un sens aigu de l'urgence et de l'irréparable : dans Entre centre et absence, c'était l'ontologique précarité des êtres, l'imminence de leur disparition qu'il fallait conjurer. Dans IN DEO, c'est à une culture morte, mise à mal, violentée qu'il s'agit de rendre un vivant hommage.

A l'idéal trop massivement humaniste de Family of Man, dont Roland Barthes avait su dénoncer les implications idéologiques, Jacqueline Salmon a préféré le projet par définition ouvert, à jamais inachevé, de réunir une "famille de pensée". C'est dans cette famille, rêvée comme un espace de circulation et d'échange pour la pensée libre, que vient s'insérer aujourd'hui l'altérité de l'Indien.

Ainsi l'oeuvre trouve-t-elle sens et unification : qu'il s'agisse de chantiers en cours, d'appartements vidés de leurs habitants, d'un ancien hôpital aux murs écaillés et aux dallages que ne font plus raisonner les pas des malades, qu'il s'agisse enfin des bords du Rhône ou des roches ciselées de l'Alberta, il est advenu quelque chose dans et par ces lieux, et c'est cela même qu'il faut sauver de l'oubli, constituer en mémorial.