Laurier Lacroix

Ecrire le pays des îles

J’ai VU, Québec 2008

Partir ? Non pas, mais voyager.
Te déplacer, accompagné de la curiosité et de la nostalgie que tu portes en toi, à la recherche d’autres façons de voir.

Aller dans quelle direction ? Vers quel lieu ?
Là où la lumière te conduit. Parcourir l’arsenal vertical et déserté ; couler ton corps dans celui, en friche, du jardin ; retracer la contrée du poète, abandonnée ; te pencher sur les méandres éternels ; saisir la lumière de l’architecte ; tourner avec l’ombre et la ravir ; capter la présence dissimulée de ce visage offert ; sonder les réserves épuisées du musée ; explorer les zones interdites où des gens parqués attendent, comme toi.

Suivre quel itinéraire ? Toujours aux limites, sur les traces d’autres présences furtives, oubliées, dans les pas de traverses à réinventer, rempli des espoirs de ces espaces à explorer.

Le voyage sera fait d’errances, de détours, de redécouvertes. Il est aussi imaginé, inventé, anticipé et préparé. Il est soi, à la fois inquiet et aux aguets.

C’est dans cet état que ton voyage s’inaugure, à l’affût de pistes, de notes, de cartes, de noms, de guides, des journaux de ceux qui ont parcouru ces lieux avant toi, qui t’y ont précédé.

Les îles appellent les îles.

Les premières cartes qui racontent le Canada présentent le continent comme des organes, contours du cerveau ou de poumons circonscrits par un réseau de radicules et de radicelles, racines qui puisent dans les alluvions du fleuve et qui en irriguent le sol. Était-ce que ces explorations accompagnaient celles que la médecine perpétrait alors à l’intérieur de la chair et que la biologie fixait dans des tableaux, des planches anatomiques et des cires, comme des mappemondes et des globes du corps ?

À ce tracé morcelé et déchiqueté s’oppose, en creux, celui du fleuve, vide et lisse mais pourtant inondé de formes génériques, oblongues et échancrées, dont l’ombre portée du dessin rehausse le grand cours d’eau. Elles importent les ombres. Apaisantes, elles cachent et révèlent la profondeur des formes. Les îles vues par le cartographe sont plates, mais elles signalent déjà un relief, celui de leur nom clairement épelé en lettres capitales, comme si leur position unique ne permettait pas de les reconnaître et de les distinguer.

Le corps de l’île est, comme toi, inscrit dans son contour et dans son nom. Il porte une configuration unique, découpage qui lui donne ce grain particulier, ces stries qui le rident, ces histoires que tu fais tienne.

Avant d’écrire les îles, d’en prendre la saisie, il faut assimiler ce que tu as déjà vu, te confronter à ce que tu as entrevu ou imaginé à travers toutes les représentations qu’en proposent l’art, l’histoire et la géographie.

Sur la carte, les roses des vents comme des soleils dardent leurs rayons et découpent l’étendue de la terre, posant les balises non seulement des points cardinaux mais aussi d’improbables latitudes au gré desquelles tu dérives. Comme toi, l’explorateur découpe le pays point par point. Au fur et à mesure de son avancée, il place une autre marque tout aussi relative et imprécise que la précédente, mais qui lui permet de cheminer et de s’y reconnaître. La forme irrégulière de la terre vient buter sur le plan lisse de l’eau, agité par de schématiques vagues qui épousent la forme du navire.

Le bateau te conduit à remonter le cours du fleuve. Autour de toi le mouvement des courants, telles des empreintes digitales, signe la mobilité de l’eau et lui donne sa couleur spécifique. La profondeur des fonds marins et l’évasement des rives fournissent à la vitesse de l’eau la qualité de l’expérience à laquelle tu te confrontes.

Les peintres de paysage ont été les premiers à fixer l’esprit et l’essence d’un lieu. Ils se sont imprégnés de l’espace et de ses limites.

Ici, la tradition d’une première peinture de paysage remonte à la fin du XVIIIe siècle, alors que les topographes militaires britanniques observent le pays qu’ils viennent de conquérir et le découvrent un carnet de dessin à la main. Entre la mer et l’eau douce, la remontée du fleuve est particulièrement propice à leurs annotations directes. Les militaires observent la rive et les îles depuis le pont du navire. Le poste d’observation glisse sur le fleuve immense, parsemé d’amas isolés qui bravent le cours d’eau puis, celui-ci se déploie comme un sillon de charrue laissant une motte de chaque côté, d’où se détache parfois un morceau de terre qui s’avance dans l’eau.

Ainsi, sur la même double page, on voit courir le trait de la berge qui se prolonge sur deux ou trois hauteurs. Cette superposition de points de vue recrée l’effet panoramique et marque bien toute l’étendue du pays à découvert. Le regard file trop vite et ne laisse pas le temps de tourner la feuille. Chacun de ces bouts de rive est surmonté d’un lavis de ciel bleu (le temps est toujours clair et le regard porte loin) qui le sépare du suivant, alors que le cours d’eau demeure comme une grande plage de papier réservé. La voie navigable intéresse peu, ce sont les terres à découvrir et à prospecter qui importent, mais que seraient les îles sans le fleuve ?

De quel côté faut-il voir une île? Les îles ont-elles une direction, autre que celle que leur pointe le courant ou l’angle par lequel on les aborde. Les points cardinaux, le mouvement de l’eau fournissent une orientation, mais elle demeure extérieure à l’île. Il te faut apprendre à dire les îles.

On a peu regardé les îles de face, du moins les a-t-on peu représentées de plain-pied.

Vues des airs, elles se révèlent immédiatement, mais du niveau de l’eau, elles demeurent d’ordinaires traces noires sur la grandeur du fleuve et devant l’étendue du ciel. Peu de choses les distinguent, ce sont des terres émergées dont le sommet descend, plus ou moins abruptement, poser ses assises dans le fonds marin. Il te faut donc les saisir dans leur totalité, dans leur périmètre, pour anticiper leur configuration et les distinguer des autres bandes de terre qui flottent sur la surface de l’eau.

Une île peut en dissimuler une autre. Sa forme se révéle tout autre lorsque abordée sous une autre face. Les îles ont-elles un sens ? Leur morphologie, leur taille, leur regroupement, la flore et la faune qu’elles hébergent t’apprennent un certain nombre de choses, mais toujours les îles resteront des énigmes. Chacune, malgré ses proportions réduites, a été le témoin de naufrages et de tempêtes, d’abordages et d’expéditions.

Les peintres paysagistes peuvent servir d’exemples pour penser l’image d’une île, car ils ont une longueur d’avance sur les autres voyageurs. Depuis Pierre-Henri de Valenciennes, le nez rivé sur le ciel romain au XVIIIe siècle, ou les membres du Groupe des Sept attachés aux forêts boréales de l’Ontario pendant les années 1920, les artistes multiplient ces observations en des éclats de lumières bariolés de rouge ou de gris de toutes les formes, découpant des masses différentes au-dessus de la ligne d’horizon.

Les nombreuses épreuves qu’ils ont peintes sur le motif donnent la primeur aux nuages : cirrus, cumulus, nimbus, stratus et à toutes leurs combinaisons qui semblent encore défiler, portés par le vent, ou qui restent suspendus dans l’air.

Au ras de l’eau, la distance abaisse la ligne d’horizon et ouvre sur le ciel. De ce point d’observation, les nuages répondent à ton signe. Ils dérivent en diagonale dans le ciel, barrent le firmament, soulignent ou refusent le bleu du ciel.

Parfois les nuages plongent comme des comètes à l’appel de la terre. Parfois ils s’agrippent les uns aux autres, comme apeurés, puis à leur tour, ils t’effraient de la beauté de ce gris chargé de noir qui s’abîme sur le sol. Parfois encore, ils tracent des sillons de velours qui inscrivent une profondeur infinie. Toujours, ils décrivent de manière plus lisible la forme de l’île qu’ils surplombent et encadrent.

Comment sait-on que l’on est en face d’une île ? Comment dire cette île en particulier ? Il y a, bien sûr, les couleurs, les odeurs et les bruit de l’eau, combinés à ceux de la terre.

Surtout, il y a le fait qu’elles attendent, patientes et qu’elles perdurent, baignées par le golfe, le fleuve ou par un lac.

Comment savoir qu’une île est blanche ou rouge, nue ou ronde, à deux têtes ou au flacon, à Jason ou à Dumais, grande ou brûlée, aux pommes ou aux grues, au canot ou du petit pèlerin, aux canards ou aux fraises, du fantôme ou verte, aux alouettes ou aux œufs, petite boule ou aux harengs, du fantôme ou madame, qu’elle est sept ou du bic ? L’histoire en est la principale raison ou, parfois, la topographie qui impose une forme ou encore la végétation dominante, mais le plus souvent c’est l’histoire. Celle que tu y as rattachée et que tu racontes encore.

Ainsi les îles, toutes semblables, gagnent-elles une nature spécifique. En fonction de la flore et de la faune qui y vivent, captives, mais aussi des oiseaux qui les survolent et vont de l’une à l’autre, en fonction du soleil qui s’y lève chaque matin et s’y repose le soir, mais surtout en fonction des légendes qui s’y rattachent et que tu aimes te remémorer.

À partir de quel moment peux-tu épeler son nom et la dire telle qu’elle est ?

Les îles comme des repères, abordables et sauvages, se rapprochent et s’éloignent au gré du vent et des mouvements de l’eau. Certaines se présentent en groupes serrés, alors que d’autres se font attendre et te laissent avancer à tâtons, guidé par la mobilité instable du courant.

Par le fait qu’elles apparaissent entre eau et ciel. Par cet amoncellement de terre et de roc dans l’irisation des nuages qui se reflètent sur le fleuve par l’ouverture de la lentille.

Lorsqu’elles sont trop vastes pour être saisies par un seul point de vue et qu’il faille superposer les angles, les regards et les perspectives. Lorsqu’elles apparaissent, comme un mirage, dans une masse blanche ou qu’elles s’enchaînent les unes aux autres. Lorsqu’à chaque moment où tu poses ton regard, ta place sur l’eau et la couleur du ciel ont déjà changés.

Lorsqu’elles exigent d’être observées depuis la surface de l’eau, afin de ne pas se confondre avec les rives dont elles partagent les galets et les côtes balayés par le vent. Lorsque tu peux poser pied et que la mer continue d’avancer autour de toi.

Le paysage te domine et il n’y a que le ciel à voir au-dessus de la ligne de l’eau. C’est trop. Car pour te guider dans ce déplacement tu n’as pas assez de toute ton attention. En quelques instants, la configuration des nuages se modifie et te transporte aussi. La lumière bouge et transforme l’intensité, l’éclat et la couleur de cet infini. La ligne d’horizon change de hauteur et révèle le tangage du bateau. Comme dans le suivi irrégulier d’un itinéraire, aller vers un but, à la rencontre de quelqu’un. Une fois la destination fixée, commencer le travail d’exploration et d’enquête.

Les îles découpent leur dos au-dessus de la crête de l’eau que rejoignent les nuages. Une île peut en cacher une autre. Surtout quand le ciel mime ses effets et les redouble.

Certaines ont la taille d’un continent. D’autres d’un pays tout entier, certaines forment des archipels, alors que d’aucunes hésitent à quitter la terre ferme ou presque.
Parfois elles se composent de minuscules agrégats.

Il te faut raconter l’île avec le langage dont tu disposes : la schématisation linéaire du contour insulaire, la célébration colorée de son volume ou l’incomplète saisie photographique, toujours à reprendre. Tenir compte de la place que tu occupes, de la précision des marées, des nuages qui la recouvrent.

Le géographe, tout comme toi voyageur curieux, s’approprie une île par son nom, par sa position dans l’espace de l’eau, par sa représentation, par l’image qu’il en crée.

L’île est posée devant toi. L’errance prend fin, le hasard a cessé de jouer son rôle et tu quittes tes flâneries. L’île est là, stable dans le courant, vigilante, elle marque ton parcours. Tu peux l’explorer sous ses multiples profils. La mer l’a voulu circulaire, allongée, bordée de baies qui la rendent irrégulière. Tu l’admires sous toutes ses faces, de profil perdu ou de trois quart.

Elle ne se laisse pas toujours contourner, toute île qu’elle soit. Le fleuve fait barrage, s’amincit, te repousse et tu dois prendre pied par une rive plus propice à l’abordage et à son exploration.

Reconnaître qu’il s’agit de celle-ci précisément. Par l’ordre dans lequel elle se présente sur ton itinéraire. Madame précède Orléans, ou inversement, selon que l’on soit en aval ou en amont. Lire la nature de ses formations rocheuses, de la vie qu’elle abrite, des phares qui la dominent et cherchent à joindre les nuages par l’éclat de leurs feux.

Le fleuve se charge d’une suite de récits qui prennent le nom d’îles.

Écrire les îles comme un haïku, dans le silence et le discernement.

Délimiter le fleuve en un pointillé, dans une langue venue des océans, alphabet morse que se transmettent les animaux et les plantes, les nuages et les vagues. Signaler cette danse aquatique en une suite de dorsales qui s’étirent et se superposent sur la surface de la feuille blanche. Recommencer et poursuivre.

Évocation des îles dans un enchaînement de rencontres juxtaposées, en intervalles brèves comme une musique du silence, silence intense venu du fracas de la mer.

Transposer les îles du Saint-Laurent en longs bandeaux de terre qui flottent sur la réserve de la page, comme continents en dérive au large des côtes superposées sur la feuille.

Convertir l’île en un tombeau qui contiendrait tout du temps qui coule sur elle et des hauteurs qui la berce. Te fondre à cette forme verticale afin d’embrasser le ciel.

Saisir sa courbe en ne retenant rien de trop, en éliminant ce qui pourrait sembler habituel, en respectant la distance nécessaire entre le moment où elle apparaît et celui où elle ne sera plus là.

Apprendre à signer ton regard, lui donner une forme à nulle autre pareille, pourtant lisible par tous puisque reprenant les codes millénaires.

Voir l’île et la calligraphier.

Devenir une île. Vouloir l’incarner, en dépit de son apaisement et de son insoumission.

Reprendre ce contact, te retrouver dans une autre.

Confondre tes signes avec les siens.

Apprendre l’alphabet de la lune et la régularité mathématique des marées.

Saisir le rythme des vents qui forment et conduisent les nuages.

Accepter les lois du soleil qui régissent la durée et les modes de l’observation.

Dessiner en creux ou en plein les multiples silhouettes qu’elle se donne.

Te contraindre aux conventions des cartes qui pointent leur emplacement sur l’espace démesuré du ciel et de l’eau.

Écrire au pays des îles


À ta rencontre.


Laurier Lacroix, février 2008 .