Thierry Dumanoir

Éloge de l’hérésie

Marval , Paris, 1995

Peut-être, me faut-il revenir sur le sentiment que j’ai éprouvé à la vue des photographies prises par Jacqueline Salmon au Cloître de Clairvaux, lorsqu’elle les étala, ce matin du 16 décembre 1994, sur le sol de mon bureau ?
Avais-je en tête une « rumination » familière, cette façon de pester contre la récitation convenue qui enserre la prison dans sa gangue ? Litanie qui la désigne comme le théâtre sur-signifié de la peine dont les effets, pour chacun, procèdent d’une emprise imaginaire : monstration d’un dispositif qui habille ses acteurs de la vêture stigmatisée du détenu ou de l’uniforme anonyme du surveillant.
Quelle inclinaison soude-t-elle sinon une invitation à jouir du malheur des premiers ou, selon le cas, une exhortation à hystériser la suspicion réservée aux seconds ? Ainsi se perpétue l’image de la prison, rhétorique figée -forte de cette saveur criminelle- qui sied tant au langage de la communication.
N’ai-je eu d’autre souci, ces dernières années, que de ruiner cette incantation afin de dissocier l’image d’une réalité juridico-étatique de sa scorie documentaire à l’avantage de visées singulières, de telle sorte qu’advienne la figuration de ses chimères ?
Les photographies que montre, ici, Jacqueline Salmon, mettent à mal ce pacte d’évidence, les pas-de-côté sont en nombre.
L’évocation de la prison -plus que sa représentation- se construit sur un abandon du regard qui, lui-même, côtoie l’abandon du lieu : des façades aux pans de murs, des espaces cellulaires aux œilletons, leur inscription métonymique se joue sur une insistance autre que la signification de condition de détention -combien même seraient-elle du passé- celle de la prégnance du mémorable.
Notons, afin d’éviter une surenchère perverse, que pour l’artiste, la désincarcération des bâtiments qui ont fait l’objet de son investigation -désincarcération qui remonte à une vingtaine d’années- était sans doute l’une des conditions de son intérêt.
Son travail sur les traces -leur capture, quelques fois jusqu’au simulacre d’un décor- figure une géographie abstraite -comme on pourrait le dire d’une peinture-, celle d’une violence rétendue où se mêlent le passage du temps et l’ensevelissement d’une couleur.
La tension à l’œuvre -la force qui en résulte- s’arc-boute justement sur l’impossible apparition de ceux qui ont hanté les lieux : l’ambiguïté se soutient de la proximité avec laquelle cette possibilité s’annihile. Le malaise qui pourrait en sourdre se décompose au prix d’une initiation.
C’est le sentiment d’être possédé par un artifice -impression peu propice à l’interprétation- qui, exaspéré par la vision de l’auteur, creuse l’équivoque : sur fond de cette incommunicabilité, « les prises de vues » sont autant de « mises hors de soi » qui organisent l’abandon d’un spectateur obligé par la voyance du photographe. Pour lui, autrement dit pour nous, l’épreuve n’en finit pas, car si la violence qui nous faite est discrète autant que tenace, nul ne sait si la grâce vient après l’abandon. Le secret qui nous conduit est le moyen est le moyen même de notre éconduite …
A considérer que, d’un point de vue imaginaire, la prison est le recouvrement le plus exact d’un pacte d’évidence par un acte d’appartenance, toute disjonction des deux est à accueillir sous les meilleurs auspices, quitte à affronter les foudres réservées aux hérétiques.