Paul Virilio

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Chambres précaires, Kehrer Verlag, Heidelberg 2000
In : Sangatte le Hangar, Trans photographic press, Paris, 2002

« Je vous aime malgré le vide »
Graffiti anonyme



Je vous parle malgré le silence, le silence des mots. Silence pour silence, celui de l’écriture et celui de ces chambres que rien ne parvient à meubler.

Chambre noir de l’appareil d’enregistrement ou chambre blanche de l’asile de nuit, ce qui parle ici, c’est seulement l’absence, ce vide si particulier des lieux récemment évacués ou vibre, encore, l’écho du passage des corps.

Alors que la PHOTO.FINISH de l’hippodrome enregistre une fin de course pour en désigner le vainqueur, les clichés de ce recueil illustrent non plus l’arrivée, mais le départ, tous les départs …

Inversion de procédure, ici il n’y a que des vaincus, non plus tellement des passants, des passagers en transit, mais des partants, puisque l’accueil d’urgence doit être libéré au lever du jour et que chaque matin, l’accueilli doit impérativement vider les lieux pour chercher subsistance.

Vide pour vide, les chambres présentées ici ne sont pas des chambres d’amis, mais le champ d’une fuite en avant, les chambres d’un départ précipité et sans retour, d’où l’absence de tout mobilier.

Ligne de fuite, la surface du lit est donc ici, l’équivalent d’une ligne d’horizon –celle de ce désert nocturne que l’on traverse sans guide, sans éclaireur.

Ce qu’est au campeur le tapis de sol, le lit de camp l’est au réfugié, au sans abri : une couche sans chambre à coucher.

Légèrement surélevé, le lit est seulement une ligne de repli pour ceux qui tombent d’un sommeil trop lourd.

Sorte de strapontin prêt à se replier pour libérer l’espace du jour suivant, le lit d’appoint n’est qu’un point d’appui, pour la descente dans le puits d’un oubli réparateur.

Ici, comme n’apporte où d’ailleurs, le sol du lit n’est pas son ciel, son « ciel de lit », mais son désert, parfois même son enfer dans l’agression redoutée par le dormeur.


II


«Il faut le voir pour le croire ! ».Cette exclamation trouve chez Jacqueline Salmon sa limite.

Une limite optique qui supprime l’opposition constante de la foi et de la vision DE VISU.

Dans ces icônes photographiques, l’ancienne FOI PERCEPTIVE qui caractérisait si bien la ligne de visée, cède la place à la dernière des Béatitudes, celle qui annonce le chant du départ de l’Ascension : « Bienheureux ceux qui auront cru, sans avoir vu. » (1)

Spectre pour spectre, le vide de ce qui a été nous introduit au vide de ce qui est –à cette misère profonde d’un malheur récurrent, jour après jour, nuit après nuit- dans le silence de la désaffection.

D’ailleurs, chacun le sait d’expérience, l’art de l’empreinte photosensible, c’est toujours d’enregistrer la trace d’un passage devant l’objectif, mais ici cette empreinte n’est plus celle d’un corps jadis présent –de ce présent-vivant cher aux philosophes- mais l’image paradoxale de la présence d’une absence, cet « objet » contraire à l’objectivité qui marque la naissance de l’esthétique de la disparition.

A l’instar d’un CENOTAPHE, ce tombeau vide érigé à la mémoire d’un mort dont on a perdu le corps, les icônes de Jacqueline Salmon célèbrent des corps absents. Corps non seulement anonymes, à l’inverse du héros de naguère, mais inconnus de tous et dénués d’importance symbolique. De fait, les études de cette recherche sont moins photographiques que TOPOGRAPHIQUES, puisqu’elles ne révèlent que l’emplacement d’un déplacement, le lieu d’une circulation inhabitable pour ceux qui ne font que passer…

A l’exemple d’une étable où la stabulation serait non seulement interdite mais surtout, rendue impossible par l’état des lieux, les chambres précaires sont des STARTING.BLOCK pour ceux qui ne font jamais que lever le pied pour s’en aller.

A leur façon, les clichés de Jacqueline Salmon sont des relevés topographiques, des repérages pour un film déjà tourné dont les acteurs, les figurants, ont disparu sans laisser d’adresse, ni de traces, à l’exception de quelques draps froissés, de quelque oreillers en souffrance.

Un film dont le défilement ayant brusquement cessé, ne subsisterait plus, comme au théâtre, que la scène abandonnée …

Dans les coulisses de l’exclusion forcée, l’histoire est un théâtre éteint où ne demeure que notre « affection », une affection cependant sans objet puisqu’il n’y a plus personne à visiter, personne à aimer, sinon des fantômes, des spectres improbables attachés à la chaîne de notre subjectivité.

Comme les lits désaffectés, ici les faits sont défaits, ne reste alors que l’effet de sens de l’altérité, peut-être même de la fraternité. Pas de LIEN SANS LIEU pour s’attacher, faire souche, a-t-on coutume de dire, mais inversement, pour le spectateur de ce théâtre qui fait relâche pas de LIEU SANS LIEN, lien de la compassion, du devoir de mémoire sans lequel ces chambres ne seraient jamais que des « salles de torture », les laboratoires d’un oubli généralisé, dans le brouillard et la nuit de l’indifférence.


III


« Toute image a un destin de grandissement », notait Gaston Bachelard. Mais cette « grandeur » n’est pas forcément naturelle, elle peut aussi être « sur-naturelle » grâce à la pitié, à cette PIETA où le visage de l’image –à l’instar de l’image d’un visage- laisse entrevoir ce qui ne sera jamais de l’ordre du visible, mais seulement du dicible, voire de l’indicible.

Pâtir ou compatir ? finalement, le sentiment est le même, ou plus exactement, la pression est la même puisque l’anxiété, comme l’amour, s’échange et se partage. Semblable au manque d’air, à l’asphyxie, la compassion est une compression des sentiments, une oppression involontaire.

Dans le face à face du REGARDEUR avec ce qui se donne à voir, dans l’anonymat d’un espace désaffecté, les photographies de Jacqueline Salmon sont semblables aux GROS PLANS cinématographiques où les visages deviennent des paysages, puisque toute ressemblance disparaît subitement, dans le grossissement optique, pour ne laisser transparaître que l’émotion sourde ou violente de la surface vivante.

Privées d’échos comme de la manifestation d’une quelconque individualité, les chambres de l’exclusion sont autant de CHAMBRES SOURDES où l’espace vacant nous signale le délaissement de l’autre.

Des salles d’attente sans quais. Des quais sans trains, sans navires en partance, la chambre n’est qu’un « véhicule », mais un véhicule statique pour passer la nuit, une sorte de PARKING où s’entasse le métabolisme de ceux qui dorment ici, à l’arrêt du jour.

Parfois même, on s’interroge pour savoir s’il s’agit bien d’un lieu de vie ou d’un dépôt, un lieu de stockage pour quelques denrées périssables. Dans l’échangeur des salles communes de la nuit, il n’y a pas de garde-fous, de garde-corps, seulement des numéros, des matricules. Dans le miroir des couloirs entr’aperçus de porte en porte, on observe que l’abandon est un « pays », la souffrance une « région », comme la douleur est un endroit du corps.


IV


« Quand tu pries retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret, et ton Père qui voit dans le secret te le rendra. »(2)

Dans le secret de l’absence des corps, de leur désertion, les chambres à part de Jacqueline Salmon nous parlent d’une prière aphasique, où l’organe sollicité est moins la bouche ou l’oreille que l’hypercentre de toute perception : ce cœur révélateur dont l’aveuglement sait deviner d’avance les perspectives lointaines, celle du bonheur comme celle du malheur d’autrui.

Convoqué à la vision paternelle, chacun des observateurs de ces icônes techniques, est appelé à contempler les traits du fils prodigue, celui qui a tout perdu sauf la mémoire de ses origines.

Il y aurait beaucoup à dire, à redire, à propos de l’image photographique du vide, de ces lieux désaffectés, d’autant que « La chambre claire » de Roland Barthes ne nous dit rien de cette absence, autrement dit, de l’insensibilité des CHAMBRES OBSCURES à l’évanouissement du sujet… comme si l’objectif de l’appareil photosensible avait du mal à se passer d’un subjectif pour appréhender la disparition, ou plus exactement, l’absence d’apparition.

On comprend mieux ainsi, la nécessité de retrouver d’urgence, ce terme censuré de FOI PERCEPTIVE pour distinguer ce qui n’est pas ou pas encore là, devant nos yeux, dans l’absence de l’objet comme du sujet; dans cette perception extra-rétinienne et PAROPTIQUE (3) qui accompagne toujours la vision objective, puisque cette dernière est à la fois en nous dans l’imagerie mentale de la connaissance et devant nous, dans l’image oculaire de la reconnaissance sensible.

« Dis-moi qui tu hantes je te dirai qui tu es », selon ce proverbe où le vieux mot de hanter remplace celui de fréquenter, on trouve déjà la spectralité de la perception commune qui conditionne l’être. Ici, la hantise n’est plus seulement l’anxiété, cette obsession qui tourne à l’idée fixe, mais le fait que notre perception (audiovisuelle) doit être « habitée » d’une manière quelconque et jamais « désertée », sous peine de vertige, voire d’évanouissement.

En ce sens, les chambres de Jacqueline Salmon sont hantées, sinon par des esprits, du moins par une absence que notre esprit doit immédiatement compenser par l’imaginaire, faute de quoi, nous nous retrouvons dans la situation peu enviable du TEST DE RORSCHACH où le sujet ne perçoit rien d’autre qu’une tache d’encre.

Ainsi, à côté de la PHOTO.FINISH, la PHOTO.TEST de Salmon marque l’influence désormais dominante de la virtualité sur l’image de notre actualité coutumière. A la manière de ces savants graphismes où l’observateur doit s’appliquer à découvrir dans un paysage, un visage dissimulé ou inversement, dans un portrait familier, une figure inconnue, l’identité photographique des asiles nocturnes impose de voir, dans le secret, ce qui demeure invisible.


V


« En quelle prison gémit tout être fini ? » (4) Quel secret tourment agite notre fin de millénaire, pour qu’a l’ère de la mondialisation achevée ou presque, se retrouve partout, le thème de l’enclos, du ghetto ?

Et ceci, aussi bien dans la relance des mouvements contemplatifs (à l’âge de la présence télévisuelle) que dans l’inquiétante renaissance de la ville close, ces GATED COMMUNITIES qui, aux Etats-Unis comme en Amérique Latine, s’isolent du territoire commun, fuyant l’urbanité du lieu social pour tenter de réinventer sinon l’Etat-Cité, du moins, la ville privée, cette PRIVATOPIA qui n’est que le dernier avatar de l’utopie politique, après l’échec des idéologies totalitaires.

Comment ne pas faire le rapprochement entre cette nouvelle « clôture » et la crainte des grands mouvements de peuplement et de repeuplement qui débutent, et accompagnent la mondialisation économique ?

Peur de l’inconnu, de l’étranger en transit, de ces « sans-domicile » dont le mondialisme n’est plus tant celui des tribus de jadis, que celui d’une opposition entre « sédentaire » et « nomade » où le sédentaire serait partout chez lui – grâce aux télécommunications – et le nomade nulle part chez lui, à la fois privé de domicile, de travail et de papier d’identité...

La fameuse dérégulation des transports internationaux, n’est donc pas seulement celle du faible coût des voyages d’agrément du tourisme de masse, c’est aussi le passager clandestin, celui des canots de sauvetage de Gibraltar ou de Sicile, ou encore l’enfant fugueur d’Afrique embarquant dans le train, le train d’atterrissage d’un Boeing, d’un Airbus. Désormais, ils arrivent de partout et ce n’est qu’un début. Le terminus c’est le cap Finistère de l’Europe, en attendant l’embarquement pour l’Angleterre, l’Irlande ou les Etats-Unis.

Souvenons nous de la mort atroce de ces cinquante huit asiatiques asphyxiés dans un camion frigorifique à Douvres, au cours du printemps de l’an 2000... La mondialisation tant vantée du marché unique c’est aussi celle du marché aux esclaves, l’exode forcé de ces populations démunies à la recherche d’une survie précaire et que l’on retrouve ici ou là, dans les gares, les ports ou les aéroports, espérant encore un toit pour dormir, un lit pour oublier l’absence de solidarité.



VI


Dérégulation tarifaire, dérégulation du trafic international, avec la révolution du transport aérien et le bas prix des compagnies, tout le monde dérive d’Est en Ouest et du Sud au Nord.

Alors que le XIXe siècle avait vu le peuplement du continent Nord-américain grâce aux bas prix du transport maritime, le XXIe siècle voit débuter une mobilité sociale à l’échelle du monde entier.

Mais cette soudaine « dérive des continents » par-delà les océans, s’accompagne de surcroît, d’une mobilité sociale intérieur aux nations, puisque la METROPOLARISATION attire un nombre sans cesse accru de personnes privées d’emploi, dans les campagnes ou les villes moyennes, vers les capitales régionales ou nationales ; ces VILLE.MONDE qui de Tokyo à Mexico, du Caire à Sao Paulo drainent des millions de gens, au point qu’à la tiers-mondisation des nations s’ajoute maintenant, la tiers-mondisation des métropoles, comme Washington, Londres, Bombay…

Le mérite de l’opération photographique de Jacqueline Salmon c’est de nous donner à voir le « cul-de-sac » de ces mouvements browniens, l’impasse fatale des condamnés à vivre dans l’antichambre de la mort.

Finalement, les seuls clichés qui manquent, ce sont ceux de ces conteneurs maritimes équipés pour les traversées clandestines ou encore ceux de ces semi-remorques scellés où se cachent les exilés, ces fantômes en souffrance, ces spectres qui surgissent soudain sur les écrans, lorsque la police du port de Calais, inspecte au rayon X les cargaisons des camions en provenance de l’étranger.

Telle une tumeur maligne, la silhouette blafarde de l’inconnu se révèle alors l’inspecteur des douanes, comme si l’homme vivant n‘était qu’un signe pathologique et le mouvement migratoire, une forme de métastase…

A l’inverse de ces radiographies policières qui aboutissent à l’expulsion d’un « corps étranger », les photographies de Jacqueline Salmon ne laissent apercevoir aucune vie, seulement le vide des lieux du passage nocturne de ceux qui transitent sans cesse, en attendant de disparaître, un jour ou l’autre, dans le tunnel de l’errance.

« Circulez, il n’y a rien à voir ! », l’injonction policière qui accompagne généralement les mouvements d’attroupement sur la voie publique, perd ici tout sens.
Puisque la circulation est à son comble, il n’y a rien à contempler.

Devant ce qui le chasse constamment, l’errant n’a d’autre « demeure » que sa fuite, une fuite sans fin devant le malheur d’un abandon, d’une exclusion en voie de généralisation à l’échelle des continents entiers, du fait non plus du surpeuplement, mais d’un progrès de l’ AUTOMATISME où l’homme de base n’est qu’une surcharge, un surcroît de charges sociales, puisque la bourse des valeurs atteint des sommets, lorsque le chômage s’étend implacablement sur la planète …

Les études de Jacqueline Salmon ne sont donc pas tant, un travail photographique, qu’un signal sociographique pour alarmer l’opinion, mais surtout, pour éveiller chez l’observateur, cette compassion sans laquelle disparaît bientôt l’ouverture aux autres.

Les chambres, les ANTICHAMBRES de cet album, ne sont donc qu’une petite musique de nuit, pour écouter ce qui se dit sans bruit, dans le secret, ce qui n’est rien ou presque, mais qui touche à tout, comme à tâtons, dans l’obscurité de la conscience.

A la manière d’un documentaire, ces séquences ne laissent entrevoir que la lumière du négatif, de cette solitude qui parle, comme au désert, du mystère des corps et de cette sourde violence de la raison dont ils sont si souvent les victimes.

Paul Virilio, Chambres précaires, Kehrer Verlag, Heidelberg 2000




Notes
1     Evangile de Jean, chap.20, v.29
2     Evangile de Matthieu, chap.6, v.6
3     Jules Romains, La vision extra-rétinienne et le sens paroptique.éd.Gallimard 1964
4     Hans Urs von Balthasar, Le coeur du Monde.éd.Desclée de Brouwer 1956