Kristell Loquet

deux écritures en mouvement


DSC_0374 plus lumineuseC’était à 19h30, à l’auditorium du musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, le 24 octobre 2008. Jacqueline Salmon y projetait les photographies de son Rimbaud parti publié aux éditions Marval avec Jean-Christophe Bailly, et Jean-Luc Parant y faisait circuler une ardoise récupérée sur le toit de la maison où Rimbaud avait vécu adolescent à Charleville. Jacqueline signifiait l’absence, le voyage ; Jean-Luc la présence, la matière. Tous deux se sont ensuite retrouvés autour d’une table de restaurant, mais aussi autour d’une table imaginaire. Celle présentée par Viviane Izambard qui était de cette rencontre aussi, petite-fille de Georges Izambard, professeur de rhétorique de Rimbaud à Charleville-Mézières en 1870-1871. Viviane Izambard leur présenta une photographie : celle de la table de son grand-père sur laquelle Rimbaud avait écrit. Petite-fille, elle avait d’abord pensé que Rimbaud avait gravé ses poèmes dans le bois de ce meuble, puis plus tard elle avait compris que le poète n’avait fait que le toucher de son corps écrivant. D’ailleurs cette table dont elle avait hérité, elle l’avait vendue à un antiquaire et n’en avait gardé que le souvenir photographique. Jacqueline prit alors une photographie de Viviane Izambard tenant contre elle la photographie de la table disparue, pour Jean-Luc qui le lui demandait. Ce fut là leur premier échange. Jacqueline photographiait l’absence, Jean-Luc y voyait la présence encore vive du poète permanent à travers Viviane qui avait touché la même table que lui. Depuis, leurs échanges n’ont pas cessé tant leurs rapprochements sont évidents : pour elle dont les photographies nous la présentent toujours en négatif des images vues, en hors-champ ; pour lui dont les textes sur les yeux ont pour origine le fait que nous ne voyons pas nous-mêmes nos propres yeux. Pour elle qui présente pourtant son regard le plus intérieur et projeté en nommant le monde sans le prénommer ; pour lui qui délivre une nuit éclairée dans ses recherches sur son propre aveuglement. Il est étonnant de penser que leur première rencontre eut lieu autour d’une triple disparition – celle des traces d’une aspiration au voyage et à la liberté du Rimbaud parti, celle des traces invisibles laissées par les yeux du poète voyant sur une ardoise de toit, celles des traces inaccessibles laissées sur une table ronde par son corps depuis longtemps enfoui – quand leurs rencontres suivantes (et toujours actuelles) eurent lieu autour de multiples apparitions. C’est de celles-ci que le présent livre pourra témoigner, mémoire de leur exposition commune à Dreux : Graphotopophotologies.   Graphotopophotologies ou Les écritures du paysage est en effet le titre d’un projet commun à la photographe et au fabricant de boules et de textes sur les yeux ayant pour principe de mettre en dialogue le paysage avec d’autres disciplines (dessin, photographie, sculpture) par le biais d’écritures développées dans une tension entre composition formelle et improvisation, tension sous-tendue par une complémentarité sensible entre ces deux pôles et ouvrant au mouvement, aux courants. Paysage, dessin et photographie : ces trois disciplines trouvent un terreau commun dans le rapport qu’entretiennent leurs écritures au mouvement. Le mouvement constitue leur essence : le paysage comme somme de vie et lieu de forces et de flux, le dessin comme présence pure de la main se mouvant dans l’espace, et la photographie comme déroulement et arrêts temporels dont les mouvements s’interpénètrent. Les conditions d’émergence du paysage, du dessin et de la photographie se situent intrinsèquement dans un espace-temps en mouvement, en plein courant. Ces trois disciplines s’élaborent dans un processus de conception qui fait intervenir l’écriture ou les écritures : tout d’abord écritures sous formes de plans, schémas, relevés topographiques, taches, mots, dessins, tracés (voir à ce titre les dessins de petites boules les yeux ouverts les yeux fermés de la main gauche et de la main droite de Jean-Luc Parant comme autant de paysages intérieurs et imaginaires, ou ses cartes de géographie mentale dans lesquelles les seules frontières deviennent animales) ; mais aussi écritures qui peuvent faire signes, symboles, langages, graphies (voir à ce titre les gravures sur photographies de Jacqueline Salmon dans ses Cartes des vents et ses Courants de marée ou les données météorologiques dessinées par elle dans ses Écritures du temps, ou encore le relevé photographique d’écritures inconscientes de la nature dans les calligraphies de ses Faux de Verzy, les profils des Îles du Saint-Laurent, ou les paysages dessinés par le retrait des eaux dans La vallée de la Maulde ou l’envers de l’eau). Cette pluralité de modes d’écriture et de présences des deux artistes témoigne de l’acte créateur dans ses rapports à l’espace et au temps. Ces différents modes s’éclairent les uns les autres. L’idée d’une écriture ou plutôt de plusieurs écritures qui seraient tracement d’une matière permet de féconder le dialogue des trois disciplines convoquées ici en regard. « Écriture » prend ici un sens élargi. Elle outrepasse le caractère symbolique qui lui est acquis en tant que langage pour considérer plus largement les jeux de composition, d’improvisation et les présences gestuelles qui ont cours lorsque celle-ci est pratiquée par la pensée en création, la pensée en mouvement. En guise d’écriture(s) du paysage et de croisements des regards, Jacqueline Salmon et Jean-Luc Parant se proposent mutuellement d’explorer à leur manière tout un ensemble d’études à deux, d’écritures en écho, de lieux inconnus, d’images nouvelles, qui s’ouvrent naturellement à eux comme champ d’expérimentation créatrice permanent.   Kristell Loquet