JL Parant

Un jour continu


files/media_file_428.jpgNous ne nous voyons pas de face, pas plus que nous nous voyons de dos, parce que nous sommes immobiles là où nous sommes. Immobiles devant nous et derrière nous. Immobiles tout autour de nous.
Nous ne sommes ni en train d’arriver ni en train de partir, étant nés et n’étant pas encore morts. Nous ne sommes ni arrivant ni partant, ne pouvant plus arriver et n’étant pas encore partis.
Nous sommes-nous vus apparaître, nous verrons-nous disparaître ? Avons-nous vu notre face en arrivant, verrons-nous notre dos en partant ? Si nous ne nous verrons jamais plus de face, nous verrons-nous un jour de dos ? Nous voir nous-mêmes tout entiers, serait-ce notre seul but ?
La photographie a été inventée pour cadrer le monde à la taille de nos yeux, le fixer et le concentrer sur un tout petit espace, car le monde est trop grand dans une nuit trop noire pour nos mains trop petites.
Si on se voyait, nous n’aurions jamais eu besoin des miroirs, ni des écrans de cinéma, de télévision, d’ordinateur ou de téléphone car tous ces écrans nous réfléchissent et nous font passer tout entiers à travers eux. Nous existons plus de l’autre côté d’eux où nos mains ne peuvent plus nous toucher et la nuit nous recouvrir, que de ce côté où nous restons touchables et comme invisibles. À travers eux, nous sommes enfin là, plus reconnaissables derrière eux que devant eux, présents dans le monde.
Si on se voyait, nous n’aurions jamais eu besoin de réfléchir, d’être de l’autre côté une simple image visible et intouchable, tout serait resté ouvert devant nous, aucun obstacle ne serait venu nous barrer la route. La photographie n’existerait pas, ni la télévision, ni l’ordinateur, ni le téléphone.
Les écrans que nos yeux regardent nous ont permis de nous rejoindre et de mettre en images ce que nous ne pouvions pas atteindre avec nos mains. Ils nous ont permis d’être là où nous ne sommes pas avec notre corps. Nous ne nous voyons pas et tous les boutons sur lesquels nous appuyons pour allumer tous les écrans allument devant nous notre propre visage. Avec eux, il ne fait jamais nuit, nous pouvons enfin faire le jour à volonté comme nous pouvons faire la nuit avec nos yeux depuis toujours même quand le soleil brille au-dessus de nous dans le ciel.
Les images que nous regardons à travers tous ces écrans sont des espaces que nous ne pouvons jamais parcourir avec notre corps car ils sont inaccessibles et insaisissables, seuls nos yeux peuvent les atteindre. Ils existent seulement dans un jour où n’existe pas la nuit, comme si la terre s’était alors arrêtée de tourner devant le soleil.
Si le monde que nous voyons n’existe pas la moitié du temps sous nos yeux, le photographier c’est le faire exister tout le temps, c’est pouvoir ensuite le toucher des yeux sans cesse.
Les seules parties que nous ne voyons pas de nous-mêmes sont celles qui nous permettent d’exister : nous ne voyons pas notre tête sans laquelle nous ne pourrions pas vivre. Mais nous voyons nos jambes et nos bras sans lesquels nous ne pourrions plus avancer ni saisir ce qui nous entoure mais dont l’absence n’empêcherait pas notre corps de continuer à respirer. Mais c’est surtout tous les organes qui font marcher et vivre notre corps qui nous sont totalement invisibles. C’est seulement quand nous commençons à souffrir et à avoir mal que l’intérieur commence à devenir visible. Car si nous ne voyons rien de ce qui se passe à l’intérieur de nous-mêmes, nous ne l’entendons pas plus. Les tours que fait notre sang tout autour de notre corps nous restent inaudibles et invisibles. Nous entendons juste les battements de notre cœur, les bruits de notre ventre, comme si tout était très loin mais si près, trop près ? Enfoui dans une nuit trop profonde et sans fin où la mort veillerait ? files/media_file_430.jpg
Se voir sans cesse nous empêcherait d’être et d’avoir un intérieur, et de n’être plus que l’extérieur d’un corps sans pensée.
Nous ne voyons rien et n’entendons rien de ce qui se passe à l’intérieur de nous-mêmes comme nous ne voyons rien et n’entendons rien de ce qui se passe sous nos pieds et au-dessus de notre tête. Les tours que fait la terre tout autour du soleil, le mouvement si rapide sur elle-même nous reste inaudible et invisible. Nous voyons juste le passage du jour à la nuit et de la nuit au jour, juste le changement de l’hiver au printemps, du printemps à l’été, de l’été à l’automne, de l’automne à l’hiver. Comme si tout était très loin mais si près, trop près ? Comme enfoui dans une nuit trop profonde et sans fin où la fin du monde veillerait ?
La terre qui tourne et avance tout autour du soleil serait-elle comme notre cœur qui bat dans notre poitrine, comme notre sang qui circule dans notre corps ? Les battements du cœur, la circulation du sang répètent-ils les mouvements qui font tourner la terre sur elle-même et tout autour du soleil et qui font naître l’obscurité et la lumière, la chaleur et le froid, la neige et le vent, la vie et la mort ?
Notre corps qui contient tous les mystères qui ont créé la vie contient-il aussi tous ceux qui ont créé l’univers ?
La peau qui nous recouvre et qui nous empêche de voir et d’entendre les mouvements et les bruits incessants de notre corps maintient et protège notre chair et notre sang pour donner des contours et une forme à notre corps. Comme l’atmosphère autour de la terre nous permet de rester vivants, en retrait de l’univers qui explose sans cesse et qui protège et maintient la terre sur orbite tout autour du soleil pour qu’elle ne se désagrège pas dans l’infini.
Si c’est quand nous souffrons que nous voyons et que nous entendons mieux notre corps, est-ce dans la mort qu’il est le plus présent ? Comme la terre qui brûlerait sous le feu du soleil nous ferait prendre conscience de là où nous sommes vraiment. Nous sommes sourds et aveugles pour pouvoir vivre. Nous n’avons des yeux et des oreilles que pour voir et entendre ce qui nous éblouit et nous assourdit, et qui nous empêche de voir et d’entendre ce qui explose sans cesse dans l’infini. Comme la présence du soleil dans le ciel nous cache le ciel sans fin, ou comme l’absence de nos yeux devant nous quand nous voyons nous montre le monde. nuancier-2
Nous souffrons parce que nous ne nous voyons pas entièrement, ni de l’extérieur ni à l’intérieur. Nous ne voyons rien de nous, en nous, et est-ce que nous pensons pour ne pas être totalement aveugles de nous-mêmes ? Notre pensée nous éclaire-t-elle sur ce que nous ne voyons pas et sur ce que nous n’entendons pas de nous-mêmes ? La photographie, le cinéma, la télévision, l’ordinateur, le téléphone nous permettent-t-ils de nous voir nous-mêmes dans le monde ? Au centre ? Nous sommes si enfermés en nous. La peau qui nous recouvre nous a seulement laissé deux fentes pour nous projeter au-dehors dans l’espace, et une autre fente s’est ouverte sur notre corps pour nous faire passer et entrer dans le monde et nous perpétuer dans le temps. Nous sommes toujours là où nous touchons la terre avec nos pieds, où nous touchons le ciel avec nos yeux. Seuls les hommes que nous voyons autour de nous arrivent et repartent et ne sont jamais là où ils sont. Ils n’ont besoin ni de la nuit ni du jour, et disparaissent et réapparaissent sans cesse, apparaissent et redisparaissent sans cesse. Ils sont ailleurs, loin sur d’autres planètes qui tournent sans cesse autour d’un autre soleil qui ne nous éclaire pas et qui ne nous voit pas ; car nous ne nous voyons pas avec sa lumière, nous ne nous voyons qu’en partie, épaule par épaule, tout juste peut-être la moitié de notre corps, sans la tête devant et sans le dos derrière, comme la terre que le soleil n’éclaire qu’à moitié et que nous ne voyons aussi qu’en partie, morceau de terre par morceau de terre, montagne par montagne, plaine par plaine, désert par désert, mer par mer. Et encore faudrait-il être au-dessus d’elle, l’avoir quittée. Comme si nous étions attachés à la terre comme à notre corps, dans la nuit la plus noire. Comme si nous n’avions de notre corps et de la terre qu’une vision de nuit dans laquelle il fallait imaginer leurs contours indiscernables d’où nous sommes et d’où nous ne pouvons pas bouger. Si on nous voit tout entier, nous voit-on aussi avec la terre tout entière sous nos pieds ? Moi qui vois les autres tout entiers, est-ce que je vois tout entière la terre sur laquelle ils sont, ou est-ce que la terre est un seul corps qui appartient à chacun et aussi à moi-même et qui m’empêche de la voir tout entière sous le corps des autres que je vois tout entiers ? Ou bien la terre est-elle le corps de tous, dont personne ne peut avoir une vision totale ? Si j’étais dans le corps des autres que je vois, je ne pourrais pas les voir tout entiers. Mais si je n’étais pas sur la terre, je pourrais la voir tout entière. Nous ne voyons pas nos yeux parce que nous voyons avec eux ; les voir ce serait ne plus y voir comme ne jamais plus voir le soleil disparaître une seule fois dans le ciel nous aurait empêchés de voir la nuit et l’infini. Si la nuit nous voyons le ciel avec le soleil que nous ne voyons plus, le jour nous voyons la terre avec nos yeux que nous ne voyons pas non plus. Avec le soleil sans cesse, nous n’aurions jamais vu tous les soleils qui brûlent dans l’univers. Avec la vision incessante de nos propres yeux devant nos yeux, nous n’aurions jamais vu le monde. files/media_file_431.jpg Avons-nous vu nos yeux un jour, nos yeux que nous ne voyons pas ni le jour ni la nuit, comme nous voyons le soleil le jour, le soleil que nous ne voyons plus la nuit mais que nous voyons le jour ? Qu’arriverait-il au monde si le soleil ne se levait plus dans le ciel car déjà s’il éclaire encore entièrement les autres qui m’entourent, pourquoi n’éclaire-t-il plus moi-même qu’en partie, sans jamais éclairer une seule fois mes propres yeux que je ne vois pas ? Ne pas voir ses yeux le jour, serait-ce comme ne pas voir le soleil le jour ? Ne pas voir ses yeux la nuit, serait-ce comme ne pas voir le soleil la nuit ? Je vois mais je cherche mes yeux devant moi dans le monde qu’ils m’éclairent. Serions-nous sans cesse dans la nuit ? Si sans le soleil nous ne voyons plus, sans nos yeux non plus. Sans le soleil le monde disparaît mais l’infini apparaît au-dehors, comme sans nos yeux le monde disparaît mais l’infini apparaît au-dedans. Pouvoir voir ses yeux serait-ce pouvoir découvrir un monde semblable à celui où nous voyons le soleil qui l’éclaire ? Nos yeux qui nous seraient visibles éclaireraient-ils un monde semblable à celui où le soleil nous est visible ? Nos yeux qui nous sont invisibles éclairent-ils un monde semblable à celui qui nous est invisible : la terre dans la nuit et le ciel dans le jour, la terre touchable pour les mains et le ciel visible pour les yeux ? Quand je ne vois plus le soleil dans le ciel, je vois l’infini. Est-ce que je ne vois pas mes yeux sur mon visage pour voir le monde ? Sans la vision du soleil qui l’éclaire, le ciel apparaît sans fin. Sans la propre vision de mes yeux qui l’éclaire, mon visage m’apparaît-il aussi infini ? De ne pas voir mes propres yeux qui l’éclairent, mon visage resplendit-il autant pour moi-même que le ciel quand le soleil qui l’éclaire n’est plus visible ? Je suis dans la nuit éclairée par mes yeux que je ne vois pas. Je suis dans la nuit de mes yeux. Comme je suis dans l’obscurité de la lumière, quand il fait nuit sur la terre et dans le ciel et que le soleil est de l’autre côté de la terre. Je cherche mon visage que je ne vois pas malgré le jour qui s’est levé devant moi et dans lequel je vois tout. Je vois tout depuis que le soleil brille dans le ciel, pourquoi ne vois-je toujours pas mon visage et mes yeux ? Pourquoi ne me vois-je pas tout entier, le corps tout entier debout avec son dos et sa face ? Est-ce que je ne me vois plus comme je ne vois plus les milliards d’étoiles dans le ciel ? Est-ce que je ne me vois plus qu’en parties comme je vois le ciel : je lève les yeux vers lui et je vois un soleil le matin, une étoile le soir, comme je lève les yeux vers moi et je vois à gauche une épaule puis à droite une autre, un petit morceau de mon dos de chaque côté puis un bout de mon nez quand je ferme un œil ? Comme si le soleil m’éblouissait et me cachait le ciel et la tête, le haut du monde et le haut de mon corps. Ou est-ce que je vois ma tête comme je vois le ciel quand le soleil disparaît de l’autre côté de la terre ? Est-ce que je vois l’intérieur de ma tête la nuit comme je vois l’intérieur du ciel et que, voyant seulement l’intérieur des choses, je ne reconnais pas le visage que l’on me voit, comme je ne reconnais pas le ciel la nuit que l’on voit le jour ? Je me vois la nuit mais je ne me reconnais pas parce que je suis comme le ciel : un visage aux milliers d’yeux très lointains qui éclairent d’autres mondes. Si un seul soleil ne peut pas éclairer mon visage pour moi-même, c’est parce que pour nous-mêmes seulement notre visage éclairé par le regard de ses yeux pense et se projette trop loin dans l’infini pour pouvoir nous être visible. Si notre visage ne pensait pas et que nos yeux ne se projetaient pas, nous verrions notre visage et nos yeux comme nous voyons le visage et les yeux des autres qui nous entourent dans le monde. Si avec un seul soleil nous voyons les autres autour de nous, si un seul soleil suffit à nous les éclairer, combien nous faudrait-il de soleils pour nous éclairer nous-mêmes ? Si un seul soleil nous éclaire une moitié de nous-mêmes, est-ce qu’un deuxième soleil éclairerait l’autre moitié, comme il éclairerait l’autre moitié de la terre quand il fait jour de ce côté ? Quand la nuit n’existera plus, est-ce que le soleil nous éclairera tout entier et nous verrons-nous entièrement ? La terre sera éclairée nuit et jour, il fera soleil du matin au soir et du soir au matin. Le soleil ne se lèvera plus et ne se couchera plus, et notre corps non plus, le jour sera continu. Nous nous verrons tout entiers devant nous, sans ombre, réfléchis sur tout, entièrement transparents dans l’espace sans fin.   Si dans un désert nous pourrions courir les yeux fermés sans jamais trébucher comme nous pouvons courir le jour les yeux ouverts dans n’importe quel endroit sur la terre, le plus encombré soit-il, c’est parce que nos yeux peuvent tout rendre traversable et transparent. Avec les yeux nous passons à travers tout comme si tout devenait de l’espace sans fin. Sous nos yeux le monde est un espace sans obstacle, un désert sans fin que nous pouvons parcourir sans jamais tomber. Nos yeux ouverts devant nous remplacent un désert sans limites dans une nuit sans fin. Nos yeux s’ouvrent et font naître des pistes d’envol partout où ils voient. Nous partons voyants, nous décollons dans l’espace, nous allons si loin que nous nous perdons de vue et que nous ne nous voyons plus. Si nous n’avions pas d’yeux, nous serions restés à notre place, le corps couché au sol, et nous nous verrions entièrement sur la terre tout entière.