Michel Poivert

Jacqueline Salmon, la démocratie des horizons

Le temps qu'il est / Le temps qu'il fait, Maison des Arts , Evreux, 2010

L‘artiste et le savant ont en commun la passion de ce qui varie. Chez l’artiste, qu’il soit musicien, peintre ou bien photographe, les variations sont elles-mêmes un genre où les différences mesurées constituent une forme poétique. Pour le savant, la variation est donnée par le fait observé dans lequel il repère les distances, les degrés, les évolutions : tout ce qui est sujet à mesure, là encore. La variation renseigne la science à la condition d’être soumise aux protocoles et étalonnée selon une échelle de valeur. De son côté, l’art moderne a institué la variation pour échapper à l’autorité du sujet. Les artistes ne pouvaient trouver meilleur modèle en la matière que les effets de lumière. L’aube ou le crépuscule ne sont en effet pas des sujets tels qu’ils contraignent l’esprit à une lecture univoque. La succession des heures se donne à l’artiste comme un motif évolutif que le ciel changeant traduit de manière exemplaire.

L’étude de ciel que l’on trouve en peinture à partir de Pierre Henri de Valenciennes (1750-1819) ou John Constable (1776-1837) est précisément ce que la photographie, pourtant considérée comme un art de l’enregistrement des variations, ne pourra traiter sans mensonge à ses débuts. Comme si, au XIXe siècle, le grand sujet moderne restait rétif à la technique de représentation à la pointe du progrès. C’est une injustice qui a privé des milliers de vues de villes ou de paysage de leurs ciels. Trop lumineuses, ces parties de l’image poussaient jusqu’au blanc les émulsions photosensibles. Pour retenir les formes de nuages, il fallait soit poser avec des temps différents pour le ciel et les terrains grâce à des subterfuges, soit réaliser deux images et couper les négatifs pour n’en faire plus qu’une. Nombre de ciels photographiques sont ainsi des petits arrangements avec la réalité. Il faudra attendre la mesure du temps de pose, grâce aux obturateurs, et conjointement l’usage des émulsions gélatino-argentiques, plus sensibles, pour célébrer le motif céleste. Et en faire, avec les Equivalents d’Alfred Stieglitz (1864-1946) réalisés entre 1923 et 1931, un motif emblématique de l’art moderne photographique.

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Alors que la photographie est encore à la peine face aux nuages, c’est au milieu du XIXe siècle que l’on installe le premier réseau de stations météorologiques aux Etats-Unis et en Europe. Quelques années auparavant, le pharmacien et pionnier de la météorologie Luke Howard (1772-1864) publie en Angleterre On the modification of clouds (1802), premier répertoire des nuages dont il donne de surprenantes aquarelles. L’invention du télégraphe par Samuel Morse (1791-1872) devient alors la condition de diffusion des observations. C’est grâce à cette diffusion des données que l’on réalisera les premières prévisions météorologiques. Coïncidence ? Morse, qui fut aussi celui qui diffusa l’invention du daguerréotype Outre-Atlantique, est considéré à ce titre comme le « père de la photographie américaine ». Le peintre, le savant et le photographe constituent ainsi un ménage à trois face au ciel et à l’étude de ses variations.

Le savant a affronté la difficulté de représenter les ciels à sa manière : il a codé l’information visuelle à partir de l’observation. Les météorologues ont traduit la langue aérienne des vents et des nuages en graphes. Mais leur science (inexacte) consiste à établir une situation à l’instant T dans le seul et unique but d’en déduire l’évolution, c’est-à-dire de donner à lire la transformation du ciel par l’action combinée des températures, des pressions et des vents. La variation est contenue dans la multiplication des signes qui composent la surface des cartes des prévisionnistes. Contemporaines, la naissance de la météorologie et la naissance de la photographie traduisent la passion commune au savant et à l’artiste de donner une représentation du monde à partir des phénomènes physiques eux-mêmes. Pour la photographie, il s’agit d’enregistrer pour fixer un temps. Pour le météorologiste, il s’agit de fixer pour projeter une situation dans le futur.

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Les Nuanciers de Jacqueline Salmon se composent de strates de vues de ciels enregistrées chaque matin. Il s’agit d’une sorte de chronophotographie où les séquences s’associent par montage, ou plutôt par fusion, de registres composés de la matière souple et impalpable des nuages. « Le temps qu’il est » et « Le temps qu’il fait » sont d’ores et déjà reliés dans les Nuanciers : temps météorologique, temps des horloges, unis dans une palette qui se compose de teintes changeantes. Le format vertical et le tirage pigmentaire sur papier chiffon donnent à ces images l’élan d’un panneau. Reliés entre eux, les Nuanciers formeraient un paravent aux allures japonisantes. Mais les paravents, contrairement à ce qu’indique leur nom, interdisent les regards plus qu’ils ne protègent des courants d’air. Dans la série des Cartes des vents, précisément, Jacqueline Salmon cherche à traduire visuellement les déplacements de masse d’air - ce que la photographie ne parvient qu’à rendre de manière naturaliste par le flou des motifs agités. Ici, les deux informations sont coordonnées : la photographie du ciel est tirée sur du papier à gravure, les vents sont indiqués par les graphes météorologiques inscrit à la pointe sèche. La facture du ciel prend avec ce traitement l’allure d’une image ancienne mais, parce qu’il reste en elle une précision photographique, elle est pleine du reliquat de la modernité technique. Quant à la nuée d’inscriptions directionnelles des vents, elle semble un essaim menaçant. Ces codes de températures et ces fanions de vents, posés telle des résilles de chiffres sur l’image romantique des ciels nuageux, forment l’apaisant mariage du regard savant et de l’inspiration contemplative.

La passion météorologique a saisi l’artiste, elle voit ainsi dans les dessins des variations de fronts froids et chaud les pages d’une écriture mystérieuse. Les signes se développent comme autant d’arabesques embryonnaires et semblent libres. Mais à y regarder attentivement, on remarque schéma après schéma les déformations que subissent les masses d’air dans leur avancée. Il s’agit, tout comme chez le physiologiste Étienne-Jules Marey (1830-1904) à la fin du XIXe siècle, d’une méthode graphique qu’il appliqua à l’enregistrement photographique des flux d’air matérialisés grâce à ses boîtes à fumée (le physiologiste étudia aussi le flux sanguin, et bien sur la locomotion humaine et animale avec ses célèbres chronophotographies). Méthode graphique que l’on peut définir comme la transposition enregistrée d’informations que l’acuité naturelle de l’œil ne peut saisir de manière systématique.

Mais ce sont peut-être les superpositions obtenues à partir des relevés de courbes de pressions, sur une période continue, qui constituent les plus singulières images du Temps qu’il fait. Les réseaux de lignes, sorte de câblages souples, viennent dessiner sur un mode organomorphique des circuits serrés de volutes qui évoquent moins les pressions atmosphériques que l’activité cérébrale avec ses échanges électrochimiques. Il ne faut pas être étonné de découvrir dans le cabinet de curiosité graphique que compose Le Temps qu’il fait, un autre spécimen. Il ne s’agit plus de météorologie, mais de neurologie : une reconstitution de l’activité cerveau. Bien avant que l’on n’invente le scanner, ces images sur verre composées dans un but pédagogiques font écho, par leur composition de lignes et de surfaces colorées, par leurs tracés chiffrés, aux cartes des prévisionnistes. Cette proximité formelle est troublante, elle induit, au cœur du projet de Jacqueline Salmon, que le temps est affaire de perception infra-oculaire, auquel répondent comme pour en contrer l’abstraction, toutes les images du temps.

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Le même mot « temps » désigne l’universalité de l’écoulement du passé vers le présent et l’état du ciel qui gouverne nombre d’activités humaines. Ces deux réalités si distinctes se rejoignent dans l’aporétique de leur représentation. Sauf à recourir aux signes, à une langue du temps qui est (le temps conventionnel des heures, minutes et secondes) et à une langue du temps qu’il fait (cartes symboles, graphes). Pour le premier, rien mieux que la circularité ne conforte la raison (temps des jours recommencés par alternance des diurnes et des nocturnes, des saisons, des disparitions et des naissances). Pour Le temps qu’il fait, les scénarii varient à l’infini, non qu’ils ne soient nombreux (pluie ou soleil, nuages et vent…) mais ils sont nuancés et surtout aléatoires. Dans les deux cas, les temps n’ont pas d’histoire. Ils forment la toile de fond de l’histoire. Cette toile est une carte. Et la carte est la mise en perspective du temps, sa visualisation non séquencée, son étalement plutôt que sa cadence : nappe de temps. Temps universel et temps de la géographie humaine, voilà ce qui réunit le double choix opéré par Jacqueline Salmon : d’un côté les cartes chiffrées de la météorologie, de l’autre les périmètres mesurés des circonscriptions électorales. Flux interrompu de l’éther et quadrillages de l’opinion : deux abstractions du temps où celui de la nature et celui de l’histoire se disputent le ciel et la terre. Jacqueline Salmon cherche le dessin improbable de l’horizon démocratique.

Ces cartes, ou plutôt ces découpes devenues abstraites des circonscriptions - désormais pleines seulement d’une teinte colorée - semblent tenir leur destin dans la pure esthétique d’un équilibre, fond et forme réunis. Elles dialoguent dans l’œuvre de Jacqueline Salmon avec les schémas météorologiques et s’y unissent dans une pensée : celle d’une représentation singulière de l’espace-temps. Une perspective, mais une perspective qui aurait désormais intégré la physique non-newtonienne. Une perspective non plus assise et enracinée dans le sol, mais planante, satellitaire : la perspective sans gravité. En cela, elle me rappelle les fameux objets mathématiques de l’Institut Poincaré qu’André Breton avait demandé à Man Ray de photographier, et qui servirent à illustrer un des plus grand texte de l’histoire du surréalisme – « Crise de l’objet »(1933) – qui permit de renouveler la théorie de l’écriture automatique en associant la science et l’art pour parvenir à l’objectivation des phénomènes.

L’absence de gravité invite ainsi à de nouvelles contorsions des formes, des envolées improbables, comme celle que Jacqueline Salmon obtient, à nouveau sur le mode soustractif, en gommant les données géographiques des cartes de densité et de foyers de productions, offrant une planisphère simplement évoquée par ces bulles colorées de tailles différentes. Cartes du monde surréalistes où la mesure des phénomènes se transmute en un pétillement abstrait, où les intervalles constituent une vision volatile du monde. Les quantités sont alors sans contours. Le titre des Constellations indique la volonté de retourner le point de vue : la planimétrie qui préside à la mesure des phénomènes de variation et d’implantation se trouve, une fois privée de ses contours, comme une sorte de vue astronomique où les pastilles traduisant les informations deviennent des astres.

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La notion qui réunit l’espace et le temps dans une dynamique vivante et aérienne est bien celle de la migration. Aérienne, car il en va de la migration comme d’une poétique des saisons et des oiseaux, flux à jamais recommencés de volatiles venant compenser les ardeurs de l’hiver par les bienfaits de climats tropicaux. Mas cette harmonie est sans équivalent pour l’espèce humaine : la migration est contrainte et là où l’on se réjouit de voir arriver les oiseaux migrateurs on observe la défiance face aux humains en déplacement.

Migration des identités et des images. Des visages de Piero della Francesca reproduits en noir et blanc dans la monographie de Roberto Longhi aux portraits du migrant contemporain, il s’agit de tenter ce que peu parviennent à faire : montrer l’évidente parenté des Vaincus et des Chef d’œuvres de l’histoire de l’art. Ce que Pasolini parvient à faire dans ses films, comme montrer l’ouvrier d’aujourd’hui à l’égal du soldat des tableaux du Quattrocento. Les hommes n’ont pas changés, leur héroïsme seul s’est transformé, et il faut le long recul de l’histoire pour mesurer cette transformation, ou bien, la chose est rare, une profonde humanité pour « lire » la noblesse des êtres démunis. Et les portraiturer alors comme on le ferait des princes.

Les visages des migrants arrivés à la Maison des arts d’Evreux fournissent à Jacqueline Salmon autant de modèles qu’elle rapproche de ceux de Piero. Le temps se comprime alors entre la reproduction photographique de la peinture et le portrait photographique. Ce que de coutume on nomme en théorie le « photographique » - l’ensemble des notions qui permettent de penser la transformation culturelle de notre rapport à la réalité par la présence massive de la photographie – devient le ferment de la relation entre les figures picturales et les êtres contemporains. Le temps qui les sépare a priori, du quattrocento à aujourd’hui, se dissout dans la réalité de leur commune nature photographique. Les reproductions imprimées des peintures de Piero contiennent une aura – quand bien même l’original s’y trouve refoulé – aura que Walter Benjamin ne voyait que dans la photographie ancienne et dont il constatait le déclin avec la généralisation des usages de l’image. Ici, la grâce des visages de nos contemporains s’exemplifie au regard des reproductions de tableau. Le temps semble être aboli, réduit à son être : il est temps.

Michel Poivert