Claire Nédellec

Hôtel –Dieu

Entretien entre Claire Nédellec et Jacqueline Salmon, Cadran solaire 3, 1992

… Nous sommes toujours à l’affût d’une chose cachée, ou simplement potentielle ou hypothétique, dont nous suivons à la trace l’affleurement à la surface du sol… La parole relie la trace visible à la chose invisible, à la chose absente, à la chose désirée ou redoutée, comme une fragile passerelle jetée sur le vide. Aussi, le juste emploi du langage est-il celui qui permet de s’approcher des choses (présentes ou absentes) avec discrétion, attention et prudence, en respectant ce que les choses (présentes ou absentes) communiquent sans le secours des mots…
Italo Calvino, Leçons américaines – aide-mémoire pour le prochain millénaire – Chapitre 3 – Exactitude

C.N. : Lors d’une première réflexion sur le titre de cette exposition, vous aviez envisagé l’appellation « membres bienfaiteurs », puis « reconnaissance ». Comment s’est passé ce glissement d’un titrage vers un autre ?

J.S. : En fait, je n’ai su que petit à petit que mon sujet serait la perte de l’identité… celle des malades dans le lieu, puis celle du lieu lui-même qui perdait son usage. Or à l’hôpital la perte de l’identité est d’abord une perte d’intimité, cela, je l’avais vécu, et j’en ai eu le souvenir aigu.
Après s’être reconnu soi-même, il fallait aussi simplement porter « reconnaissance » aux « membres bienfaiteurs » dont les noms étaient inscrits en lettres d’or sur des plaques de marbre. Si le glissement d’un titrage vers un autre est anecdotique, le terme « reconnaissance » est important : la démarche artistique est une mise en forme de signes que l’on re-connaît, et mystérieusement, on reconnaît parfois quelque chose que l’on ignorait.

C.N. : Vous utilisez le mot « mystère », cela voudrait dire qu’il y a un état de non-reconnaissance puis de re-connaissance. Entre ces deux états, que se passe-t-il ?

J.S. : Entre les deux il y a une série d’images qui posent quelques repères, qui viennent au secours de la pensée. Je pense qu’il est important que les choses ne soient pas élucidées, qu’elles restent dans cet état de proposition.

C.N : Lorsque vous avez déambulé dans ce lieu, avez-vous eu cette impression d’images offertes et non élucidées ?

J.S. : Il s’est passé une chose étrange : à travers les couleurs, les sols en damier, l’emboîtage successif des pièces les unes dans les autres, les portes ouvertes, la lumière mouvante, les murs lisses, l’absence de traces ou plutôt le peu de traces… immédiatement une référence à la Renaissance italienne s’est imposée et, en particulier, à la découverte de la perspective, mais aussi à la peinture flamande.

C.N. : Des référents donc très forts…

J.S. : Oui, et inattendus. Je n’étais pas venue pour les trouver dans ce lieu. Puis une deuxième impression très forte a surgi dans un long couloir et a donné naissance aux « chambres translucides » qui sont exposées dans la crypte. Ces couloirs étaient scandés par des chambres de malades peintes de couleurs vives avec des portes en verre dépoli. Un cercle transparent permettait à l’infirmière ou au médecin de passage de voir ce qui se passait à l’intérieur des pièces. Là ont resurgi des détails autobiographiques vécus à l’hôpital. Des moments graves, à la lisière de la mort. Je me suis souvenue de n’avoir été qu’une chambre 7, 12 ou 18. Je pense d’ailleurs que j’étais intitulée « la chambre 6 », et là, on pouvait dire « le malade de la chambre bleue, jaune ou rose ».

C.N. : Si le terme « sérénité » est employé, cela veut dire que la première « prise en charge visuelle » a été tendue, vous avez eu deux lectures : une iconographie référente et la réactualisation d’un passé autobiographique douloureux. Ces deux lectures se sont-elles chevauchées dans le temps ?

J.S. : Oui, elles se superposent et s’emboîtent pour ne devenir qu’une. Les éléments autobiographiques se chevauchent avec les éléments de culture pour devenir une seule chose que l’on ressent comme sa propre identité... Je pensais travailler sur une époque charnière entre hôtel-Dieu et université, mais j’ai eu l’impression que les choses s’éteignaient là. Lorsque les choses s’imposent avec une telle évidence, il faut les respecter. J’ai photographié ces lieux : chambres des malades, salles communes, couloirs, lieux privés, parfois en couleurs, parfois en noir et blanc, selon les réminiscences qu’ils suscitaient.

C.N. : Comme si la copie, la redite était acte de rédemption ?

J.S. : De rédemption… vous en dites plus que moi ! En Égypte le dieu Phteh ou Phtah selon les traductions crée le monde en prononçant le nom de toute chose. Chaque fois qu’il y a énonciation, il y a existence. et chaque fois que l’on prononce un patronyme, on le fait durer. Cette idée me satisfait: la vie éternelle pourrait être la prononciation infinie des noms qui ont compté dans l’histoire des hommes…. Il fallait que l’apparence globale de cette installation soit légère parce qu’elle devait dialoguer aussi avec les « chambres translucides » exposées dans la crypte avec ces photographies de portes dépolies, dans des cadres de verre dépoli et des miroirs couverts de verre anti-reflet. Le calque me donnait le même type d’atmosphère. Les baies vitrées de la chapelle donnent une lumière bien particulière pour rehausser cette diaphanie. Je voulais que cette installation soit fragile.

C.N. : Parce que ces espaces « éprouvés » par votre regard demeuraient inaccessibles ?

J.S. : Pas inaccessibles, distancés. J’ai une sorte de pudeur par rapport aux lieux.

C.N. : Cette pudeur rejoint-elle le drame de la perte de l’intimité ?

J.S. : J’ai toujours peur d’en faire trop. Lorsque l’on devient photographe, et je le suis devenue tard, à 37 ans, on devient une personne qui reproduit une partie du réel, qui la sélectionne, et qui lui donne une forme, trouver la forme de cette représentation m’intéresse, car de cette forme va découler le sens ; c’est un très grand pouvoir, il est important de garder des distances avec le sujet, et avec soi-même ; lorsque l’on touche à l’installation, on rajoute encore du sens, et pour que tout cela finisse par ne faire qu’une pensée, et une pensée claire, il faut infiniment de précautions.

C.N. : Pourquoi reconnaît-on des images de soi dans les images d’abandon ?

J.S. : Il est vrai que nous sommes dans une société étrange qui se reconnaît dans le délabrement ou plutôt dans la solitude et l’abandon. Il y a aussi des choses indélébiles vécues dans l’enfance.
Je pense à Jean Louis Schefer parlant de Michel de Certeau qui lui-même avait écrit sur Jérôme Bosch : « le tableau est tout entier réalisé pour faire croire qu’il cache du sens ». J’aime cette idée de laisser croire qu’il y a du sens sans souci de préciser lequel. Il faudrait que l’on se souvienne de Vermeer, de Proust, dont une des salles portait le nom. Chacun en déduira une chaîne particulière de causes et de symboles.

C.N. : Quel est votre rapport au temps dans le geste photographique ?

J.S. : Il y a une magie du fait photographique : le fait d’emmagasiner des images dans un temps relativement court, de manière presque qu’instinctive mais avec tout un savoir qui s’active dans l’instant, à votre insu ou presque, pour superposer de multiples niveaux d’interprétation… J’ai parfois l’impression de marcher sur la corde raide, je ne double pas les prises de vue et fais très peu d’images, j’ai l’impression de fonctionner en insécurité complète, mais c’est cet état de prise de « risque photographique » qui est garant de l’intérêt que je porte à mon travail… Entre 1986 et 1989, les Notes de chantier en hommage à Tarkovski m’ont donné confiance…

C.N. : C’est-à-dire ?

J.S. : Je me suis rendu compte à sa mort combien il m’avait influencée et j’ai mieux analysé la fascination que j’éprouve pour l’espace bâti. À partir du moment où j’ai décidé de réaliser un travail en hommage au cinéaste dans un lieu qui n’avait rien de tarkovskien. J’ai cependant trouvé des images qui provoquaient chez les regardeurs les références que je souhaitais, je me suis sentie alors en possession d’un pouvoir sur la réalité… ou plutôt, en connivence avec le monde, c’est cela qui est étrange. Lorsque l’on porte en soi un sujet, un désir, le monde s’organise pour répondre et donner des images. C’est pour cela que la photographie m’intéresse, parce que c’est devenu une manière de vivre, un vrai dialogue avec le réel.

Claire Nedellec, Jacqueline Salmon.