Monique Mosser

Saint-Lambert ou la poésie entre climat et météorologie

Saint-Lambert ou la poésie entre climat et météorologie. L’Yeuse, Paris, 2004

extrait


« Il en est de la terre comme de la généralité des hommes. Là où les Saisons éprouvent les vicissitudes les plus grandes et les plus frappantes, le pays est le plus sauvage et le plus inégal ; on y trouve une pléthore de montagnes boisées, des plaines et des prairies ; là, au contraire, où les Saisons ne sont pas assujetties à de grandes vicissitudes, le pays est très uni. Qu’on porte maintenant son regard sur les populations, et l’on y trouvera les mêmes rapports : la nature des unes est analogique aux pays de montagne, de forêts, de rivière ; celle des autres, des terres sèches et légères, d’autres encore d’un sol couvert de prairies et de marécages, d’autres enfin, des plaines nues et arides. Car les Saisons, qui influent sur la morphologie des corps, diffèrent entre elles ; et plus cette différence est significative, plus il y a de variations dans la figure humaine » (1). On connaît la longue descendance de ce traité essentiel d’Hippocrate : Airs, eaux, lieux, jusqu’à l’ouvrage majeur de Montesquieu au Siècle des Lumières, le fameux De l’esprit des lois (1748). Ginevra Bompiani, dans la préface qu’elle a donnée à ce texte fondateur du médecin-philosophe grec résume de façon éclairante le cœur de sa théorie : « Avec Hippocrate naît la science qui étudie l’influence des évènements célestes sur ceux de la terre, des météores sur la vie humaines. Cette science se fonde sur deux principes : l’identité de la matière vivante et non vivante, organique et inorganique ; et le caractère imprévisible et capricieux des phénomènes (pour cela même, objet incessant de prévision) qui agissent sur elle. L’homogénéité de la matière naît à son tour de quelques différences irréductibles : les qualités de chaleur et de froid, et leurs deux attributs, le sec et l’humide. De leurs combinaisons naissent les quatre éléments. Sur cette série de quatre agissent les quatre saisons qui sont, avec leur cortège de météores, la production constante d’instabilité et de variation ? » Et plus loin : « La théorie climatique, répandue dans le monde grec et latin, apparaît à nouveau au XVIe siècle et se maintient, au cours des siècles suivants, non pas tant comme témoignage de science antique, que comme fondement antique de la nouvelle science. Entre le XVIe et le XVIIIe siècle paraîtront une infinité de traités sur les effets du climat, sur le caractère des peuples, sur le rapport de climat et politique, climat et art, climat et tempérament ». Par exemple, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, parues en 1719, l’abbé Du Bos déclare à l’article « Génie » : « Il est vraisemblable que le génie particulier à chaque peuple dépend des qualités de l’air qu’il respire » (2).

La traduction des Saisons parut en 1759, sous la plume de Mme Bontems, avec une dédicace à « L’Ami des hommes » (Jean-Jacques Rousseau) qui avait traité « en citoyen et en homme d’état » les sujets que Thomson avait traités « en poète et en peintre de la nature ». Dix ans plus tard, Jean-François de Saint-Lambert publia à son tour un poème des Saisons, en quatre chants, qui rencontra un immense et durable succès eut égard au nombre incroyable des éditions et rééditions qu’il connût (plus d’une cinquantaine jusque dans les années 1830) (3). D’origine lorraine, le jeune officier poète débuta sa carrière à la cour du roi Stanislas à Lunéville, sous la protection du prince de Beauvau. C’est là qu’il rencontra le grand Voltaire et devint l’ami de Madame du Châtelet. A la mort de cette dernière, il partit pour Paris où il s’engagea dans la vie littéraire, fréquentant les théâtres et les Salons (celui du Baron d’Holbach, de Mme d’Epinay, etc.). De 1756 à 1765, malgré deux campagnes militaires, il participa à la grande entreprise de l’Encyclopédie pour laquelle il rédigea treize articles dont l’analyse permet de connaître les choix intellectuels et philosophiques du poète, qui fut aussi le disciple de Locke, d’Holbach et d’Helvétius. Ainsi, dans l’article Génie, Saint-Lambert manifeste-t-il clairement son adhésion aux théories sensualistes : « L’homme de génie est celui dont l’âme plus étendue, frappée par les sensations de tous les êtres, intéressée à tout ce qui est dans la nature, ne reçoit pas une idée qu’elle n’éveille pas un sentiment, tout l’anime et tout s’y conserve. » C’est un peu plus tard (1769), qu’il publia son opus majeur, le poème des Saisons, qu’il avait entrepris bien des années auparavant et sans cesse remanié avant de le livrer au public.

En adoptant le titre du poème anglais, Saint-Lambert invitait à comparer son œuvre à celle de son prédécesseur Thomson. Mais le poète lorrain n’entendait pas qu’on le regardât comme un simple imitateur. Il s’en explique d’ailleurs dans un long « Discours préliminaire » où il expose, non seulement ses idées esthétiques, mais peut-être plus encore ses visées théoriques, morales et politiques. En effet, ce texte fait figure de véritable « manifeste littéraire » en faveur d’un genre nouveau, c’est-à-dire que les Anciens n’avaient pas connu, la « poésie descriptive ». Car, depuis la « campagne » élégiaque des Grecs et des Latins, le « palais du monde » n’a cessé de croître ; de même, les échelles de perception et de compréhension des espaces et des phénomènes ont fondamentalement changé. Les voyages d’exploration des grands navigateurs, la connaissance de plus en plus précise d’autres grandes civilisations, telle celle des Chinois, le nouveau regard porté sur le paysage des montagnes ou de « bords de mer » ont ouvert des horizons infiniment vastes, qui réclament des modes d’expression nouveaux, plus appropriés à ces bouleversements. Et c’est donc cette tâche ambitieuse que Saint-Lambert assigne à la poésie descriptive. Nous n’entrerons pas dans les détails de sa construction théorique. Mais ce qu’il importe de souligner dans son système, c’est la place prééminente que joue l’expérience vécue au sein de la nature, dans l’émergence d’une « poésie naturelle », qui s’agisse de l’enfant (si l’on considère l’individu) ou des « peuples sauvages » (si l’on considère l’histoire des sociétés). Dans la suite de sa démonstration, il s’appuie sur la « théorie des émotions » suscitées par le spectacle de la nature pour établir une gamme - descendante – des divers genres esthétiques. On passe alors du Sublime au Beau, du Beau à l’Aimable et au Riant et, enfin, au Triste et au Mélancolique. Se tisse ainsi un réseau de « correspondances » entre émotions et paysages. Si l’on prend le cas du sublime, ce qui vient d’abord à l’esprit de Saint-Lambert c’est : « l’immensité des cieux et des mers », « les vastes déserts », « la multitude infinie des êtres ». Mais ce sublime que l’on pourrait dire « d’étendue », si l’on s’inspire des catégories proposées par Baldine Saint-Girons (4) , a aussi besoin de la force des phénomènes, du mouvement des météores : tempêtes, tremblement de terre, inondations… Il est intéressant de rappeler à ce propos, ce que Ginevra Bompiani écrit de la dimension climatique - nous dirions plutôt aujourd’hui « météorologique » - du sublime : « En 1647, Milton meurt et Boileau traduit le traité Du sublime du pseudo Longin. Ce qui était un traité sur la sublimité de la parole, produit en Angleterre, une série de traités sur la sublimité de la nature. Si en France, le sublime est l’emblème de l’autorité des Anciens, en Angleterre il tient plutôt de principe ordonnateur du nouveau monde. Le sublime naît en Angleterre sur un terrain fécondé par les théories climatiques : l’histoire des deux théories - esthétique du Sublime et théorie climatique - continuera à se dérouler tantôt parallèlement, tantôt de façon profondément entrecroisée. » (5). Si l’on tâche d’esquisser rapidement un tableau des correspondances ou des corrélats, proposés par Saint-Lambert, entre « Genres esthétiques », « Émotions » et « Paysages », on obtient à peu près ceci :

1) Sublime = étonnement/crainte = ciel, océan, désert, ténèbres, phénomènes.

2) Beau = admiration/amour = riches plaines, belles montagnes, pays variés.

3) Aimable/Riant = plaisir/agrément = vallon fleuri, coteau boisé, jardin « point trop orné ».

4) Triste/Mélancolique = ennui = lieux dominés par la banalité et la solitude .

Ces catégories, élaborées tout au long du développement de la pensée occidentale, le poète se propose de les renouveler grâce à des effets inédits, à des jeux d’opposition, à des surprises, modes opératoires propres aux années 1760-1770, que l’on retrouve, par exemple, chez les théoriciens des jardins : « C’est en contrastant, combinant, mêlant, séparant les différentes formes de la nature, selon que l’exige la situation, le genre du pays, qu’ils donnent à leurs jardins le mérite de faire sur votre âme telle impression, de lui inspirer tel sentiment ».


Affinités électives entre Saisons et jardins.

Il convient d’insister sur le fait essentiel que ce qui domine surtout les deux recueils des poèmes des Saisons, qu’il s’agisse de celui de Thomson ou celui de Saint-Lambert, c’est une nouvelle sensibilité envers la nature qui entraîne une attention plus aiguë à la diversité des paysages. Les jardins n’y apparaissent que de façon seconde, au sens littéral du mot d’ailleurs. En effet, le poète anglais comme le poète français n’ont cessé de remanier leur œuvre, corrigeant de vers, ajoutant de longs passages, en retranchant d’autres. C’est ainsi qu’il n’est fait nulle mention de jardins dans les éditions de 1726 et de 1730 des Seasons, et que c’est seulement en 1744 qu’apparaissent l’évocation de deux lieux précis : le parc d’Hagley, réalisé par le poète Lord Lyttelton, dans le chant du Printemps et, dans celui de l’Automne, le domaine de Stowe, appartenant à Lord Cobham. « Soulignons d’emblée que le but de Thomson est d’abord de régler une dette de reconnaissance envers ces deux grands seigneurs, en les montrant parcourant leurs domaines, tout comme les peintres du temps plaçaient leur client devant la plus belle perspective de son jardin en tenue de chasse ou de promenade, comme le fait Gainsborough, par exemple » (6). Jacques Gury explique bien que, en 1744, « Hagley et Stowe présentent deux aspects complémentaires du nouveau jardin, tantôt nature brute, mais aménagée pour la découverte de ses beautés pittoresques ou des sites les plus favorables à la méditation, tantôt domaine où l’homme recrée pour ses promenades une nature idéalisée ; c’est-à-dire, d’un côté l’oeuvre d’un précurseur hardi, de l’autre une étape prudente de la transformation progressive du jardin régulier en parc paysager ». Mais la question du jardin reste secondaire, c’est le regard même du poète qui semble transmuer, par la magie des analogies poétiques, toute la nature en un vaste jardin rempli d’allégories. « De même que le riche propriétaire aménage son vaste domaine en y semant des fabriques et en faisant du jardin un poème d’arbres, de marbres, d’eaux et de gazons, Thomson organise ses tableaux de la nature en jardin. Prenons par exemple l’Été et voyons dans le détail comment le poète crée un jardin du verbe. Le poète part se promener à l’aube, évoque un de ses mécènes, Dodington = Statue de D., puis chante un hymne au soleil levant = temple au soleil, évoque des joyaux de la terre = grotte ornée, les eaux au soleil = pièce d’eau, chante les louanges de Dieu = oratoire, peint des scènes de la vie rustique = la ferme modèle ou bergerie, chante la gloire de Britannia = statue de Britannia,[…] raconte l’épisode de Celadon et Amélia = groupe de marbre : le Bain, […] évoque les Grands anglais = Panthéon, puis l’Astronomie = temple ou observatoire et la Philosophie = temple de la Philosophie. Certes Thomson ne se souciait pas définir un jardin ou d’organiser un circuit, mais il est bien certain que sa démarche de poète rejoignait celle du grand propriétaire foncier transformant toutes ses terres en jardins et y incluant aussi bien les friches que les terres arables, les bois, les prairies, les landes et ornant tout cela. Dans les deux cas il y avait une prise de possession d’un terroir négligé, des « champs » comme on disait alors, trouvant enfin leur vraie valeur sous un regard attentif ».

Le cas des Saisons de Saint-Lambert présente à la fois des ressemblances et des différences avec celui de Thomson. C’est ainsi qu’il n’est fait nulle part, dans aucune édition, allusion à un parc ou à un jardin précis. Pourtant, dans le chant du Printemps, le poète se livre à un long développement concernant les jardins réguliers :

« L’espérance, Doris, descend sur ces campagnes ;
[…]
Je viens la retrouver dans ce vallon champêtre.
Elle m’y fait jouir des biens encor à naître ;
En vain je la cherchais en ces tristes jardins
Où des vases brillans surchargent cent gradins,
Où languit enchaîné dans sa prison de verre
Le stérile habitant d’une rive étrangère.
Qu’attendre, qu’espérer d’un théâtre de fleur ?
La tulipe orgueilleuse étalant ses couleurs
Le narcisse courbé sur sa tige flottante
[…]
Ne valent pas pour moi les fleurs d’un champ fertile
Le beau ne plaît qu’un jour, si le beau n’est utile.
Au pied de ces tilleuls, sous ces vastes ormeaux,
Dont jamais aucun fruit n’a chargé les rameaux,
J’ai regretté ces champs où Bacchus et Pomone
M’annonçoient au printemps les bienfaits de l’automne ».

Quels arguments avance le poète dans ce morceau ? Le jardin lui sert à illustrer ce précepte essentiel : « Le beau ne plaît qu’un jour, si le beau n’est utile ». Ainsi, il oppose le luxe du jardin savant, et finalement stérile, à la nature productive, symboliquement représentée par les fleurs « d’un champ fertile ». Saint-Lambert récuse donc les aménagements sophistiqués des jardins de la noblesse : les serres et leurs « hôtes » exotiques, les vases précieux, les ormes bien taillés. Mais sa condamnation de tels arrangements ne tient pas tant à leur esthétique surannée qu’à leur « vanité », au sens économique et moral. On retrouve ici les préoccupations de l’auteur de l’article « Luxe » dans l’Encyclopédie et aussi un écho des idées de Jean-Jacques Rousseau, qui avait mis ces propos dans la bouche de Mr. de Wolmar : « Je ne vois dans ces terrains si vastes et si richement ornés que la vanité du propriétaire et de l’artiste, qui, toujours empressés d’étaler, l’un sa richesse et l’autre son talent, préparent à grands frais, de l ‘ennui à qui voudra jouir de leur ouvrage. Un faux goût de grandeur qui n’est point fait pour l’homme empoisonne ses plaisirs. L’air grand est toujours triste ; il fait songer aux misères de celui qui l’affecte » (7). En fait, on s’aperçoit que tout le passage que Saint-Lambert dédie aux jardins s’inspire de très près de la « Lettre XI à Milord Édouard », c’est-à-dire de ce fameux morceau de la littérature du XVIIIe siècle qui s’attache à la description de la transformation de l’ancien verger de Clarens en un « Élysée », grâce aux soins de Julie. Le simple verger-potager où Lindor, le jeune héros rustique de Saint-Lambert, mêle les fleurs aux salades et aux fruits rouges pour plaire à son amie Glicère, rappelle trait pour trait l’aimable fouillis botanique de Clarens beaucoup plus que la complexité stylistique des jardins pittoresques anglais.

A l’origine, le jardin chez Saint-Lambert ne constitue qu’un argument supplémentaire dans la défense et l’illustration des visées physiocratiques qui sous-tendent tout le poème des Saisons dont le dessein essentiel est « d’inspirer à la noblesse et aux citoyens riches l’amour de la campagne et le respect pour la vie champêtre ». Or, très peu de temps après la publication du livre, un malentendu devait naître qui explique que Saint-Lambert s’est retrouvé enrôlé dans la défense des nouveaux jardins à l’anglaise. En effet, quand il fit paraître, deux ans plus tard, en 1771, sa traduction d’un livre essentiel pour la diffusion de la nouvelle esthétique : L’Art de former les jardins modernes, ou l’art des jardins anglois de Thomas Whately, François-de-Paule Latapie (8) fit imprimer sur la page de titre de l’ouvrage ces quatre vers du poème de Saint-Lambert :

« Regardons ces coteaux l’un à l’autre enchaînés,
Et ces riches vallons de pampres couronnés ;
Vois dans ces champs, ces bois, la nature affranchie,
Se livrer librement à sa noble énergie » (9).

Ce n’est donc qu’à partir de ce moment que le poète comprit que son poème, à travers la médiation du paysage, était devenu l’enjeu de questions propres à l’esthétique des jardins. Il dût prendre connaissance très précisément du contenu du livre du théoricien anglais, ainsi que de la longue glose que Latapie développe dans le « Discours préliminaire » à sa traduction et découvrit alors que, non seulement le chapitre LXVI était consacré aux « Saisons de l’année », mais aussi que la démarche de Whately, très influencée par le sensualisme de Locke, renvoyait à nombre de ses idées. C’est ainsi qu’il ressentit la nécessité de rajouter, dans l’édition de 1773, trois longues notes où il développe , au-delà de son intérêt initial pour « l’utile et l’agréable », sa propre vision de l’esthétique des jardins. Reprenant la critique radicale et convenue du modèle français, il manifeste surtout un intérêt pour le registre du « pastoral moderne », tel que son ami, l’amateur et critique d’art, Claude-Henri Watelet, l’avait mis en scène dans son propre de domaine de Moulin-Joli (10).

Un dernier point reste à souligner. Curieusement, dans son grand livre : Description des nouveaux jardins de la France et de ses anciens châteaux, publié en 1808, Alexandre de Laborde écrit au sujet du parc du Guiscard, l’une des plus belles réalisations du paysagiste Jean-Marie Morel : « Aujourd’hui, le terrain a été adouci ; les allées ont été supprimées, et le château paraît situé à mi-côte, au-dessus d’une belle pelouse qui se perd sur les bords d’un grand lac ; il est entouré de masses d’arbres agréablement disposées. L’une d’elles a été décrite par le poëte des Saisons, dans le chant du Printemps » (11) . Et il renvoie aux quatre vers cités sur le frontispice de la traduction de Whately. Quelle a pu être la source d’information d’Alexandre de Laborde puisque rien dans les vers de Saint-Lambert n’indique qu’ils aient trait à un lieu réel ? Faut-il imaginer qu’Alexandre se remémore ici un souvenir de jeunesse, une rencontre avec Saint-Lambert et sa compagne, Madame d’Houdetot, peut-être dans le salon de son père, et pourquoi pas lors d’une promenade à Méréville !
Vers 1765-1770, Horace Walpole, amateur et théoricien des jardins anglais énonce cet axiome : « La Poésie, la Peinture et l’Art des Jardins ou Science du Paysage, seront à jamais considérés par les hommes de goût comme les trois Sœurs ou comme les Trois Grâces Nouvelles qui apprêtent et ornent la nature »(12) . Ainsi, plus d’un siècle après le Songe de Vaux, le quatuor est devenu trio et, symptomatiquement, Palatiane (l’Architecture) a disparu. En revanche, ses trois sœurs, à la suite de l’évolution des idées esthétiques et des changements du goût, se trouvent comme régénérées, parées de « grâces nouvelles ». Un autre poète anglais, William Shenstone (1714-1763), créateur d’un jardin très admiré et bien connu des amateurs français : The Leasowes, témoigne à son tour de ce glissement de paradigme quand il affirme, en 1765 dans ses Unconnected Thoughts on Gardening : « Les œuvres de qui construit commencent immédiatement à se délabrer, tandis que celles de qui plante commencent immédiatement à s’améliorer. Planter promet un plaisir plus durable que construire en ceci que, même si la construction reste dans une perfection égale, elle commence au mieux à s’effriter et exige des réparations dans l’imagination » (13) . Et l’on comprend mieux les profondes modifications qui se sont produites, au courant du XVIIIe siècle, dans la manière de considérer la dimension temporelle du jardin, le passage des saisons et l’écoulement du temps en général. Mais, toujours, la poésie reste primordiale. Et au terme de cette rapide évocation des recueils de poèmes, dédiées aux Saisons, par deux poètes qui jouirent alors d’une extraordinaire renommée, ce qu’il convient de mettre en exergue ce sont les liens fondamentaux que cette dernière ne cesse de tisser avec la théorie des jardins. Relations intimes et quintessencielles qui, quelques années plus tard, inspireront à l’abbé Delille son grand poème : Les Jardins (1782), synthèse parfaite, universellement admirée (14), moment particulier de fusion des arts dans la culture occidentale. Mais, au-delà, c’est la prose même des auteurs de traités qui s’émaillera, à chaque détour de phrase, d’images et de formules empruntées à la poésie.


Omniprésence du thème des Saisons dans les traités de jardins.

Il semble parfaitement normal que toute personne intéressée aux choses de l’agriculture ou de l’horticulture accorde une importance primordiale au calendrier, aux rythmes des saisons, « aux travaux et aux jours », qui déterminent jusqu’au plus petit détail de la vie humaine dans toutes les sociétés à dominante rurale. Ainsi R.T Aemilianus Palladius, dans son traité du De Rustica rédigé entre 460 et 480 après J.-C., fait-il correspondre chaque chapitre à un mois, égrainant jour après jour toutes les tâches à entreprendre. Dans son grand livre, publié la première fois en 1600, Le Théâtre d’Agriculture et Mesnage des champs, Olivier de Serres, dans le « Sixième lieu : Des jardinages », prend aussi bien soin, au chapitre III, de décrire « l’Ordonnance du Jardin Potager, tant celui d’Hyver que d’Été » (15). Quant à Jean-Baptiste de La Quintinie, dans ses Instructions pour les jardins fruitiers et potagers, publiées à titre posthume en 1690, il prend en considération avec la plus extrême des minuties : « Tout ce que l’on peut tirer d’un bon potager dans chaque mois de l’année et tout ce que le jardinier y doit et peut faire dans chacun de ces mêmes mois » (16). Mais dans tous ces exemples, il s’agit surtout de prodiguer les soins les plus appropriés pour obtenir une production abondante de fruits et de légumes.

Avec Antoine Joseph Dézallier d’Argenville, on le sait, les buts poursuivis se modifient très profondément puisqu’il est désormais exclusivement question des « jardins de plaisance et de propreté ». Dans La Théorie et la Pratique du jardinage, parue la première fois en 1709 et rééditée à de nombreuses reprise, un chapitre témoigne d’un intérêt particulier pour les saisons. Il s’agit du chapitre IX de la troisième partie où l’auteur traite « De la place convenable à chaque Fleur dans les Jardins, & des différentes décorations des Parterres suivant les Saisons » : « Sans s’arrêter à nommer les fleurs qui fleurissent dans chaque mois, ou à en faire de grands catalogues, nous les distinguerons par les saisons où elles fleurissent, dont nous exclurons l’Hiver, comme l’ennemi le plus cruel des fleurs. Nous aurons donc le Printemps, l’Été & l’Automne, & ces trois saisons donneront lieu aux trois décorations de fleurs dont on embellit les parterres durant l’année, c’est-à-dire, qu’ils changent trois fois dans une année ; & forment trois différents aspects ou scènes de fleurs. La décoration du Printemps est la plus gaie, & l’une des plus agréables aux yeux ; mais la délicatesse de ses fleurs la rend de peu de durée. La décoration de l’Eté est la plus riche & la plus considérable par sa quantité & la diversité de ses fleurs. Celle de l’Automne est la plus belle & la plus durable, quoiqu’elle soit presque dénuée d’oignons : ses fleurs croissent naturellement dans les plates-bandes » (17) . Enfin, toujours d’un point de vue strictement scientifique et pratique, Charles Linné, dans La Philosophie botanique (édition française de 1788), donne la description d’un jardin botanique type et dresse la liste des bâtiments qu’il nécessite, puis de ses différentes parties : « Dans un jardin de botanique qu’on appelle un Paradis, se cultive une très grande quantité de plantes. Il renferme des abris, une serre chaude, etc. ». Puis viennent les « différents carrés fermés d’une haie vive artistement taillée ». Après celui des « vivaces » et des « annuelles », il énumère ceux plus spécifiquement liés aux saisons : « Le Méridional reçoit des Plantes d’orangerie, depuis le temps où le chêne se revêt de feuilles, jusqu’à celui où le colchique montre ses fleurs. Le Printanier défendu du Nord par un mur pour les plantes grimpantes et un peu délicates. L’Automnal pour les plantes très rares que, pendant l’hiver, on recouvre de mousses ou de feuilles ». Enfin, c’est la « serre froide, à un seul fourneau qui servira en hiver à renfermer les plantes que l’on sort pendant l’été ».

En résumé, on doit constater que, si les traités antérieurs au milieu du XVIIIe siècle ne cessent de faire allusion aux saisons, pour des raisons clairement pragmatiques, ils ne leur accordent pas, cependant, un traitement spécifique, c’est-à-dire relevant d’une approche plus littéraire ou philosophique, comme ce sera le cas par la suite. Symboliquement, on a vu comment François-de-Paule Latapie avait souhaité placer sa traduction de Whately sous le patronage poétique de Saint-Lambert. De fait, il semble bien que l’obsession des saisons, que nous avons déjà signalée comme l’un des traits dominants du XVIIIe siècle, n’épargne pas les auteurs des innombrables traités de jardins qui paraissent alors. Nous en dresserons une courte liste, qui ne se veut pas exhaustive, en les classant dans l’ordre de leur date de parution, en tenant compte de celle des traductions françaises pour ceux parus d’abord en langue étrangère :

- 1771 : L’Art de former les jardins modernes ou l’art des jardins anglois de Thomas Whately, traduction de François de Paule Latapie ; chapitre LXVI « Des Saisons de l’année » qui succèdent au chapitre LXV : « Des différentes parties du jour ».

- 1772 : Dissertation sur le Jardinage de l’Orient par William Chambers. L’ouvrage ne comporte pas de divisions en chapitres, mais une dizaine de pages concernent les « tableaux [de jardins] décorés pour chaque saison de l’année ». Ce texte développe les prémices esquissées sur le même thème dans le Traité des édifices, meubles, habits, machines et ustensiles des Chinois, publié dès 1757.

- 1776 : Théorie des jardins de Jean-Marie Morel ; chapitre VI : « Des Saisons » qui succède au chapitre V : « Du climat »..

- Vers 1776 : Traité des décorations des dehors des jardins et des parcs par le duc d’Harcourt ; du chapitre IX au chapitre XIII: « Des Saisons », etc.

- 1781 : Théorie de l’art des jardins par C.C.L.Hirschfeld, traduction française de l’allemand ; tome 2, quatrième section : « Jardins relatifs aux Saisons ». Nous rajouterons à cette liste un traité relevant de la peinture, mais qui reste étroitement lié à la question qui nous occupe :

- An VIII (1800) : Élémens de perspective pratique à l’usage des artistes par P. H. Valenciennes ; « Les quatre saisons » à la suite d’un développement sur « Les Quatre parties du Jour ».

Dans le cadre de cet inventaire et pour le domaine de la « poésie horticole », on pourrait encore citer un curieux petit ouvrage : Les Bosquets d’agrément de G. A. J. Hécart, publié en 1808, dont les quatre chants illustrent successivement : « Le Bosquet d’Hiver », « Le Bosquet de Printemps », le « Bosquet d’été » et le « Bosquet d’Automne », suivis d’un poème en stances régulières : « Des arbres toujours-verts ». Il faut enfin remarquer que parmi les traités les plus célèbres de la seconde moitié du XVIIIe siècle, ceux de Girardin et de Watelet semblent déroger à la manie saisonnière. Cependant, dans De la composition des paysages, publié en 1777, Girardin consacre trois pages au « Choix des Paysages suivant les différentes heures du jour ».


(1) Hippocrate, Airs, eaux, lieux, traduit du grec par Pierre Maréchaux, préface de Ginevra Bompiani, Paris, Rivages, 1996, p. 18 sq.
(2) Abbé Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris, École supérieure des Beaux-Arts, 1993, réédition annotée et commentée par Dominique Désirat de l’édition originale de 1719, p. 260.
(3) Luigi de Nardis, Saint-Lambert, scienza e paesaggio nella poesia del Settecento, Rome, Edizioni dell’ateneo, 1961 ; Roger Poirier, Jean-François de Saint-Lambert (1716-1803), sa vie, son oeuvre, Sarreguemines Éditions Pierron, 2001 et Enayat Ghaderi, Recherches sur la connaissance et le sentiment de la nature chez Jean-François de Saint-Lambert (1716-1803), thèse de Littérature françaises et comparées, soutenue sous la direction du Prof. Sylvain Menant, Université de Paris IV-Sorbonne, 2002.
(4) Baldine Saint Girons, Fiat lux. Une philosophie du sublime, Paris, Quai Voltaire, 1993.
(5) Hippocrate, op. cit., p. 28.
(6) Jacques Gury, « Les Saisons de Thomson : le poème comme jardin », Cahiers Roucher-André Chenier, 1986-n° 6, p. 25-39.
(7) Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Paris, éd. Garnier Frères, 1960, p. 463.
(8) Thomas Whately, L’Art de former les jardins modernes ou l’art des jardins anglois, Paris, 1771, réédition en fac-simile, Slatkine, Genève, 1973. Cf. aussi : Michel Baridon, « Thomas Whately (1728-1772) », Créateurs de jardins et de paysages en France de la Renaissance au début du XIXe siècle, sous la direction de Michel Racine, tome I, Arles, Actes Sud/ENSP, 2001, p. 157.
(9) Saint-Lambert, Vers 463-466 du Chant du Printemps.
(10) Claude-Henri Watelet, Essai sur les jardins, Paris, 1774, réédition en fac-simile, Minfoff, Genève, 1972. Cf. aussi Monique Mosser, « Claude-Henri Watelet (1718-1786) », Créateurs de jardins et de paysages en France de la Renaissance au début du XIXe siècle, sous la direction de Michel Racine, tome I, Arles, Actes Sud/ENSP, 2001 p. 154-156.
(11) Alexandre de Laborde, Description des nouveaux jardins de la France et de ses anciens châteaux, Paris, 1808, p. 151 sq.
(12) Annotation manuscrite aux Satirical Poems de William Mason, publiée dans une édition des poèmes en question par Paget Toynbee, Oxford, 1926, p. 43. Cité d’après John Dixon Hunt, « Emblème et expressionnisme dans les jardins paysagers du XVIIIe siècle », Urbi, n° VIII, 1983, p. 16-32. J. Dixon Hunt reprend dans son recueil d’articles : The Figure in the Landscape, sous-titré : Poetry, Painting and Gardening in Eighteenth Century, The John Hopkins University Press, 1976, 1989.
(13) Baldine Saint-Girons, « Jardins et paysages : une opposition structurante », Colloque de La Garenne-Lemot : Lecture du jardin, 2-4 octobre 1997, Histoires de jardins. Lieux et imaginaire, sous la direction de Jackie Pigeaud et Jean-Paul Barbe, Paris, P.U.F., 2001, p. 49-83..
(14) Ernest de Ganay, Bibliographie de l’Art des jardins, Paris, Bibliothèque des Arts décoratifs, 1989, p. 99-101. Les Jardins qui connurent des dizaines d’éditions furent traduits en italien, en anglais, en portugais, en russe et en polonais.
(15) Olivier de Serres, Le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, (1600), réimpression de l’édition de 1804-1805, Arles, Actes Sud, 1996, p. 740 sq.
(16) Jean-Baptiste de La Quintinie, Instructions pour les jardins fruitiers et potagers,(1690), Arles, ActesSud/ENSP, 1999, p. 846.
(17) Antoine Joseph Dézallier d’Argenville, La Théorie et la Pratique du jardinage, Paris, 1747, réimpression , Arles, Actes sud/ENSP, 2003, p. 411. Dans la postface à cette édition, Sabine Cartuyvels dresse la liste de toutes les éditions françaises et étrangères, ainsi que celle des traductions du livre.