Aurélien Mole

Pas plus que la photographie des usines Krupp …

in: art21 n°3 , mai 2005

Dans les dernières images de Jacqueline Salmon, il n’est plus question d’une faillite des déterminations architecturales et des ambiguïtés fonctionnelles qui en découlent, pas plus que de la représentation distanciée de tragédies individuelles devenues problèmes de société. Le cœur de ce nouveau travail, qui fait une fois de plus écho à l’actualité, est une architecture de type industriel où se cristallise une angoisse collective : les usines de traitement et de stockage des déchets nucléaires.
L’exposition se présente donc sous la forme d’une déambulation dans les complexes industriels de la COGEMA et de l’ANDRA , où l’on suit les différentes étapes du traitement des déchets, de leur transport à leur enfouissement. Cette forme narrative que renforce l’accrochage en galerie constitue une première différence par rapports aux travaux précédents. En effet, dans Chambres précaires ou dans Clairvaux, les repères spatiaux avaient tendance à se dissoudre et créaient ainsi l’autonomie de chaque image dans la série. Cependant, même si le déchet radioactif sert de fil conducteur, le présent travail n’emprunte pas uniquement la forme documentaire. Les lieux vidés de leur présence humaine voient - et c’est un poncif des commentaires surréalistes sur l’oeuvre d’Eugène Atget - leur étrangeté renforcée. Ainsi, on comprend vite que le lieu fonctionne aussi sur un mode symbolique comme l’endroit d’un conflit entre l’Homme et la Nature et que l’intérieur de ces usines nous est donné à voir comme un athanor contemporain.
Cette référence à l’alchimie place d’emblée l’artiste hors de la problématique moderniste telle qu’on la trouve dans les images des usines Ford que réalisa Charles Sheeler en 1927 et que ce travail rappelle à maints égards. Ici, il n’est pas question d’un progrès triomphant mais d’une complexité de faits extrêmement dense impliquant une pensée à long terme. C’est d’ailleurs cette pensée d’un temps excédant celui d’une existence, à l’oeuvre dans l’ensemble des travaux de Jacqueline Salmon, qui fait du « nucléaire » un excellent développement de ses recherches précédentes.
Cependant, l’art très subtil du contrepoint auquel la photographe nous avait habitués fait ici défaut à une partie de la série. Dans le travail sur le camp de réfugiés de Sangatte intitulé « le hangar », la photographe parvenait à ménager dans ses images un temps autre que celui de l’actualité. Ici, Jacqueline Salmon, par manque de temps sans doute, ne parvient pas toujours à contrebalancer le fait que ces lieux ont déjà pris en charge leur image et tiennent fermement à en garder le contrôle. Les extérieurs dans les tons pastel et les hangars immaculés donnent donc parfois la désagréable impression que l’artiste sert la communication de l’usine. Accompagnant ses images de peu de commentaires, à l’inverse d’un Alan Sekula, l’espace laissé vacant par les informations nécessite alors d’être rempli par de la croyance : c’est là toute la difficulté d’un travail en cours basé non plus sur l’absence mais sur la présence invisible de la radioactivité.

(1) Dès 1930, Bertolt Brecht signalait qu'une vue des usines Krupp ne dit rien des rapports de classes qui s'y tissent.
(2) Agence Nationale pour la gestion des Déchets Radio-Actifs