Gilbert Lascault

Prés et loin d’Italo Calvino

Marval , Paris 1997

extrait


Le proche et le lointain,

Les photographies de Jacqueline S. se veulent à la fois proches de phrases, de suggestions d’Italo Calvino, et sans lien mimétique avec les situations, avec les images que ces phrases évoquent . Ces photographies n’existeraient pas, telles qu’elles sont, sans la lecture préalable des oeuvres d’Italo Calvino, mais elles ne souhaitent pas les illustrer. Suscitées par ces oeuvres, elles s’en éloignent en des détours labyrinthiques. Crées parfois dans l’oubli de ces oeuvres, elles s’en rapprochent comme par miracle. Chaque photographie de Jacqueline S. obéit (semble - t’- il ) à des règles de voisinage paradoxal et d’écart ambigu par rapport aux phrases de Calvino.
A leur tour , les textes de Gilbert L. inventés en regard des photographies de Jacqueline S., se situent à une distance incertaine et à chaque moment variable, flottante, par rapport aux intentions de Jacqueline S. elle même et à celles (souvent énigmatiques) d’Italo Calvino.
A leur tour les textes de Gilbert L.,inventés en regard des photographies de JacquelineS., se situent à une distance incertaine et à chaque moment variable,flottante, par rapport aux intentions de Jacqueline S., elle-même et à celles (souvent énigmatiques) d’Italo Calvino

A tâtons. Il faut avancer à tâtons, à l’aveuglette, mais avec cette prescience, avec cette énigmatique clairvoyance que , nous dit - on, possèdent certains aveugles. Jacqueline S. se souvient en particulier, de cette phrase d’Italo Calvino : « Je cherche dans la succession des choses qui se présentent à moi chaque jour, les intentions du monde à mon endroit, et je vais à tâtons, car je sais qu’il peut exister de vocabulaire pour traduire en mots le poids d’obscures allusions qui pèse sur toute chose . »
Ce sont les intentions incertaines de l’univers, que laissent entrevoir certaines phrases et images ; En même temps, se révèle leur obscurité même.

La même image voyage d’une idée à l’autre. La même idée voyage d’une image à l’autre. Plusieurs idées habitent une image unique, comme elles habiteraient le château des destins croisés. Les idées se superposent les unes aux autres comme se superposent les toits de certains temples d’Asie.

Vous vous lancez comme dit Calvino « à la poursuite de toutes les ombres à la fois, celles de l’ imagination et celles de la vie ».

Lorsque vous placez ensemble des photographies et des fictions, vous pouvez raconter au moins trois genres d’histoires . Ou bien, vous imaginez que les photographies démontrent que les fictions ne sont que les masques d’une réalité qu’elles désignent sans en livrer tous les secrets. Ou bien, vous pensez que les photographies sont truquées, fallacieusement choisies afin de coïncider avec des récits trompeurs. Ou encore, vous rêvez à des croisements aléatoires entre le vrai, le faux, le demi - vrai, le quart de semblant, ou c’est parfois la fiction qui dit vrai et où parfois le document « sonne » volontairement faux (ce qui d’ailleurs ne prouve aucunement son inexactitude). tout alors paraît compliqué, embrouillé : bref, presque aussi obscur que notre vie habituelle.

Dans leurs affinités et contrastes, les photographies forment un théâtre de mémoire où des signes et des souvenirs s’accrochent à des lieux.

Ou bien... D’une photographie à l’autre, les bribes de notre vie passée ou de l’une de nos vies possibles et non réalisées nous font signe.

Ou encore, par déplacements, substitutions, interversions de certains de ses éléments, une photographie peut se transformer en une autre, à la façon dont une ville imaginaire se change en une autre.


Scruter,

Un livre d’Italo Calvino s’intitule en français : la journée d’un scrutateur. tout photographe est scrutateur professionnel, inquisiteur permanent. Examine, scrute, explore, inspecte, inventorie, observe, prospecte, non sans une certaine désinvolture, non sans une attention un peu dispersée. Très important pour vraiment voir : la distraction, la désinvolture, une certaine légèreté, un peu d’égarement.

S’occuper du dehors ne va pas de soi. Italo Calvino écrit : « A la suite d’une série de mésaventures intellectuelles qui ne méritent pas d ‘être rappelées, Monsieur Palomar a décidé que son activité principale serait de regarder les choses du dehors ».


Le voyageur

Jacqueline S., photographe, déclare avoir rencontré le voyageur à la gare de l’Est. Elle raconte :
« L’Institut Géographique National avait crée un événement, en déployant sur le sol du hall de la gare de l’Est une carte de géographie géante sur laquelle on pouvait marcher. Alors que j’accompagnais un ami au départ de son train, et que les gens marchaient de droite à gauche sans sembler remarquer quoi que ce soit, je vis un petit homme, habillé d’un pardessus noir démodé, un cartable à la main, qui lentement avançait sur la carte, à petits pas, le regard rivé à ses pieds. J’ai cru voir Monsieur Palomar, le Palomar d’Italo Calvino. Mon cœur bondit. Je courus à ma voiture chercher un appareil de photo. J’étais certaine qu’à mon retour le petit homme aurait disparu. Mais il était encore là ! Il était si concentré que j ‘ai pu m’approcher discrètement et faire une image sans qu’il s’en aperçoive... C’était un signe... Je décidais que cette image serait la première de mon récit, de mon enquête photographique à la recherche de je ne savais quoi ».

Sur l’image, vous ne voyez que le bas du corps du petit homme : voyageur sans visage, voyageur presque sans bagage, voyageur anonyme. Vous pouvez, si vous le voulez , le nommer Monsieur Palomar. Ou lui donner n’importe quel autre nom. Il reste pour toujours le petit homme habillé d’un pardessus noir démodé qui chemine, en se traînant sur une carte de géographie, dans le hall de la gare de l’Est.

Pour le petit homme en noir, la carte devient le territoire.

Engoncé dans son pardessus noir démodé, le petit homme est un célibataire définitif qui n’a jamais mis à nu nulle mariée et qui n’espère pas en déshabiller une dans l’avenir.

Engoncé dans son pardessus noir démodé, le petit homme est un célibataire définitif qui n’a jamais mis à nu nulle mariée et qui n’espère pas en déshabiller une dans l’avenir

Longtemps seul, le petit homme en noir s’est couché de bonne heure. Il dort allongé, dans son pardessus démodé.

A l’intérieur de son vieux cartable, le petit homme a rangé des cartes de géographie, semblables à celles sur laquelle il marche : des cartes de l’institut Géographique National.