Charles Juliet

Clairvaux ( extrait )

Marval, Paris 1995

Clairvaux. Un mot qui sonne d’une manière particulière pour ceux qui redoutent d’y être un jour enfermés ou qui se morfondent déjà derrière ses murs. Mais pour moi, ce nom a de toutes autres résonances. Il est associé à celui d’un homme fascinant, qui avait les plus grands dons, qui était en outre un écrivain de haute volée et qui est mort il y a huit siècles : Saint Bernard. J’ai longuement fréquenté et étudié son oeuvre, et bien que je ne méconnaisse pas ce qu’on aurait pu lui reprocher, j’ai souvent retrouvé en moi ce poète et ce mystique avec lesquels j’aimais à dialoguer. Pendant trente-huit ans, il a été l’abbé de ce monastère qui comptait alors quelques sept cents moines et possédait des terres s’étendant sur vingt-huit mille hectares.
Mutation symptomatique de l’évolution de notre société : un jour ce monastère est devenu une prison. Là où avaient prié et médité des hommes soucieux d’échapper aux pesanteurs humaines, vivaient désormais des condamnés de droit commun. sachant que rien n’est simple dès lors que l’on considère l’être humain, je me garderai d’opposer les premiers aux seconds, mais je dois reconnaître que le jour où j’ai appris que ce monastère était depuis longtemps déjà un lieu de détention, mon étonnement a été des plus vifs. À cet étonnement s’est d’ailleurs ajoutée une profonde tristesse lorsque ces photos m’ont fait découvrir que ce monastère à partir duquel Saint Bernard avait rayonné sur l’Europe, était maintenant plus ou moins à l’abandon, en proie au travail destructeur du temps.
Pour photographier ces lieux morts, Jacqueline Salmon s’est totalement effacée. La réalité qu’elle avait à nous montrer était suffisamment sinistre. Elle s’est appliquée à poser sur elle un regard neutre, un regard d’où étaient proscrites toute recherche de l’effet et toute tentation de jugement.
On se laisse envahir par ces images et on pense à cette prison, aux hommes qui sont claquemurés là pour de longues années. Sans doute la plupart d’entre eux ont-ils mérité le châtiment qui leur a été infligé. Mais quand on cherche à se représenter leur ennui, leur souffrance, leur vie brisée, on se défait des sentiments qu’on peut éprouver à leur encontre, et où se mêlent de la crainte, de l’hostilité, une sourde réprobation. très vraisemblablement, la majorité de ces détenus n’ont rien compris à eux-mêmes, et à ceux qui les a conduits là, et pour cette raison, peut-être vivent-ils dans la révolte, le ressentiment et la haine. Mais à l’inverse, il est probable que quelques-uns d’entre eux, à force d’être sans relâche confrontés à eux-mêmes, ont profondément évolué et fini par se détacher de celui par la faute duquel ils se sont retrouvés privés de liberté.»