Magali Jauffret

Une artiste face au nucléaire

in: L'Humanité 28 juin 2005

Au moment où la COGEMA est traduite en justice pour « pollution, abandon et dépôts de déchets contenant des substances radioactives », une exposition, à la Galerie Michèle Chomette, à Paris, montre jusqu’au 30 juillet comment une artiste, Jacqueline Salmon, s’aventure dans les territoires ultra-spécialisés du nucléaire civil pour se coltiner ce problème.
Voilà des années que cette photographe, porteuse de forts questionnements sociaux, attendait l’autorisation d’entrer dans les zones de traitement des combustibles nucléaires usés sur le site de La Hague et de stockage des déchets FMA dans l’Aube. Pénétrant finalement dans ces lieux d’ordinaire interdits, elle n’a évidemment pas fonctionné comme une chasseuse de scoops. Elle n’en a pas moins été sidérée. Elle le dit elle-même : lorsqu’elle s’est trouvée face à ces ateliers de déchargement et de vitrification, locaux hypertechniques, placés sous atmosphère stérile et sous haute surveillance, elle a tenté de voir l’antre de l’alchimiste du XXème siècle qui transforme le plomb en or et gagne du terrain dans une partie de bras de fer avec la nature… Et fascinée par ces histoires d’humains qui jouent avec le feu, qui lancent pareils paris sur de simples équations mathématiques, elle l’a vue, cet antre : ici, des machines sont irradiées par un bain de couleurs mordorées. Là, la piscine d’entreposage et ses bacs aux couleurs translucides prennent une allure design. Ailleurs, des installations sophistiquées sont actionnées par des robots depuis une salle des conduites. Ailleurs encore, on se croirait dans un théâtre. On en oublierait la bombe atomique, la catastrophe de Tchernobyl, les a priori visuels liés au nucléaire…

« J’AI PENSÉ À FAUST »
Àl’image des films de Chris Marker, ces photos solaires, qui ne montrent pas l’ombre d’un humain ou d’un déchet, installent une atmosphère de science-fiction, de fantastique. Elles entretiennent le mystère, convoquent l’imaginaire, nous entraînent dans un monde de fiction tout en restant au plus près du réel.
Car Jacqueline Salmon, si elle se situe à l’opposé de la démarche du reporter, n’en documente pas moins le réel. Simplement, lorsqu’on compare ses images à celles, officielles, de la COGEMA, on mesure à quel point elle renouvelle la démarche documentaire en proposant une alternative éthique et esthétique à une photo dite objective, illustrative d’un propos. « Pour la première fois de ma vie, confirme-t-elle, en voyant les photos prises par les autres depuis exactement le même lieu, le même angle, à travers le même hublot, j’ai fait la différence entre vue et vision. Jusque-là, je pensais que c’était une affaire de déplacement du corps dans l’espace. Là, j’ai fait une expérience étrange. Quand j’ai vu cette chose-là, ce lieu industriel pleins de tubes et de machins, j’ai pensé à Faust, à une sorte de marmite d’alchimiste. En fait j’avais ça dans la tête. Déjà, en 1981, lors de l’affaire de Creys-Malville, j’avais été fascinée par les similitudes entre centrale nucléaire et cathédrale, chacune avec sa nef, son chœur, sa travée, aux limites techniques de ce que peut faire Dieu ou le pouvoir nucléaire. »

L’HUMAIN À TRAVERS SES LIEUX
Ce n’est pas la première fois que Jacqueline Salmon porte dans l’art contemporain, via la photographie, pareille polémique sociale et politique. Auparavant, elle avait déjà tenté des analyses en images de la société en saisissant l’humain à travers des lieux comme l’Hôtel-Dieu (1991-1992), Clairvaux (1993-1996), elle avait produit des séries comme l’Arsenal (1999), comme Chambres précaires (1997-1998), elle était allée constater sur place ce qu’il en était du hangar de Sangatte (2001). C’est de longue date que l’artiste s’arrête sur des lieux clos qui, faisant l’actualité, sont souvent plombés par une réputation de risque, de trouble. Une façon, en restant à distance, en ne formulant ni dénonciation ni apologie, d’ausculter le fonctionnement de la société, de faciliter au public l’accès à une prise de conscience de ces réalités complexes.