Magalie Jauffret

Sangatte, le minimum de représentation

in: L'Humanité 12 février 2002 .
Sangatte Le Hangar, Transphotographique presse

Le regard engagé de la photographe Jacqueline Salmon ramène de Sangatte une forme plastique. Voilà une autre photographe qui, par nécessité éthique, tient à distance le journalisme et le documentaire social tout en se choisissant un sujet de très chaude actualité. Jacqueline Salmon est plasticienne. Cela ne l’a pas empêché de faire le voyage à Sangatte, près de Calais. Ce centre d’accueil de réfugiés de la Croix-Rouge, qui défraie la chronique depuis que ses occupants risquent leur peau aux abord de l’Eurostar dans l’espoir de gagner la Grande-Bretagne, intéressait vivement l’artiste qui avait déjà travaillé en 1992, dans le même esprit, sur les chambres des soins palliatifs de l’Hôtel-Dieu, en 1995 sur les cellules de la prison de Clairvaux et, en 1998, sur les chambres précaires mise à disposition des sans-abri, pendant l’hiver, par les services sociaux et associations caritatives. « Je veux, précise l’auteur, raconter l’histoire de ma société à travers les différentes manières dont sont investis ces lieux de réclusion, d’exclusion. »
Sangatte, ses tentes et ses lits de camp aperçus à la télévision. Des bâches kaki, un éclairage blafard. Jacqueline Salmon voulait « voir ça ». Et le faire voir.
Bien en face. Elle se sent « directement concernée ». « Je pourrais faire partie de cette communauté », explique-t-elle.
Du hangar dans lequel s’entassent souvent près de 1500 personnes, elle a ramené des images vidées de leurs occupants : Algeco déserts, lits délaissés, abris de fortune inoccupés, linge séchant sur les grillages. A peine devine-t-on une tête sous une couverture, un drap encore froissé, l’empreinte d’un corps sur une couche, une tenture tendue faisant office de cloison pour préserver l’idée d’intimité. Traces ténues d’un passage entre ces murs indistincts.
Aucun visage. Aucune activité. Même pas un signe ostensible de ce qui se passe de terrible, la nuit, lorsque les hommes s’en vont brayer la mort. Un vide crée pour que chacun y mette quelque chose de lui-même. Un minimum de représentation pour ce « non lieu où vivent des non gens photographiés à la distance respectueuse que j’aimerais qu’on me donne si je me trouvais là », dit-elle, dans l’identification, mais soucieuse, aussi, de privilégier le problème global des grandes migrations des pays pauvres, plutôt que l’anecdote de quelques vies.
L’homme n’est pas présent physiquement sur ces photographies. Il ne peut donc pas y voir de spectacle de la misère. Pourtant l’humain, au sens de ce qui nous unit aux autres hommes, à leur craintes, à leurs espoirs, est au centre de cette œuvre qui parvient, sans les représenter, à sauver ces gens de l’oubli.
C’est le merveilleux paradoxe de l’artiste.