Nikola Jankovic

A ton image (la preuve par deux)

Art Présence, N° été 1996

Commissaire de la récente exposition Antagonismes au CNP, la photographe Jacqueline Salmon exposait cet hiver chez Michèle Chomette une série intitulée selon l’expression empruntée à Henri Michaux Entre centre et absence .
Centre de quoi, absence de qui ?
Entre l’un et l’autre, associant à un « artiste » un « paysage » ces diptyques ont en eux la netteté et l’acuité de quelque chose de souvent évident. Mais induisant aussi une sorte de clairvoyance déconcertante qui semble elle-même doubler l’image – la dépasser autant que la dédoubler- de sa condition quasi-religieuse d’icône diptyque.
La preuve par deux d’une appartenance paradoxale.

« je crois qu’on peut être explicatif, à condition que ce ne soit que m’exlicatif et s’explicatif, ou plutôt selfsplicatif, enfin qu’il ne s’agisse plus que de s’expliquer authnetiquement les choses à soi-même »
Francis Ponge à propos de l’art explicatif in Pratiques d’écriture (1)

A ton image d’accord, mais à qui, à quoi appartiennent ces images ? qui imprime ou impressionne sa « personnalité » sur l’autre ? son copyright ? qui le sujet, qui l’objet ? qui fait don de soi et, à fortiori le don de l’autre ?
Autant de questions ici en suspend,
Qui- de Jacqueline Salmon, Jacques Derrida ou des Salines de Giraud- est ( ou sont) le(s) auteur(s) des autres ? En d’autres termes : que doit , que donne Jacqueline Salmon aux salines (leur paysage) ou à Derrida (son portrait (3) ) ? Que doit ou que donne Derrida à Salmon ( son portrait) ou aux salines (leur paysage) ? ou encore, dans une attitude toute signéponge (3), ce que donnent ou doivent les salines de Giraud à Salmon ( leur paysage) ou à Derrida ( son portrait) ? Troubles appartenances, mutuelles, croisées.
On voit tout de suite combien aporétique+ et vraisemblablement ingouvernable + semble l’économie+ ici induite par un « portrait » et un « paysage » associés en diptyques, eux même en série.

Construire son musée imaginaire

C’est bien le projet qui est à l’origine de sérialisation diptyque ; constituer une collection mnémotechnique non pas réduisant, mais plutôt condensant l’œuvre : l’homme, sa vie, ses œuvres, leurs continuités et accidents, etc. Le tout dans un arte-fact substitutif qui offre entre le pôle synthétique du diptyque («artiste »+ paysage »l’œuvre)et celui-ci synthètique de la sérialisation , la double synthèse qui résume et fabrique un Musée imaginaire, sans autre œuvre qu’elle même. Une cosmogonie portative et fétichiste ( du latin factitius, fabriqué) dont la « présence » entre centre et absence, rime avec immanence et réalité virtuelle. Non seulement chaque diptyque comble un manque d’œuvres mais y substitue également toutes les œuvres existantes, possibles et à venir, ainsi que ce qu’on pourrait appeler testamentairement , la( sur)vivance (4) de l’artiste. Non seulement la série pallie une impossibilité matérielle à réunir tous ces acteurs, mais elle fait de cette union une bénédiction : « c’est un grand plaisir d’imaginer réunir dans une oeuvre, des artistes qui n’ont pas coutume de l’être et pour des raisons profondes. Ce sont eux qui ont déconstruit les schémas sclérosants et inventé un monde contemporain , en sachant lui préserver des plages de concentration silencieuse » (5)

Iconostase

Qu’il y ait un penchant fétichiste et religieux de possession autant que de vénération, il n’y a là-dessus aucun doute : désir de les avoir à voir –les artistes et les œuvres- ou, à défaut, d’en faire (traces génériques et/ou génitrices . Adorer des idoles, c’est à dire des images ( latin idolum :image, simulacre, fantôme) de la divinité en tant que telles. A fortiori lorsque la fcture liturgique –des icônes en diptyque- s’ajuste à l’anthropométrie de leurs Dieux : visages d’artistes reproduits en leur vraie grandeur et situés en vis à vis de notre regard. L’image est alors portée au maximum modal de ce que l’existentialisme nomme la conscience imageante: ce qui vise un objet en le posant comme absent ou irréel et qui n’en fournit q’un analogon c’est à dire un équivalent.
Pourtant la personnalisation (cf.Jung) ne s’arrête pas là. C’est qu’en effet l’image raconte aussi – s’instaure comme portrait en soi (6) que parfait la contiguïté d’un double paysagiste de l’artiste.

L’artiste et ses doubles

On connaissait déjà la schizophrénie d’un Pessoa ou la relation du Mauriac romancier à ses personnages . On connaissait également l’identification faite entre l’artiste, sa vie, son oeuvre (7)
Ici, Jacqueline Salmon vient compléter la donne. Dans le principe de constitution d’une collection en série, mais surtout dans la (dé)construction même de ses diptyques . Nous avons déjà vu la condition de l’image comme portrait (cf. note 6) et diverses spéculation quand au portrait proprement dit de l’artiste, de son visage (8) . Mais nous n’avons pas encore suffisament insisté, ni sur le rôle que tenait ici le « paysage » ni sur celui de la coupure pure + qui le tenait du portrait dans une proximité toute lointaine sans réconciliation possible avec lui et pourtant factuellement déjà concilié avec…

Paysage, cartographie, plan de route

Concernant l’aspect topique il est à préciser, comme le fait Christine Buci-Glucksmann qu’ « il ne s’agit pas en effet de doubler le portrait par une architecture, dans une visée illustrative, métaphorique ou rhétorique »(9) certes non, il ne s’agit effectivement pas d’une imagerie. La philosophe poursuit ainsi : « il s’agit simplement de sonner lieu à la pensée des artistes et écrivains choisis, qu’ils soient vivants ou morts, au point qu’ils finissent par « habiter de leur présence insistante ces architectures le plus souvent inhabitables » (10). Ces lieux ne sont pas passivement illustratifs mais bel et bien actifs, iconiquement performatifs-m’explicatif et s’explicatif comme dit ponge.
Mais de ces « lieux », il faut souligner, d’une part la condition de non-lieu et d’autre part l’invention du paysage (11) qu’avec nous ils s’attribuent eux-mêmes. Car c’est bien de non-lieux et de paysages dont il s’agit. Par contre la où je me désolidarise des points de vue de Buci-Glucksmann, c’est lorsqu’elle voit dans ces lieux de la penséeune affinité avec les déserts du XVIIe. Mais justement parce que ces lieux sont par trop ceux habités (12)- personnalisés- de la présence insistante d’artistes à la pensée desquels ils donnent lieu, je verrai davantage dans ces « sortes d’épures architecturales hantées de mémoire, d’inachèvement ou de vide (10) » un plan de route ( ou de carrière saline ) cartographié, effectivement habité quoiqu ’inhabitable, d’un paysage en mouvement. Un témoignage opératoire et dynamique.
C’est la raison (13) pour laquelle, scripturaire, ce paysage désastré –il y a ici évidemment à voir avec l’écriture du désastre de Blanchot- est particulièrement efficace et poétique dans las désolation des lieux « abandonnés » ( l’Abbaye de Clairvaux de Louise Bourgeois, l’ancienne quincaillerie de Rennes de Claude Lévi-Strauss, l’ancienne salle des fêtes du Fresnoy d’Antony Tàpiès, le tombeau de Ti à Sakkarah de James Turell); qu’il l’est moins ( en terme d’intensité) lorsqu’il sagit de bâtiments entretenus ( la Lloyd’s de Richard Rogers, le pavillon allemand de Mies van der Rohe, (mais effectivement en marge de Bob Wilson, la rigueur ,la méticulosité e la pureté sont indispensables) ou de natures « mortes » ( les rayonnages du bouquiniste lyonnais pour Gary Hill). Mais surtout c’est la raison pour laquelle ce sont particulièrement « les désastres » en cours qui sont les plus fertiles : les salines de Giraud extrudées au bulldozer derridien ou encore l’insistance de chantiers tels que ceux de Ciriani à Arles pour Bill Viola, de Gehry à Paris pour Richter ou de Chapuis Royer pour Cage.
Chantiers dont, à nos yeux ( un constat visuel autant qu’un avis personnel), on pressent combien l’édifiante mise en scène dominicale peut révéler une édification sans cesse en cours et toujours différée….

Là s’épanouit alors pleinement l’ouvrage( y compris posthume) qui se fait jour dans ce paysage mental -ces lieux de la pensée dont parle Buci-Glucksmann.

Camera oscura et double b(l)ind

On sait combien doit la photographie à la chambre noire. Aussi, la photographie s’empare-t-elle encore plus de cette dette lorsqu’elle voit dans ce medium « un merveilleux instrument de réflexion philosophique » (14) et décide aujourd’hui dans cette série de diptyques d’en doubler les réflexions -optiques et intellectuelles.
Ce « tête à tête », qui attribue à l’alure bonhomme d’un Derrida en bataille l’efficacité d’in terassier motorisé et à celle de Lévi-strauss, coincé,encadré ( il s’agit du seul triptyque) dans son propre structuralisme, un air quelque peu désabusé, c’est celui de cette (in)habilité dont parle Buci-Glucksmann et où chacun vient occuper sa place.
Paysage d’un côté et visage anthropométrique de l’autre, c’est la coupure pure + de l’image en son milieu, en sa médiatrice( sa ligne médiane de partage) qui véhicule phoronomiquement + différance+ dissémination+autorité+nom propre+et signature +.Pourtant rien n’aura été dit et tout est (déjà) dit. C’est, comme l’on dit, à (votre) discrétion ; à vous de voir, à vous de savoir….
Ce bifidus ( latin : « coupé en deux ») qu’induisent doublement les diptyques ( 1ère division) avec le paysage d’un côté et visage de l’autre (2e division) , accuse finalement d’autant plus la tension de cette fracture conflictuelle,. Pour aller vite, il y a une unité binaire d’amour qui unit et éloigne, attire et repousse l’un et l’autre pour la vie… et à l’infini (15)

Aussi est ce par ces diptyques de Salmon mis par nous en couples de résonance que je concluerai ce qui aurait dû être mon article initial par lequel se serait fait jour une autre clarté, que nous apporte la photographe, un procédé de mise-en-œuvre : un cheminement du cogito ( Derrida et Lévi-Strauss), en passant par l’illumination -révélation d’un fiat lux propre à tout obscu ( Turell et Wilson), jusqu’à la vision d’un Viola ou d’un Hill : cogito ergo video.


1-Dire tout de suite qu’à cette appellation participe celle de « penseur », penseur et artiste toujours dans le voisinage l’un de l’autre. (Le poète est un ancien penseur qui s’est fait ouvrier » Francis Ponge )
2-« vivre avec une image de plus qui (le) regarde et parcourt le monde » Jacques Derrida dans le livre d’Or de l’exposition cité par Dominique Baqué in art press N° 212, avril 96, p.I .
3-ouvrage de jacques Derrida sur Francis Ponge , seuil 1988
« Les mots ainsi signalés sur les pages suivantes, sont ceux récurrents chez Derrida ; j’avancerai l’hypothèse que la nécessité de passer par eux pour parler de ces diptyques de Jacqueline Salmon n’est pas seulement un « hasard »…
4- Non pas la vie, la présence ou la justification de et/ou par l’artiste. Car mort ou vivant, son « portrait » ,avec l’aide de son « paysage » complice, continuera encore de parler pour lui –(sur)vivance se proposant de signifier que même d’outre tombe, l’artiste nous parle encore…
5- Jacqueline Salmon
6-Jacqueline Salmon alloue me semble t’il à l’image un pouvoir ou une puissance que confirme l’étymologie : latin imago représentation, portrait, image. C’est come si, en effet, l’image diptyque chez elle capturait en la diffractant en deux volets distincts,ce qui constitue l’histoire et l’essence d’une image : un rapport du proche au lointain, du sujet à l’objet, de l’intériorité à l’extériorité. La coupure diptyque souligne et contribue davantage à faire d’une image un portrait plutôt que le contraire. Une sorte de surqualification affectivement affectée par cette mise en tension, cette plaie béante,des liens,des correspondances,des connivences multiples…
7-à ce sujet voir Nikola Jankovic in art Présnece N° 16 « Notes éparses concernant le mystère Bob Morris »
8-Sur ce que « dit le visage », il y aurait à s’arrêter plus longuement aux environs de Lévinas et de Max Picard : « le visage n’est pas seulement un autre pour la personnalité, mais aussi la personnalité dans sa manifestation, dans son extériorisation et dans son accueil, dans sa franchise originelle. Le visages est de soit, et si l’on veut s’exprimer ainsi, le mystère de toute clarté , le secret de toute ouverture. (…) Cest pourquoi Picard reprend la formule biblique qui veut un homme crée à l’image de Dieu. Et selon le mot de Max Picard (…) le visage de l’homme est la preuve de l’existence de Dieu »,Emmanuel Lévinas, Noms Propres, Poche, biblio essais, pp112-113)
9-Christine Buci-Glucksmann les lieux de la pensée, présentation de l’exposition Entre centre et absence, galerie Michèle Chomette ,
10- idem
11- cf. Anne Cauquelin, l’invention du paysage, Plon 1989
12- L’étymologie latine d’habitare, a toujours inclus l’idée de possession d’appropriation...
13- cf. Agustin Berque, les raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse, Hazan, 1995
14- Jacqueline Salmon, Entre centre et absence, projet pour la villa Médicis hors les murs