Etienne Helmer

Chambres précaires

2010

Exclusion sociale et exclusion du visible vont de pair : la société préfère maintenir dans la pénombre ses membres aux vies précaires, témoins de ses échecs. D’eux, elle ne tolère à la rigueur que les images qui émeuvent – soumises à un format et un contrôle sévères –, pas celles qui font comprendre ; celles qui les dissimulent sous les couleurs clinquantes des fortes sensations, pas celles qui suggèrent les pourquoi et les comment de leur situation. Comment donc témoigner en image de la condition des invisibles sans risquer de la falsifier et de la faire disparaître ?
Cette photographie tente une voie dont la justesse n’égale que la difficulté : elle oppose un régime de l’image à un autre – une politique de l’image à une autre, serait-on tenté de dire – pour démasquer ce qui demeure caché dans les marges chaque jour plus centrales de la société. C’est un lieu inconnu du grand nombre, une pièce impersonnelle et froide dans une aile délaissée de l’hôpital Sainte Anne : une chambre aux allures de cellule dans sa pâleur grisâtre, offerte aux sans-abri le temps des rigueurs de l’hiver. Ni tout à fait le jour ni tout à fait la nuit, murs fades et lumière terne, un mobilier réduit au nécessaire dans la nudité squelettique de sa fonction, une fenêtre devinée en dehors de l’image : rien à voir ou si peu, l’endroit se prête mal à l’image comme il se prête mal à la vie.

C’est un lieu à la limite du non-lieu, qui recueille sans accueillir, qui abrite sans retenir, un toit pour dormeurs de passage dont la photographie fixe ici l’absence de fixité et rend visible l’invisibilité.
De la longue succession de ses visiteurs indistincts, rendus plus anonymes encore par la promiscuité forcée qu’indique l’armature d’un second lit au premier plan, ne subsistent en effet que des traces fragiles – couverture repliée, matelas creusé et jauni –, indices évocateurs et dérisoires de l’insoluble ambiguïté de leur absence palpable, comme ces ombres incertaines qui glissent sur le mur et qui sont là sans l’être.
La pièce rejette ainsi ses dormeurs dans l’oubli, n’en garde nul souvenir, comme si sa vocation était de les faire disparaître. La photographie rencontre ici son contraire : une anti-chambre noire. Et si elle a sur lui l’avantage de pouvoir en produire une image, sa limite n’est-elle pas de contribuer au processus de disparition qu’elle semble lui reprocher ? En prenant le parti de suggérer ces vies fantomatiques par leur absence à l’image, ne risque-t-elle pas les rendre plus invisibles encore ?

Telle est l’ambiguïté assumée de cette image, qui ne fait que répondre à l’ambiguïté de ce lieu dépeuplé. Si ce dernier a tout de la chambre d’hôpital dont on aurait évacué le patient décédé, il évoque également le tombeau vide au jour de la Résurrection, que la fenêtre absente mais proche promet sans certitude : malgré sa nudité sordide, cette chambre contribue comme elle peut à maintenir en vie ses naufragés nocturnes. De même pour la photographie : elle accepte le risque de participer à la dissimulation qu’elle dénonce pour faire voir autrement et peut-être un peu mieux que les images ordinaires. Ce n’est pas là un défaut de cette image, sinon le signe de sa lucidité sur ses propres limites, sur l’étroit chemin qu’elle se fraie entre montrer et cacher, entre le jour et la nuit, pour faire un peu moins voir et un peu plus comprendre. Si cette image est grande, c’est d’être précaire et de le montrer.

Étienne Helmer