Entre centre et absence, entretiens

Entretien entre Jean-Christian Fleury et Jacqueline Salmon

JCF   Depuis plus de quinze ans, tu photographies essentiellement des lieux construits, chargés de sens, des scènes vides. Est-ce le résultat de ta formation artistique et littéraire qui t’a d’abord conduite vers la scénographie ? Toujours est-il que tout ton travail découle de cette fascination pour ces espaces muets où se lisent les signes d’une vie absente. Ce travail peut paraître distancié : l’architecture, la topographie ne sont pas, a priori, des sujets qui appellent l’épanchement personnel. C’est pourtant la totale sincérité, l’implication qu’on y décèle qui m’ont touché et m’ont donné envie de te connaître. Ce qui m’a intéressé aussi, c’est ce détour, cette stratégie, plus ou moins consciente, qui consiste à parler d’autre chose pour aller au fond de soi. Dans cet entretien, j’aimerais que tu te racontes.
Non que tu commentes tes images mais que tu nous dises comment elles s’enracinent dans ta vie personnelle, pourquoi ton travail artistique a non seulement valeur autobiographique mais participe de ton quotidien, de tes préoccupations intellectuelles, bien sûr, mais aussi de tes rencontres, de tes voyages, de tes amours, de tes goûts pour la musique, la cuisine, la botanique, les mots et mille autres choses. Je voudrais que nous nous perdions dans cet écheveau qui mêle les fils de ton œuvre et ceux de ta vie.
Ce n’est peut-être pas le lieu ici de le démêler mais on peut pourtant tenter d’en suivre, sur quelques longueurs, le chemin sinueux qui mène des lieux aux portraits, puis aux diptyques qui les rassemblent.

JS   Avant tout, je te propose que nous mettions cette citation de Ludwig Wittgenstein en exergue de nos entretiens : “Je n’ai jamais inventé un chemin de pensée, mais il m’a toujours été donné par quelqu’un d’autre. Tout ce que j’ai fait, c’est de m’en emparer immédiatement avec passion pour mon travail de clarification1.”

JCF   Tu ne seras pas surprise si je te dis trouver le choix de cette phrase assez judicieux : nous empruntons tout sans vergogne, et même souvent, sans en être conscient. Cette idée que notre pensée, même la plus intime, est tissée de celle des autres, qu’on ne fait qu’emprunter et restituer, qu’on ne saurait ni créer, ni voler, c’est ce qui fonde ta série Entre centre et absence. De plus, et c’est une conséquence logique, la mise en exergue, qui est l’un de tes exercices favoris, nous plonge au cœur de ta pratique. On peut y voir un besoin de se justifier, de s’abriter sous une tutelle prestigieuse comme c’est souvent le cas. Mais ce qui m’intéresse dans l’usage que tu en fais, c’est justement l’illustration du constat personnel que fait Wittgenstein.

JS   Et que je crois pouvoir développer avec toi en toute liberté. Cela fait plusieurs années que tu écris sur mon travail. J'ai toujours été frappée par la justesse de ces articles, leur sensibilité et leur clarté qui n’ignorait cependant rien de la complexité des choses. Te souviens-tu à quelle occasion nous nous sommes rencontrés ?

JCF   Très bien. C’était au printemps 1992, à l’occasion de l’exposition de tes photographies d’Égypte à la galerie Gasnier-Kamien, à Paris. Comme j’avais moi-même beaucoup photographié les ruines, j’avais été frappé par l’aspect méditatif de tes images, par le fait que leur résonance spirituelle tenait à leur rigueur formelle, à leur dépouillement.
J’ai voulu connaître leur auteur, et c’est dans un café bruyant à Saint-Michel que je lui ai donné rendez-vous. Il n’avait rien de hiératique : une jeune femme brune au rire cassé, enthousiaste et dubitative, gourmande et curieuse de tout, en même temps que toujours inquiète de savoir si les images étaient justes, si l’équilibre entre l’aspiration à la justice et l’exigence de justesse était atteint.

JS   C’est toujours déroutant de rencontrer un jour une opinion sur soi. De voir qui l’on est dans le regard des autres, et maintenant, qui je suis par mon travail dans le regard critique des autres !
À cette époque, je lisais dans des revues que mon travail était insensible, parce que je parlais de lieux, et que mes photographies montraient des espaces vides. Comme s’il avait fallu des corps dans les images pour que soit évidente la présence des hommes. Je te raconterai comment j’ai choisi la photographie par timidité envers les mots. Je pourrais dire aussi que j’ai choisi la photographie des lieux par timidité envers les corps, pour mieux parler des hommes, de leur peurs, de leurs désirs, de leurs ambitions.

JCF   Cette manière oblique d’aborder l’humain, c’est sans doute aussi ce qui te permet d’éviter l’anecdote et d’atteindre à l’universel, à l’intemporel. Pourtant tu n’as pas éludé la figuration du corps dans Entre centre et absence. Comment t’est venue l’idée de cet inventaire de visages.

JS   Le désir de faire ces portraits m’est apparu après la mort de John Cage à l’automne 1992, proche de celle de Satyajit Ray. J’ai réalisé alors que les œuvres qui habitaient ma vie étaient réalisées par des hommes et que ces hommes étaient fragiles, qu’ils pouvaient disparaître.
J’ai pensé que je devais aller à leur rencontre, prendre le courage d’affronter la réalité de leur présence et de leur humeur, prendre le risque, accepter d’être une inconnue qui sollicite un rendez-vous… La photographie me donnait cette chance : pouvoir prendre un rendez-vous avec un inconnu, pouvoir regarder attentivement, longuement, son visage. J’ai commencé à imaginer ce que pourrait être ce projet. La préparation, le voyage, le journal, la rencontre, la photographie.
Telle qu’elle est aujourd’hui, cette série a été imaginée pour le prix de la Villa Médicis hors les murs. J’avais décidé de présenter mon dernier projet, le plus ambitieux, celui dont la réalisation paraissait presque impossible. J’ai commencé à réfléchir à une liste d’auteurs, de plasticiens, d’amis très proches, tous déterminants pour ma vie, pour mon travail.

JCF   Mais une fois le prix obtenu, tu t’es trouvée prise à ton propre piège, confrontée aux difficultés pratiques. Par quel bout aborder un sujet aussi complexe ?

JS   Il a fallu rédiger le projet, faire faire des traductions, trouver les adresses, écrire des lettres, se replonger dans des œuvres, puis s’armer de persévérance. De plus je voulais trouver un style qui me soit propre, une règle.

JCF   C’est ainsi que tu en es venue à associer des lieux à tes portraits ?

JS   L’idée d’associer portraits et architectures faisait doucement son chemin. Elle était nourrie à mon insu de la succession de différents projets.
Dans l’exposition Hôtel-Dieu les “portraits” des membres bienfaiteurs sont les photographies des lieux. Un calque voile les tirages sur lequel est inscrit le nom de ceux grâce à qui ces lieux ont existé.
La même année 1992, la publication du livre Le grenier d’abondance a certainement été déterminante. Il s’agissait d’une série de photographies réalisées pendant trois ans dans le chantier de la DRAC de Rhône-Alpes. Patrice Béghain qui en était directeur désirait que les artistes soient mobilisés par l’installation des nouveaux bureaux dans le superbe bâtiment construit par de Cotte. Il a décidé de demander des textes aux principaux acteurs de la région Rhône-Alpes : Tavernier, Planchon, Martinelli, Lavaudan, Favier, Sclavis, etc. Éric Cez, qui était alors mon assistant, allait les rencontrer avec les tirages. Le choix était souvent long et hésitant, mais une fois fait, il semblait impossible de revenir dessus. Les textes mettaient en relation l’espace représenté avec les préoccupations personnelles des auteurs.
Un jour où j’étais à Paris chez mon amie Barbara Loyer, en panne de lecture, je suis tombée dans sa bibliothèque sur La poétique de l’espace. J’en gardais le souvenir d’un livre essentiel et je l’avais cependant oublié. Gaston Bachelard y parle du lieu secret que chacun porte à l’intérieur de soi, grenier de son enfance, lieu de la première solitude, espace vécu ou imaginé…
L’idée m’est alors venue de représenter ces lieux intérieurs, ces lieux de l’inconscient. Il y avait là, soudain, une force d’évidence.

JCF   Parlons de ces lieux, de ceux que tu as utilisés pour cette série. Leur spécificité est évidente : ce sont pour la plupart des lieux architecturés, vides, des lieux réceptacles, presque des espaces scénographiques. Ils résonnent des échos d’un passé tantôt récent, tantôt très lointain. Leur devenir est incertain. Leur identité aussi parfois : on hésite entre chantier et ruine, lieu naissant ou à l’agonie. Quelques-uns sont à l’abandon, d’autres en mutation : une abbaye, une prison, un hôpital ou un entrepôt aux destins contrariés. Ni leur vocation antérieure ni leur destination imminente ne sont clairement lisibles : les signes que tu y révèles se superposent, mêlent des origines, des époques et des interprétations diverses.

JS   Ce sont des signes dont je ne connais pas toujours le sens mais dont je sais qu’ils sont importants. Ainsi je ne peux m’expliquer le sens qu’a voulu donner Andreï Tarkovski à cette image d’une chapelle byzantine punaisée dans la cabine de l’astronef de Solaris, comme je ne peux imaginer que ce détail soit gratuit.

JCF   Il me semble qu’il émane de tout cela une conception théâtrale et symbolique de l’espace. Toutes ces coquilles vides sont en attente d’un sens, d’un sens nouveau et provisoire. Un sens qu’à ton tour tu leur confères en les associant chacun à un portrait. Dans cette série, je remarque que tu as utilisé des photographies d’Égypte réalisées en 1987 pour un autre projet.

JS J’aime toujours beaucoup ces images. J’en utilise une, isolée, pour Edmond Jabès, décédé au moment du projet : la carrière d’Assouan brûlée par le soleil du désert ; et deux autres, associées aux portraits de Lawrence Weiner, et James Turell. S’il était évident d’associer l’Égypte à Jabès, j’ai mis longtemps à décider de prendre une photographie du désert encombré de pierres taillées à Sakkarah pour accompagner Weiner ; j’avais eu cette idée à la lecture du livre édité par le Nouveau Musée2. Je lui ai montré l’image, chez lui à New York. Il a été sincèrement satisfait de cette association.
C’était un choix fondé sur la rencontre dans un livre, puis la superposition d’un certain nombres de mots et de phrases telles qu’il les énonce, et qui précisément devraient se passer d’explications et même d’interprétations.

JCF   Par exemple ?

JS   “Établi afin d’être renversé” ; “Pierre + Pierre” ; “Pierre + Pierre continuellement déplacées sur la croûte terrestre, pour bloquer + atténuer la lumière du jour” ; “Enlevé d’ici et rapporté à l’endroit d’où il vient et porté quelque part où il ne sera plus qu’une représentation de ce qu’il était à l’origine”.

JCF   Avais-tu envisagé de faire choisir à chacun le lieu que tu lui associais ?

JS   J’y ai d’abord pensé. Mais je me suis vite déterminée à dominer complètement les associations, et à chercher de nouveaux lieux s’il le fallait. Cependant nous en avons souvent parlé. Avec Sarkis par exemple, j’hésitais, je pensais à un lieu lié au son, à la musique, je lui en ai parlé, et la question l’intéressait : il a évoqué les femmes qui dans certaines peintures primitives portent une architecture dans la main, il y en avait une au musée de Nantes, une autre en mosaïque dans la basilique de sainte Sophie à Istambul. Il m’a demandé : “Vous connaissez l’échafaudage de la Sainte-Sophie ? Eh bien voilà c’est exactement ce qu’il faudrait, c’est cet échafaudage qui est à l’origine de l’installation que je viens de réaliser à Nantes”.
Je lui répondis la vérité : “Je n’ai fait qu’une pellicule de douze poses à Istambul, mais je l’ai photographié. Je n’ai jamais tiré l’image, très sombre ; si elle n’est pas parfaite, je retournerai volontiers la refaire.”
La photographie était bonne, j’ai adressé aussitôt un tirage à Sarkis qui m’a remercié : il aimait l’image. Il y a eu comme cela quelques connivences merveilleuses !
James Turell m’avait demandé lui-même d’être associé à l’Égypte, et cela se comprend d’emblée. Il aurait même souhaité une photographie de la porte du temple d’Abou Simbel, le jour de l’équinoxe, et j’avais cette photographie dans mes archives ; mais je trouvais qu’elle était trop collée à son œuvre ; elle était en soi un Turell ! J’ai choisi l’embrasure de la porte de tombeau de Ti à Sakkarah, avec ce petit triangle de lumière, et c’est presque déjà trop !

JCF   Que veux-tu dire par “trop collée” ? La deuxième image n’est-elle pas une sorte de portrait chinois ?

JS   La tentation, c’est d’associer au portrait une photographie de lieu qui ressemble à l’œuvre, et il ne faut pas céder à cette facilité. Il ne faut jamais que l’on puisse penser que l’image que j’associe au portrait soit une sorte de portrait chinois de l’œuvre ou de son auteur. Elle peut être en résonance avec elle, mais il faut plutôt qu’elle représente un lieu intérieur, habité par la pensée de l’œuvre.
Lorsque j’ai choisi cette deuxième image qui constitue pour moi le portrait dans sa complétude, j’ai essayé qu’elle soit le moins possible comparable à la forme de l’œuvre qu’elle désigne mais qu’elle soit en connivence avec son esprit.

JCF   Je pense que l’on perçoit très vite que ce lien entre portrait et lieu, n’a rien de systématique. Peut-on dire que cette relation est de l’ordre de la métaphore, qu’elle est fondée sur une ressemblance ?

JS   Je reste prudente avec cette question de la ressemblance.
Les lieux que je choisis me semblent pouvoir être le reflet d’un monde imaginaire et empreints d’une part d’inconscient. Ce monde qui se fixe à un moment donné, par une alchimie curieuse, sur une part de réalité. Cette réalité qui soudain a ressemblé. À quoi ? À quelque chose que je reconnais, qui est mien. Lorsque je décide de l’association d’une image de cette nature avec un portrait, j’imagine, en un geste simple, mettre à jour ma relation profonde et juste avec une personne choisie. S’il s’agissait de portrait chinois, il faudrait poser la devinette en demandant non pas : si Bill Viola était un lieu... ? mais : si le monde intérieur, inconscient, fait d’une stratification d’images de sensations et de désirs accumulés depuis l’enfance, et constamment enrichis de l’expérience de l’œuvre était un lieu… ? Ce serait… ? Et l’on répondrait : il pourrait se figurer par cette image particulière du chantier d’Henri Ciriani pour le musée d’archéologie d’Arles.
Il faudrait alors que la personne qui posait la question, et à qui on a donné la réponse, y voit un intérêt profond de Bill Viola pour la nature, pour le double, pour le reflet, pour l’eau, pour l’écran, incluant bien entendu toute la symbolique contenue dans cela. Puis qu’elle y voit son inscription dans son époque (c’est un bâtiment contemporain, construit dans un matériau contemporain : le béton) assise sur une large culture nourrie d’histoire et particulièrement d’histoire sacrée (or il s’agit d’un futur musée dévolu à la préservation des racines historiques de la ville, parfois profanes, mais essentiellement sacrées pour les plus belles). Il faut y lire aussi son goût pour les lieux industriels abandonnés (c’était une indication de sa part) : quelques objets laissés là (bobine industrielle, gravats) induisent la pensée dans cette direction.
Je pourrais ainsi tenter d’analyser chaque choix de lieu. Dans leur ville d’Hyères, les Noailles avait confié à Théo van Doesburg la décoration d’une minuscule pièce consacrée à la réalisation des bouquets de fleurs. La représentation de cette pièce que j’ai associée au portrait d’Hubert Damisch doit se voir en parallèle avec le studiolo du palais ducal d’Urbino3 décoré par Botticelli que Damisch décrit dans l’Origine de la perspective. Parallèle sur les cabinets dévolus à la méditation, petits lieux intimes de la recherche d’une sagesse quotidienne, commandités par des mécènes à des artistes d’avant-garde. On pourrait imaginer le monde intérieur de Damisch et son œuvre exactement entre ces deux espaces. Entre origine et remise à plat de la perspective, dans une voie qui le conduit naturellement à un travail de fond sur l’abstraction.
En fait, j’analyse cela a posteriori et trop longuement. Je voudrais que ceux qui les regardent, puissent aussi se laisser flotter à la surface des images sans chercher à reconnaître, ni à expliquer, qu’elles laissent suffisamment d’espace, que chacun puisse y introduire sa propre interprétation. J’aime travailler en écoutant la musique de John Cage ou de Morton Feldmann, parce qu’ils me laissent de la place pour réfléchir à mes propres préoccupations. Je voudrais qu’il en soit ainsi de ces photographies de lieux.

JCF   On peut effectivement apprécier le simple jeu formel des associations, car il existe ; on peut aussi faire une analyse superficielle et rapide : lorsque tu associes une église chrétienne abandonnée en Turquie au visage rayonnant de Peter Brook, on ne peut s’empêcher de songer au théâtre délabré des Bouffes du Nord dont il a su faire un lieu de spiritualité et d’enchantement.
Souvent, tu illustres – au sens de “mettre en lumière”– une pensée à partir d’un élément thématique ou stylistique de l’œuvre.
Ainsi, associer la prison de Clairvaux à Louise Bourgeois, fait clairement référence au thème de l’enfermement.
La photographie réalisée à Alexandrie, renvoie à l’univers romanesque de Najib Mahfuz. La vue minimaliste d’architecture de Ludwig Mies Van der Rohe évoque le style chorégraphique de Merce Cunningham, et le hangar des lettres du Fresnoy, fait penser aux signes qui parsèment l’œuvre d’Antoni Tàpies, mais tes associations ont parfois une origine biographique moins évidente. Si le rapprochement de Iannis Xénakis et du théâtre de Delphes va de soi, destiner une photographie du chantier de la bibliothèque de Die à Ulrich Rückriem, nécessite quelques explications.

JS   Le problème de la juste distance à l’œuvre est parfois très difficile à résoudre. Pour Rückriem par exemple, il semblait falloir absolument une carrière, alors que toute image de pierre taillée était immédiatement redondante par rapport à ses sculptures qui sont magnifiques précisément parce qu’elles semblent n’être que des blocs tout juste extraits de leur lit de carrière. J’ai enfin trouvé une image du chantier de la bibliothèque de Die, une salle de béton courbe, vide, souterraine, une sorte de ventre sous terre, qui me semblait convenir.
Je cherche une force d’évidence. En choisissant pour Merce Cunningham, la photographie d’une pièce vide et surexposée définie par un cadre, j’ai bien sûr pensé à la présence de John Cage auprès de lui, devenue soudain absence après sa mort, et à la vidéo de taches de lumière qu’il a réalisée. J’ai aussi pensé au cadre de la scène où le danseur est constamment surexposé. J’ai aussi voulu lui associer le nom, la vie et les recherches de Mies Van der Rohe.
Un matin je me réveille avec la certitude que le choix d’une image est “juste” puis je vérifie si elle fonctionne…
Pour Xénakis, j’ai finalement accepté de paraître primaire et de lui associer le théâtre de Delphes et son cirque de montagnes parce que c’est un lieu magique. J’avais fait l’image il y a longtemps, mais elle ne pouvait être que pour lui. Tant pis, je sais que là, je laisse prise à la critique !

JCF   Alors qu’il aurait semblé logique dans ce travail d’associations que les portraits préexistent aux photographies de lieux, certaines de celles que tu utilises ici sont bien antérieures. Et l’on comprend que tu réutilises des images anciennes puisqu’elles ont été inspirées par ceux-là mêmes à qui tu les destines.

JS   J’aimais l’idée que cette deuxième image, celle qui vient s’associer au portrait, parcoure mon travail.

JCF   Il y a cependant des photographies que tu as réalisées spécifiquement.

JS   Oui, pour Peter Brook, par exemple, et j’ai beaucoup cherché !

JCF   Il semble que ce projet, en germe dans tes travaux antérieurs, en soit l’aboutissement logique, sinon ultime. Après avoir travaillé sur la perte de l’identité, celle des lieux et des personnes qui y vécurent, voici que tu t’attaches à construire une identité collective, celle de cette famille intellectuelle, et cela au moyen d’associations visuelles. Ce travail d’association s’est développé au fil des ans ; associations de textes et d’images, dans Clairvaux, de noms et de lieux, dans In Deo et Hôtel-Dieu, d’images entre elles dans Près et loin d’Italo Calvino.

JS   Oui, sans doute. Depuis longtemps, j’archive des photographies de lieux sans intention précise.

JCF   Ce qui t’est particulier, c’est cette idée de mettre des images en attente d’un usage qui pourrait leur advenir ultérieurement.

JS   Chaque fois que je me lance dans une nouveau travail, je choisis un sujet et je m’impose une règle. Dans ce contexte, certaines images n’ont pas leur place ; cependant, je les réalise : j’estime qu’elles me sont données “de surcroît”, je les rencontre. Je sais qu’elles sont d’une nature particulière. Je ne les tire pas toujours, mais je les connais. Elles attendent.

JCF   Pourquoi ne pas les montrer pour elles-mêmes ? Qu’attendent-elles ?

JS   Je crois qu’elles attendent de devenir intelligentes…

JCF   Chercher à rendre visible une pensée complexe, à travers un couple d’images fixes, est-ce que ce n’est pas prendre le risque d’une simplification abusive, d’un dialogue réducteur ?

JS   Il s’agit aussi d’un jeu. Pense au structuraliste Claude Lévi-Strauss entouré de ses casiers vides, ou à François Morellet associé au jeu graphique de la porte entrouverte d’une classe de l’école des Beaux-Arts de Rennes. Il y a aussi une bonne dose d’humour dans ces associations. Il faut les regarder légèrement, pouvoir en sourire… J’ai désiré qu’il s’établisse des connivences entre le spectateur et moi. J’ai aussi pensé exciter la curiosité pour ceux qui seraient inconnus et dont plusieurs sont mes amis. Depuis mes vingt ans, j’ai toujours eu peur de ne pas connaître l’écrivain, le peintre, le compositeur, qui aurait vécu à la même époque que la mienne, et dont la rencontre aurait modifié ma vie. J’ai soif que l’on me fasse découvrir quelqu’un de nouveau. Je suis toujours à l’affût des auteurs préférés d’un écrivain, des compositeurs préférés d’un musicien, des artistes que j’ignorais, et dont soudain quelqu’un me parle avec talent. J’aime cette manière de circuler dans le monde de la connaissance selon le fil conducteur des rencontres ; et j’imagine que d’autres peuvent aussi avoir du plaisir ainsi.
Il y a dans cette série un désir de partage, car c’est une histoire qui suscite des échanges et des découvertes.

JCF   Quels sont pour toi les critères du bon portrait ?

JS   J’aime ceux de Marc Trivier : grâce à lui, j’ai l’impression d’avoir rencontré Jean Genet. Je suis intéressée par ceux d’Irving Penn : beaux, mais finalement très sophistiqués. L’émotion qui se dégage du corps séduisant de Nicolas de Staël par Denise Colomb est pour moi inoubliable. Mais toute mon admiration va aux portraits de Richard Avedon, qui situent l’homme dans le drame qu’est l’existence. Et pour d’autres raisons, à ceux de Thomas Ruff, qui sont des papillons épinglés.
En 1992, au moment où je commençais à imaginer le projet, j’ai beaucoup regardé ces portraits, et j’ai eu besoin de cela pour savoir ce que je voulais, ou plutôt ce que je ne voulais pas ! Ce que je voulais trouver, c’était d’abord une juste attitude pendant la prise de vue. Une qualité de la relation, une grande simplicité, et une vérité de ce moment. J’ai cherché à montrer la plénitude d’un être, un visage, un regard avec lesquels on puisse communiquer.

JCF   Une telle conception va à l’encontre de toute une tendance actuelle du portrait qu’on pourrait caractériser par le refus de la psychologie, de l’affectivité dans le rapport avec le sujet, par la volonté de travailler sur la figure humaine comme ensemble de signes et forme pure.

JS   Tu veux parler des portraits de Thomas Ruff ?

JCF   Oui, entre autres. De ces portraits souvent monumentaux qui nous confrontent à une présence brute et ne prêtent à aucune interprétation sur la personnalité ou sur les origines sociales des personnages. Une sorte d’être-là du modèle, conscient de poser et renvoyant le spectateur à lui-même, à sa position de regardeur.

JS   Ruff dit les avoir faits dans une optique politique, celle de l’obsession sécuritaire qui suivit les actions de la Fraction Armée Rouge, de la bande à Baader ; et, que lorsque George Orwell a imaginé Big Brother, il a pensé que ses portraits traduisaient cela : Big Brother nous regarde, nous tentons de soutenir son regard. Si nous ne nous trahissons par aucun geste, si nous ne manifestons aucune émotion, peut-être nous ignorera-t-il4 ? Ces images ne cessent d’être fascinantes ; à tel point qu’il n’est plus possible de se situer sur le même terrain.

JCF   En définitive, pour toi, qu’est-ce qu’un bon portrait ?

JS   Pour ce projet, je me rallie à cette définition simple des premiers dictionnaires notée par Édouard Pommier dans La théorie du portrait : “Une image de l’homme au naturel5”. D’ailleurs, dans le même livre, et je ne peux m’empêcher de le noter, il cite les douze catégories de genre en peinture d’après Vincenzo Guistinani. Le portrait arrive après l’architecture et le paysage !

JCF   C’est un ordre hiérarchique ?

JS   Oui !

JCF   Ce que l’on peut dire, pour s’en tenir à la photo-graphie, c’est que l’architecture et le portrait ont été les premiers sujets traités par le daguerréotype dès son invention. On ne peut y voir là simplement une contrainte par l’impératif technique des longs temps d’exposition : les séances de poses dans les ateliers de portraits étaient de véritables séances de torture dont les affres se lisent clairement dans l’expression des suppliciés. Ces deux genres sont ceux pour lesquels l’exigence de fidélité au modèle était la plus forte. L’aspect mécanique, impersonnel, transparent du médium a été salué à l’origine comme un progrès avant de donner matière à critique par le milieu de l’art. Il répondait d’une part à l’aspiration à une vérité absolue de la représentation (un réalisme objectif) et d’autre part au désir d’éternité : la possibilité de mettre en mémoire, d’archiver les visages et les monuments remarquables (c’est le sens de la grande campagne héliographique de 1855). Il n’est peut-être pas indifférent que ton travail, qui met en jeu ces deux genres, se réfère à la transparence, à la fidélité (ce qui implique donc le refus de l’effet d’art) ainsi qu’à la mémoire.

JS   Des hommes voués à mourir, des lieux précaires comme les ruines ou les chantiers : c’est bien pour cela que la photographie a été inventée ; pour qu’ils ne disparaissent pas complètement, pour que leur image circule le plus longtemps et le plus largement possible.

JCF   Tu en parles comme d’un travail militant (qui se remarque plus ou moins, mais qui est toujours présent).

JS   Je le ressens aussi comme cela. C’est aussi parce que nous sommes un maillon de la chaîne qu’il est important de recopier les noms, les patronymes. Que ce soient ceux des membres bienfaiteurs de l’Hôtel-Dieu de Troyes, des indiens des plaines de l’Alberta qui ont été spoliés par les blancs, ou ceux des maîtres à penser et à créer qui ont fait notre époque. Il est important de recopier, et de publier une fois de plus, les noms des personnes dont nous souhaitons perpétuer la mémoire… de les prononcer et de les faire prononcer plus tard.
En 1975 au cours d’un premier voyage en Égypte, j’ai lu sur une tombe à Sakkarah : “Toi qui passe, prononce mon nom afin de me donner la vie éternelle”. Je n’ai jamais oublié cette phrase qui était une formidable réponse à une question métaphysique que l’on se pose tous.

JCF   Il y a très peu de portraits dans ton œuvre personnelle. La plupart de ceux que tu réalises sont des commandes et s’inscrivent dans un usage social de la photographie.

JS   Il y a eu des portraits de comédiens, et il y a toujours eu des “manières de portraits” à travers des lieux, mais les visages eux-mêmes ont commencé à exister en force dans mes travaux personnels à partir de Traboules Blues en 1988, lorsque des portraits géants ont été projetés dans la ville, sur des façades d’immeubles. Il y avait déjà comme dans l’installation Donateurs du palais de justice de Melun que je viens de réaliser, la volonté de représenter l’ensemble d’une société à travers les âges, de l’enfance à la vieillesse, mais aussi à travers les origines culturelles et les conditions sociales diverses.
Cela dit, dans le projet dont on parle, j’ai abordé la figure humaine comme une sculpture.

JCF   C’est-à-dire ?

JS   Je tourne autour de mon sujet, m’élève, plie les genoux, je m’avance, me recule, modifie la perspective. Je travaille autour de lui, de la même manière que lorsque je photographie un espace. Je cherche à rendre lisible une structure.
J’avais été frappée par cette affirmation de Roger Vaillant : “À partir de 40 ans, un homme est responsable de son visage”. Avec le temps, le visage se sculpte, parce que tel ou tel muscle est plus souvent sollicité. Lorsque je vois la bouche de certains hommes politiques, je n’ai pas besoin d’entendre ce qu’ils disent pour savoir ce qu’ils pensent !

JCF   Cela devait aboutir à ce que Dominique Baqué a justement appelé ces “architectures de visages” et ces “portraits de lieux”.

JS   Je trouve cela très beau et très juste.

JCF   Dans le type de portrait que tu pratiques, la notion d’auteur s’avère ambiguë : que doit le photographe au modèle ? Dans quelle mesure celui-ci est-il l’auteur de sa propre image, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de faire coïncider l’image d’un créateur avec celle de sa création ?

JS   Je n’ai pas pensé à cela, mais oui, le sujet est en partie l’auteur de son portrait. Le portrait est le résultat d’un travail à deux. L’un propose une expression, l’autre le sent et la capte aussitôt. Pour garder tendu le fil entre ces deux personnes, celui qui tient l’appareil se doit de déclencher à chaque proposition, ou presque. Il se crée alors un métalangage dont le silence et la concentration sont les conditions obligées. C’est un instant d’une intensité inouïe.
Je suis très impressionnée par la manière dont Avedon décrit ses prises de vue6. On sent pourquoi son projet est fondamentalement différent, dramatique : “Un photographe de portrait dépend d’une autre personne pour compléter l’image. Le sujet imaginé –moi-même en un certain sens– doit être découvert dans un autre être, disposé à participer à une fiction que nécessairement il ignore. Nous nourrissons pour l’image des ambitions différentes. Le besoin de plaider sa cause est sans doute aussi profond que mon besoin de plaider la mienne, mais c’est moi qui suis aux commandes.”
On est loin, très loin de ce que j’ai cherché, une relation à deux dans un respect mutuel.

JCF   Ta conception est plus optimiste : tu postules que le portrait peut être le fruit d’une entente profonde ; chacun y retrouve la connivence d’un moment exceptionnel vécu ensemble. Pour Avedon, la relation du photographe avec son modèle, comme toute relation, est fondée sur une illusion de communication : le véritable sujet du photographe, c’est lui-même ; son modèle n’est qu’un support à sa projection. Si une entente est possible, elle débouche sur un compromis : une image dans laquelle chacun reconnaît une part de lui-même. Il y a bien coopération mais par nécessité. Chacun est pour l’autre un moyen de se trouver.

JS   Il me semble que tu parles là, des relations qui existent entre les êtres en général ! Sans doute suis-je optimiste. Disons que, même s’il s’agit d’une utopie, je poursuis le rêve d’un type de relation qui ne serait pas fondée sur des rapports de pouvoir, ni même sur des rapports de nécessité.

JCF   Justement, est-il arrivé que certains de tes modèles prennent le pouvoir ?

JS   Oui, et je n’ai pas pu utiliser les images. J’ai rencontré Marc Trivier à Douchy-les-Mines et comme j’ai une grande admiration pour son travail, je lui ai demandé de faire son portrait.
Il a accepté, mais aussitôt il a eu une idée. Il voulait m’expliquer comment on fait un portrait, et j’ai appris à faire un portrait à la manière de Marc Trivier ! Il s’est assis sur les marches dans un rayon de lumière, en haut de l’escalier du Centre de la photographie de Douchy-les-Mines. Il a pris une pose très décontractée, et m’a expliqué ce que je devais faire. Il a pris l’expression qu’il souhaitait, et… je ne l’ai plus reconnu, ou tout au moins je n’ai pas reconnu les images qui auraient pu être les miennes. J’ai malgré tout fait sagement une pellicule, et objectivement elle est bien, elle est simplement d’une autre nature.
J’ai eu le même type de mésaventure avec Bernar Venet à New York. Nous avions rendez-vous à Madison Avenue dans une galerie où il faisait un accrochage. Il était très bien disposé envers ce portrait et avait lui aussi des idées. Il pensait qu’il devait porter les gros gants et tenir une pièce de bois. Il avait une succession d’idées originales… se cacher une partie du visage… apparaître derrière une échelle… et une énergie débordante. Je ne suis pas arrivée à maîtriser la situation. En fait alors que je continuais à appuyer sur le déclencheur, j’avais déjà décidé de recommencer ailleurs, autrement. Résultat : les gants et la pièce de bois sont trop présents, trop précis, pour que l’on puisse adjoindre une deuxième image, et je n’ai toujours pas refait le portrait.
Heureusement, c’est en général l’inverse, et l’on me demande des indications. C’est alors un rapport très simple, qui se perfectionne lentement au cours de la prise de vue, pour arriver à l’instant parfait (ou presque !).

JCF   Quel genre d’indications ?

JS   Pour éviter les visages penchés et séducteurs à la Harcourt, je dis : “Imaginez qu’un fil tendu relie le sommet de votre crâne au plafond”, ou : “Je préfère si le dos est plus droit… Il faudrait étirer le cou”, ou : “Baisser les épaules, les détendre”…“Ne regardez pas trop haut, cela vous donne un air lyrique”, “Je préfère la bouche fermée”, “Il ne faut pas parler… Essayez de porter le regard très loin, et de regarder… à l’intérieur de vous-même”, ou encore : “Pouvez vous regarder ailleurs, puis en tournant la tête vivement regarder l’objectif... Si vous regardez l’objectif, vous échangerez votre regard avec les personnes qui regarderons votre portrait”, ou plus simplement, je baisse l’appareil, je souris, nous nous détendons, nous parlons, et nous recommençons. Ces indications simples sont sécurisantes. Je me déplace pour changer les perspectives ou le cadrage. Il peut m’arriver de monter sur une chaise, de me mettre accroupie, je bouge beaucoup, cela intrigue ! Moi-même je ne m’en rends compte que dans le regard amusé de mon interlocuteur. Le Rolleiflex fait un bruit à peine perceptible. Il n’occulte pas mon visage, c’est un appareil quasi mythique sur lequel tout le monde a une anecdote à raconter. Ce sont des détails importants.

JCF   De quoi parlez-vous ?

JS   Nous parlons d’eux, de moi, ou de cette fameuse deuxième image qui les intéresse beaucoup. Parfois lorsque je me sens en confiance je demande : “Avez-vous une idée, un désir ?” Derrida m’a répondu : “Le désert, et je ne craindrais pas un signe sacré…” Pour lui plaire j’ai cherché en vain à faire une image pour lui dans les sables égyptiens. Plus tard j’ai trouvé dans la série sur Italo Calvino le paysage griffé de traces des Salins de Giraud. Gerhard Richter aimait particulièrement le chantier de son atelier, alors en travaux. J’ai photographié pour lui le chantier de Frank O. Gehry pour le futur centre américain qui allait être construit à Paris.

JCF   Dans quelle mesure mets-tu en scène ces portraits qui présentent une unité ? Comment parviens-tu à concilier des exigences formelles et à préserver l’authenticité d’un instant, d’une rencontre ?

JS   À chaque fois c’est différent, mais la lumière est toujours naturelle, le plus souvent à peine suffisante ; les conditions techniques sont acrobatiques et le lieu simplement l’endroit où l’on est, ou presque. Souvent, j’arrive avant le rendez-vous pour connaître le lieu lorsqu’il est public. Je cherche à proximité un fond, le plus neutre possible, hors contexte, afin qu’il ne vienne pas perturber l’espace fort que doit être la deuxième image. Je fais deux ou trois films de douze poses. L’instant où je tiens l’appareil dure à peu près une demi-heure parfois en plusieurs instants entrecoupés de discussions. Parfois j’accompagne la personne plusieurs jours ; mais le temps de la prise de vue est court, et cela a souvent été une condition du rendez-vous. Il est difficile de se laisser photographier. Après une demi-heure la bonne humeur commence à disparaître et s’il fallait continuer on obtiendrait alors des images très différentes. Avoir été légère, aura été finalement plus important que d’obtenir une photographie aussi intéressante puisse-t-elle être, par épuisement du sujet et de l’instant.
J’ai parfois regretté de ne pas avoir été suffisamment autoritaire, et d’avoir raté une image qui aurait été forte, par une sorte de pudeur. Mais finalement, cette photographie très réussie n’aurait pas été un bon portrait pour ce projet. Richter était attentif à mes moindres déplacements, il m’a dit être complètement intéressé par ce que je faisais, et son regard acéré a permis un portrait particulièrement fort. Une chaleur magnétique émanait de Tàpies. Il était là, grand, dans la lumière de son atelier de Barcelone, entouré de ses toiles. Alors que je le sentais m’observer en train de le regarder, il m’a dit qu’il pensait à Bill Brandt lorsqu’il était venu photographier son œil en gros plan, avec le même appareil, et la même concentration. Cela m’avait gonflée d’énergie, d’autant que c’était mon premier portrait dans la série. On restait en silence assis face à face dans son atelier, à un endroit précis que je choisissais pour la lumière et pour le fond. Puis on se déplaçait un peu. Je lui avais demandé de se rappeler des autoportraits photographiques qu’il avait faits dans sa jeunesse, et de tenter un autoportrait à travers moi. Lorsque je lui ai demandé si il faisait toujours des photographies, il m’a dit : “Non, c’est trop long !” et a ajouté : “C’est la première fois que l’on vient faire mon portrait avec un ticket de métro à la main, et un appareil dans un petit sac. D’habitude, un car s’arrête devant la maison, il en descend une flopée de gens qui s’agitent en transportant des éclairages. L’atelier est sans dessus dessous, et il n’y a jamais une seule bonne image !”

JCF   Il est difficile de faire comprendre qu’une photographie prise en une fraction de seconde demande beaucoup de temps. Je suppose que certains de tes modèles surtout ceux qui sont étrangers au domaine du visuel, ne t’ont pas accordé ce temps nécessaire.

JS   Non, effectivement. Antoni Tàpies, Gerhard Richter savaient que faire une image demande une grande concentration, et ils m’en ont laissé la possibilité. Par contre les compositeurs pensaient que j’attraperais une image au vol pendant qu’ils travaillaient et que ce serait bien ainsi. Après une journée de répétition avec Pierre Boulez (qui restera un des grands moments de ma vie) György Ligeti m’a accordé quelques secondes devant la loge du concierge de l’opéra de Lyon. J’ai eu envie de tout abandonner. Parfois je me demande pourquoi je fais cela, pourquoi je vais toujours me fourrer dans des situations difficiles !
La séance la plus terrible a été celle avec Pina Bausch. Après trois années, où elle a toujours accepté ma présence en répétition m’accordant le droit de la photographier sans jamais me donner un regard (et je sais que cela n’était pas un jeu mais un vrai blocage), j’ai, à force de patience et grâce à la complicité de son administrateur et de son agent Thomas Erdos, obtenu un vrai rendez-vous. Ils m’avaient dit : “Il faut lui prouver qu’on l’aime” et conseillé de venir au café où, tous les jours, elle prenait une collation avant le spectacle. Là, je devrais attendre le moment propice pour lui parler et personne ne se mettrait en travers de mon chemin. Le soir prévu, j’ai réussi à m’approcher d’elle alors qu’elle était debout au bar, et j’ai pu lui donner un portrait d’elle réalisé par dépit sur mon écran de télévision. Concentrée sur l’expression du visage au moment de la prise de vue, je n’avais pas porté d’attention au sous-titre ; c’est au moment du tirage que j’avais découvert ces mots : “Quelles sont nos erreurs ?” J’étais fascinée par cette phrase qui avait fait irruption dans la photographie à mon insu ! Le portrait lui a plu et elle s’est laissée persuader d’accepter un rendez-vous le lendemain, à Paris, au Théâtre de la ville, dans le foyer. Je l’attendais et elle est arrivée, délicate, fraîchement peignée, avec un chignon noué qui témoignait de sa bonne volonté. Elle m’a tout de suite reproché de lui avoir demandé de poser, alors qu’elle détestait cela, et j’ai aussitôt perdu mes moyens. J’arrivais à peine à mettre ma pellicule dans mon Rolleiflex. Dès que j’ai eu l’appareil à la main, elle a tourné la tête, dès que je m’approchais d’elle, elle détournait son regard. Nous n’échangions pas une parole. J’avais l’impression de la traquer et je lui en voulais de m’avoir installée dans le rôle détestable du photographe prédateur. Or j’étais dans l’obligation de réussir, car il était à la fois certain que je n’aurais pas de seconde chance et que j’avais une obligation de rendu. Marion Cito, son assistante, est arrivée très vite (dix minutes avaient dû s’écouler) et elles se sont mises à parler, comme si je n’étais pas là, ou plutôt en évitant de me voir. J’ai terminé péniblement une pellicule de douze poses, et rangé l’appareil. Je tremblais et n’étais pas certaine d’avoir une image exploitable. Elle s’est alors approchée de moi et nous avons échangé agréablement quelques paroles. Elle était redevenue amicale, mais j’étais vidée de moi-même. Je suis partie avec la sensation, qui a duré plusieurs jours, d’avoir vécu un des moments les plus difficiles de ma vie, d’avoir violé quelqu’un. Il y a eu par miracle une image, que je lui ai adressée, et qui est belle je crois, car elle y est exactement comme une biche traquée.

JCF   Tu as eu beaucoup de moments difficiles ?

JS   Rückriem m’a proposé d’aller dans un bar. Il buvait, une bière, un alcool blanc, une bière, un alcool blanc… encore et encore. Je le voyais se dissoudre, alors qu’il devenait de plus en plus entreprenant ! Mais le plus souvent j’ai vécu des journées inoubliables. Ils savaient que j’avais fait un voyage pour les rencontrer. Après m’avoir reçu chez lui, Jonas Mekas, m’a promenée au sud de Manhattan dans les endroits qu’il préférait. Il m’a montré l’emplacement exact où il avait débarqué à New York le 29 octobre 1949. Émigrant sans ressources, sans connais- sances. Il m’a demandé de lui faire un portrait souvenir à cet endroit précis ; et dans un geste touchant, il a soulevé son chapeau en me souriant au moment où j’appuyais sur le déclic.

JCF   On pourrait penser que ces créateurs ont l’habitude d’être photographiés, qu’ils ont un certain détachement par rapport à leur image.

JS   C’est parfois vrai : je suis certaine que Ligeti est loin de ces préoccupations. Mais en général il y a une crainte, ou au moins une curiosité. Roland Barthes était très tourmenté par son image médiatisée : “Moi qui suis un sujet incertain, amythique, comment pourrais-je me trouver ressemblant ? Tout au plus puis-je dire que sur certaines photos, je me supporte ou non, selon que je me trouve conforme à l’image que je voudrais bien donner de moi-même7”.
Jacques Derrida avait détesté une image de lui parue dans un quotidien à fort tirage ; à tel point qu’il avait même imaginé que son auteur lui voulait du mal. Lorsque je l’avais sollicité pour un rendez-vous à l’issue d’une conférence, il m’a dit : “J’ai longtemps refusé, et aujourd’hui j’accepte, mais pensez que c’est une image de moi qui me regarde, et avec laquelle il me faudra vivre”.

JCF   L’image fait le personnage. Cela suppose une grande confiance de la part du modèle, et une énorme responsabilité pour le photographe.

JS   On n’imagine Rimbaud qu’à travers le portrait de Carjat… Les peuples que l’on a dit primitifs, avaient raison de croire que le photographe pouvait prendre leur âme !
Il y a le choix de l’image et là le photographe, seul, “en son âme et conscience”, l’assume et signe l’œuvre. Lorsqu’on regarde des planches-contacts, on voit que c’est une grande responsabilité. Toute critique, toute affection, toute méchanceté peut alors s’exprimer.

JCF   Comment fais-tu la sélection de l’image ?

JS   Lorsque les contacts sont faits, je les regarde un, deux, trois mois à plusieurs reprises, je mets des croix sur certaines images, je les raye, j’en mets d’autres. Ça dure jusqu’au jour où je fais les tirages de toutes les photographies qui ont été choisies au format 18x24. Ensuite je les laisse sur ma table de travail, les regarde, mets dessus celle que je préfère, puis je vois si elle m’intéresse toujours un ou deux mois après. Je ne choisis jamais le portrait en fonction de la deuxième image. Je le choisis parce qu’il a acquis une force et a, peu à peu, annulé tous les autres. J’évacue tout ce qui pourrait séduire, ce que j’appelle le côté “quatrième de couverture” et tous les visages immédiatement qualifiables.

JCF   Que veux-tu dire par là ?

JS   J’essaie qu’on ne puisse pas avoir une opinion immédiate au vu du portrait ; ou que, si on esquisse un point de vue, il soit aussitôt mis en doute par l’observation attentive du visage. Je cherche à avoir face à moi une personnalité complexe, dont la représentation ne donne pas prise aux certitudes ; en fait, il faut ouvrir le sens à plusieurs interprétations.

JCF   J’imagine que pour chaque prise de vue, tu as une histoire à raconter.

JS   Oui ! Luciano Bério m’a reçue chez lui. Il habite dans la province de Sienne et le seul hôtel de la région était plein. Lorsque je suis arrivée en taxi, une domestique est venue et a dit qu’elle allait chercher le “maestro”.
Il est arrivé, en pull, étonné, il ne se souvenait plus du rendez-vous… Il m’a fait entrer dans le studio où il travaillait et m’a demandé de pouvoir continuer. Je suis restée là longtemps à le regarder de dos, face à son ordinateur. Il tapait un texte. Sur les murs étaient encadrées de nombreuses photographies d’architecture de Renzo Piano… Le soir nous avons dîné agréablement avec le musicologue David Osmond-Smith qui travaillait avec lui sur la rédaction d’un cycle de conférences pour l’université d’Harvard et habitait dans une petite maison de la propriété réservée aux amis de Bério. Une domestique âgée qui s’affairait dans la cuisine comme une maîtresse de maison avait préparé le repas, puis était partie. Nous avons bu du vin de la propriété, âpre, redoutable ! Mais Luciano Bério en était très fier : les étiquettes étaient à son nom. Après le repas, il est retourné travailler et m’a demandé de rester dans son studio avec lui. Je regardais des livres de sa bibliothèque ; c’est une bibliothèque de travail, Wittgenstein était bien représenté. J’ai aussi trouvé Klee, Calvino, Barthes, Dante, Lévi-Strauss dont je décidais d’ouvrir un livre. Je regardais les passages que Bério avait annotés : “… une femme avait un serpent pour amant…”
“Que lisez-vous ?” me dit-il.
Je n’ose lui lire la phrase et réponds :
–L’origine des mythes, l’origine des étoiles, l’origine du rire, l’origine des femmes8…
–Qu’elle est l’origine des femmes ?
–Elles tombent du ciel ! Il rit et m’offre à boire de la grappa ; je décline l’offre, il vient vers moi, me prend dans ses bras et m’embrasse… Le lendemain, j’ai fait l’image alors qu’il s’approchait de moi pour m’offrir un jus de légumes du jardin.

JCF   Comment réagissent-ils à ton désir de les photographier ?

JS   Alors que je remerciais Bill Viola qui m’avait accordé un rendez-vous très simplement, il m’a dit être fier de participer à ce projet. Par contre, Yves Bonnefoy m’a répondu : “Mais, je ne sais pas qui vous êtes !”... Je n’ai pas insisté. Jochen Gerz m’a demandé les contacts pour sa collection. Irving Penn a écrit une lettre polie en refusant. Un assistant d’Avedon a répondu pour lui que ce n’était pas possible…
Il faut que je te raconte comment Louise Bourgeois confisque les pellicules des photographes qui font son portrait ! Elle fait développer les films à ses frais dans un bon labo, puis elle envoie les négatifs et les planches-contacts après avoir donné un coup de ciseaux dans les négatifs qui ne lui plaisent pas. Gérard Rondeau en a fait l’expérience, lorsqu’il a fait son portrait pour Le Monde. Je n’ai donc pas été surprise, je trouvais même cela assez malin et très drôle. Je ne sais pas pourquoi, elle n’a rien supprimé, alors que beaucoup d’images étaient carrément ratées. Elle voulait tout maîtriser. Lorsque je suis arrivée chez elle, elle déjeunait avec son assistant Jerry. J’étais là à l’heure précise. Elle m’a conviée à m’asseoir au bout de la table ; ils continuaient leur déjeuner et j’ai compris que c’était maintenant mon examen de passage. Je crois l’avoir réussi puisque, assez rapidement, elle m’a invitée à déjeuner avec eux. Il y avait du melon et du jambon de Parme. C’était délicieux. Après, elle a fait la vaisselle, tandis que Jerry préparait mes prises de vue ! Il y en avait une prévue près d’une table, les éclairages étaient installés… Une autre était envisagée, appuyée à la cheminée. Là elle a posé, mis ses mains sur la tête, essayé des positions originales (ces photographies sont drôles, mais inutilisables). J’ai tout de suite su que dans un premier temps, je devrais me plier à cette organisation qui ne pouvait rien donner d’intéressant. Après –la confiance s’était établie– elle avait compris de quelle manière je travaillais et elle m’a laissée mener le jeu pour un moment. Nous avons fait le bon portrait, simplement, dans l’embrasure d’une porte. Mais nous avons continué encore longtemps ; tout en parlant, elle me suggérait par son attitude, certains effets qui auraient dû m’intéresser.
Dans une pièce assez sombre, elle manipulait un objet réfléchissant qui renvoyait de la lumière sur son visage, comme si cela était par hasard. Évidemment je me hâtais de répondre par appareil interposé, pour ne pas entacher la qualité de notre relation, qui était devenue chaleureuse. Elle m’a montré les photographies réalisées par d’autres, toutes soigneusement rangées par années dans des classeurs. J’ai pensé alors qu’elle faisait peut-être elle-même développer les négatifs, pour faire tirer les portraits qu’elle aimait. Il y avait celui de Mapplethorpe, dans lequel elle porte un gros sexe de bronze sous le bras. Cela l’amusait beaucoup. Jerry était à sa disposition pour tout, et cependant discret. Il savait quand il devait être là et intervenir, quand il devait se retirer. Louise voulait qu’il nous accompagne à son atelier de Brooklyn. Elle voulait que je revienne. Que je voie son studio de musique au sous-sol. J’ai aimé cette journée. Nous aurions pu devenir amies si j’allais plus souvent à New York.

JCF   Tu as d’abord connu ces hommes, ces femmes à travers leur œuvre. Aller à la rencontre de la personne, n’était-ce pas prendre le risque d’être déçue ?

JS   Je n’ai pas pensé au risque d’être déçue, mais plutôt à la difficulté de risquer un jugement sur moi-même…
On se pose toujours cette question : y a-t-il une relation entre l’homme et l’auteur ? Entre la biographie et l’œuvre ?
Cunningham, Derrida, Tàpies, Richter… d’autres encore, m’ont bouleversée par la qualité de la relation qui s’est établie le temps du portrait. Il y a chez les plus grands, une simplicité, une générosité, je dirais presque une tendresse ou une attention à l’autre qui m’ont étonnée.
Louise Bourgeois, Alain Cavalier, Lawrence Weiner ont un charme décalé qui s’accorde à leur œuvre, donne du piment aux instants vécus, les prolongent pour le plaisir.
Les quelques déceptions ont eu lieu à la première rencontre, et le portrait n’a pas été réalisé. Sans regrets, car finalement, c’est arrivé, curieusement, lorsque je n’adhérais pas totalement à l’œuvre et que j’avais fait une concession, m’étant laissé influencer dans mon choix, influencer par le consensus général !
En fait, à l’instant des rencontres, j’ai oublié les œuvres pour ne regarder que l’homme ou la femme qui était en face de moi… offert. Pour regarder un visage comme un objet autonome, de cette manière “professionnelle” insistante, et dans ce regard concentré, qui aurait été indécent dans toute autre circonstance. Il y avait pour quelques minutes, j’en suis certaine, quelque chose que j’hésite à appeler… de l’amour… je ne trouve pas d’autres mots.

JCF   Est-il arrivé souvent que ton modèle refuse de se laisser photographier ? Ou que tu y renonces ?

JS   J’ai écrit et adressé des livres à Maurice Blanchot !
Je pensais bien ne pas avoir de réponse. Mais je me devais d’essayer !
J’ai passé une journée à Londres avec Craigie Horsfield, sans pouvoir sortir mon appareil.
Nous avions rendez-vous dans un café. Il m’a dit avoir demandé des renseignements sur moi, et m’avait demandé d’apporter des photographies. Je ne sais comment nous en sommes venus à parler de nous comme des amis. Il m’a alors raconté souffrir, parce qu’un portrait réalisé par un photographe de renom, avec lequel il était ami, circulait et était publié, alors qu’il donnait de lui et de sa famille une image détestable où il avait l’air stupide. Il avait pris la décision de ne pas accepter. Cependant il était là et m’avait laissé venir. Nous avons convenu de nous revoir pour faire le portrait, après qu’il ait vu les images que je lui avais apportées : un portrait de Janny Léveillé, et le sol de pierre tailladé du grenier d’abondance que j’avais imaginé pour lui, et qui lui convenait. C’était le jour de mon anniversaire et il m’a offert un gâteau. Après l’avoir quitté, je suis allée sur ses conseils, voir les Rothko de la Tate Gallery. Puis j’ai repris mon avion pour Paris.

JCF   Vous vous êtes revus ?

JS   Finalement non, et je n’ai jamais su si j’aurais dû avoir le courage de passer outre son refus et si j’aurais pu argumenter jusqu’à le convaincre de faire la photographie ce jour là. Lorsqu’on pense qu’on fera les choses plus tard, ça ne marche pas, on n’a plus l’énergie, on n’a plus le même désir.

JCF   As-tu revu certains ?

JS   Je n’ai revu que Gerhard Richter, au Musée d’art moderne de la ville de Paris, mais j’ai toujours eu besoin de savoir que je pouvais revenir. C’est ainsi plus facile de s’arrêter dès que l’atmosphère devient moins légère. Et puis, je ne suis jamais certaine qu’il y aura bien des images sur la pellicule…

JCF   Ta vie était-elle déjà jalonnée de photographies avant que tu t’engages dans une œuvre ?

JS   Oui, plus ou moins, essentiellement des photographies de voyages et quelques photographies de famille.
J’ai commencé très tard à savoir que l’on pouvait photographier autrement, et presque par hasard, j’avais trente-six ans. À trente ans, j’ai eu un grave accident d’équitation, j’ai même été déclarée décédée… Puis j’ai vécu, mais il a fallu longtemps, des années, pour que je puisse retrouver une activité normale. J’avais enseigné la danse pour payer mes études et ce sont mes amies chorégraphes qui m’ont aidée à revivre. Il fallait gagner ma vie ; la maison de la danse ouvrait à Lyon ; elles m’ont proposé de faire leurs photographies. Ma mère me prêtait son Nikon ! Je l’utilise toujours d’ailleurs.
Jean-Jacques Romagnoli, mon compagnon, était le meilleur ami du photographe Robert Luc, un artiste authentique ; amoureux de Duane Michals, il avait une petite boutique où il montrait ses travaux, et cette boutique était fréquentée par Jacques Damez, Catherine Derioz, Raymond Viallon... Ils avaient organisé un club intelligent qui se réunissait chez Jean-Jacques. C’est là qu’allaient naître les deux galeries lyonnaises Vrais Rêves et Le Réverbère. J’ai fait un stage avec Robert mais à aucun moment je n’ai envisagé à cette époque d’utiliser la photographie pour réaliser un travail personnel.
C’est ainsi que j’ai commencé à faire des photographies de danse et des portraits de comédiens. Puis, j’ai compris ce que la connaissance de cette nouvelle technique pouvait apporter à mon travail d’écriture. Ou plus exactement, j’ai vu que je pourrais écrire, sans utiliser de mots, et ça m’a immédiatement intéressée. J’avais de plus en plus peur des mots, de leurs sous-entendus, de la mémoire qui leur était attachée. Je vivais avec quelqu’un qui écrivait et qui avait comme accaparé le sens des mots à son usage. Quelqu’un qui jouait avec les mots, alors que je les prenais au sérieux. J’étais dans une période de ma vie où les choses que je désirais dire étaient inquiètes, douloureuses.

JCF   En somme tu craignais que les mots t’exposent trop directement : tu as préféré t’avancer cachée derrière les images et les citations ?

JS   Oui, c’est exactement cela pour les images. Pour les citations c’est vite devenu plus complexe, parce que je désire créer des passerelles entre l’écriture et la photographie. Ce jeu des alliances de pensée me donne beaucoup de plaisir et la sensation, juste je crois, d’être reliée au monde. La découverte d’une pensée semblable à la mienne, mais formulée différemment m’excite complètement et me donne de l’énergie pour plusieurs jours. À quoi bon utiliser mes propres mots puisque j’ai choisi de m’exprimer en images. Par contre, mettre en évidence la connivence avec un inconnu rencontré dans une lecture, lui laisser la place de choix de l’exergue, me plaît. Pour moi qui suis constamment habitée par le doute, c’est comme un signe d’importance qui vient justifier mon travail et l’ouvrir, lui donner une ampleur à laquelle je crois, mais que je ne peux me permettre de formuler moi-même.

JCF   Mais revenons à tes débuts : tu n’avais pas l’intention de t’engager dans une carrière de photographe ?

JS   Non, c’est ma rencontre avec Jean Louis Schefer et son regard sur mes images qui m’ont déterminée à continuer.
Il m’a donné confiance, en faisant avec moi le livre 8 rue Juiverie. J’avais la part des images et de la recherche historique, il avait la part de l’écriture, je dirais de l’interprétation. Je voyais que je pouvais être “lue” au niveau où j’espérais l’être. Il me disait : “Ce serait triste que vous soyez une femme qui écrit, seule derrière une table, alors que vous allez faire des images… c’est merveilleux !”

JCF   Il n’a pas pu dire cela comme ça !

JS   Je crois qu’il le pensait. C’est quelqu’un qui est particulièrement intéressé par la description des images. Je sentais bien que “faire des images” était en effet merveilleux, parce que directement lié au monde de l’enfance.

JCF   Pourquoi ?

JS   Lorsqu’on est petit, on rencontre les images avant même de savoir parler. Ensuite à l’école, les gens de ma génération ont été récompensés par des images. Elles étaient offertes en cadeau dans le chocolat… Pour moi, en tous les cas, les premières photographies –rares d’ailleurs– qui illustraient mes livres de géographie ainsi que les cartes postales que j’ai reçues dans mon enfance et que j’ai toujours gardées, continuent à représenter des “merveilles” de l’univers que je cherche à découvrir aujourd’hui.

JCF   Écrire suppose qu’on se retire du monde pour un temps, alors que photographier implique de se plonger dedans.

JS   C’est pour cela que les associations entre écrivains et photographes sont si intéressantes. Nous avons besoin les uns des autres. J’ai très vite compris que la photographie était une manière de vivre.
Après mon accident, je suis restée handicapée des années, tout effort était démesuré. Je souffrais ; une solution de vie aurait été de me replier sur moi-même dans une vie quasi végétative. J’ai effectivement pensé écrire. Le mode de vie du photographe qui se propulse dans le monde, qui en fait son sujet, qui l’observe, l’analyse, l’archive s’est présenté comme une thérapeutique, un défi.

JCF   La plupart de tes autres séries ont aussi un fondement autobiographique : qu’il s’agisse de Clairvaux, de l’Hôtel-Dieu. Toutes racontent des histoires de chantiers, de choses cassées, quittées, réinvesties.

JS   Après mon accident, j’ai vraiment vécu mon corps comme un chantier douloureux, puis j’ai commencé une vie nouvelle, riche mais insécurisante qui était elle-même encore une sorte de chantier. C’est certainement le fondement de la série Notes de chantier en hommage à Tarkovski. La construction et la démolition étaient des actions qui s’accomplissaient simultanément, j’ai décidé de montrer cette architecture mouvante comme le lieu d’un passage initiatique en temps réel (celui du chantier) par l’eau, symbole de gestation, et à travers le traumatisme de la démolition, métaphore de la mort qui devient le passage obligé de la renaissance. Le chantier était ainsi devenu le lieu où se réalisait la quête légendaire du rajeunissement et de la connaissance.
Lorsque j’ai réalisé la série Hôtel-Dieu à Troyes en 1992, j’ai tenté de replonger une fois de plus dans ma propre histoire, cette fois-ci de manière plus difficile parce que plus réaliste. Je me souviens avoir fait un effort sur moi-même pour photographier puis montrer “les chambres translucides” qui étaient celles de la dernière extrémité. Je pourrais comparer cela au jour où l’on dit enfin la chose essentielle, jusque là imprononçable, dans une psychanalyse.

JCF   Est-ce que cet aspect thérapeutique, en grande partie inconscient, n’entraîne pas fatalement la répétition de mêmes propos sous des apparences différentes ?

JS   Vers 1988, Thierry Grillet au CCI du Centre Pompi-dou pensait au projet d’édition d’une collection sur le modèle du livre de Pierre Riboulet Naissance d’un hôpital. Sur le conseil de Pierrette Destanque, il m’avait été proposé d’imaginer un livre dans cette collection. Il s’agissait d’écrire un journal de travail et, du coup, je m’observais travaillant comme je ne l’aurais jamais fait.
Ces moments étaient curieux, où je tentais d’analyser, de trouver les mots justes pour décrire des expériences photographiques : les tâtonnements, les quelques certitudes, les états de conscience, les doutes, et surtout celui-ci : n’étais-je pas sans cesse en train de me redire ?
Je me souviens de ma perplexité, seule dans mon labo, devant la cuvette du révélateur, dans ce temps silencieux de l’attente du développement : je voyais apparaître des images semblables prises dans des lieux différents. C’est dans ces moments-là que j’ai réalisé que je ne radotais peut-être pas, mais qu’en faisant des images qui ressemblaient aux précédentes et qui n’étaient qu’une variation de la forme pour un même sens contenu, je mettais en place un vocabulaire. Les photographies devenaient comparables à des mots polymorphes, dans une logique de l’enchaînement des images travaillée comme une syntaxe. Pour tenter de cerner cette idée, j’ai noté dans des carnets des listes de “mots” traduits par mes images, et qui revenaient dans tous mes travaux.
J’ai retrouvé ces listes : Enfermement, Mort, Peur, Passion, Livre, Histoire, Politique, Social, Solitude, Amour, Dessin, Théâtre, Fractal, Déconstruction, Ordre, Désordre, Abstraction, Musique, Botanique, Nombres, Religion, Malévitch, Escher, Tarkovski, Égypte, Japon.
Aujourd’hui, quinze ans après et pas mal de travaux réalisés, je ne m’en sens pas très loin, je continue à être animée par les mêmes ressorts.

JCF   La photographie –c’est son sens étymologique– est aussi une écriture à partir du moment où elle se conçoit en séries. Dans la série, chaque image ne prend tout son sens que dans l’ensemble ; elle témoigne de notre vision fatalement éclatée de la réalité par opposition à la vision globale et synthétique que propose le tableau préconçu mentalement. Bien que tu pratiques ce type de représentation, je sais que tu es fascinée par l’image unique qui est le produit d’un art de la concentration et qui gagne en force ce qu’il perd en richesse d’information.

JS   Oui, je travaille comme cela, en choisissant des sujets que je développe dans des séries parfois très longues : cent photographies pour l’hommage à Tarkovski. Pourtant, je ne peux m’empêcher d’être fascinée par l’image unique. Celle que l’on rencontre par exemple dans une collection, extraite de son contexte d’origine ; et que l’on considère comme un bijou. Une chose est représentée, on ignore pourquoi. On est juste confronté à un format, à la qualité d’un tirage, à une magie. Je pense précisément à une petite boîte de Paul Outerbridge dans la collection Nash. Vue et jamais oubliée.
Il y a le travail, puis il y a la vie indépendante des photographies : elles sont achetées, confiées au collectionneur, elles sont publiées et entrent dans les familles, elles deviennent cartes postales et accompagnent des messages. Sur mon piano, j’ai un carton d’invitation qui reproduit la photographie d’un pied par Angela Grauerholz, et ce pied associé à la musique, à cet endroit-là, c’est la vie de cette image, ignorée de son auteur.
Je pense souvent que je prends des images au monde, et que je les lui rends.

JCF   Et je pense que cet échange est une manière de vivre. Il s’agit d’emprunter des choses au monde en prenant leur l’empreinte, de les marquer, puis de les lui restituer, sous forme d’images qui sont mises en circulation. C’est une sorte de recyclage. Le photographe n’invente rien : il est comme l’acteur sur scène avec son texte. À cette différence près que le texte demeure, alors que ce qu’a vu le photographe n’existe plus dès l’instant qu’il l’a saisi. Tu le sais d’expérience : on n’arrive pratiquement jamais à refaire une photographie en revenant sur les lieux.

JS   Cela m’a toujours étonnée, surtout pour les pho-tographies d’architecture. On pourrait penser que l’on retrouvera un lieu tel qu’on l’a laissé. Mais la lumière, la qualité de l’air, l’exact point de vue qui déterminait les perspectives, notre humeur, nos pensées ont changé. On ne refait jamais exactement la même image.

JCF   J’aime cette idée que l’on puisse consacrer sa vie à montrer des fragments de réalité, aussi éphémères que le scintillement d’une comète. Il y a là quelque chose d’humble et de tranquillement désespéré qui m’évoque le Sisyphe de Camus, redescendant inlassablement vers le rocher qu’il a péniblement hissé au sommet d’une montagne et qui, une fois encore, en quelques secondes, vient de rouler au bas de la pente. Le grappillage du photographe me paraît aussi dérisoire et aussi essentiel.
La vocation première de tes photographies a été le livre ; tu es passée d’une écriture verbale à une écriture visuelle. Tu parlais tout à l’heure de syntaxe des images. Cette vocation éditoriale de la photographie est restée très importante pour toi. Mais il me semble que le passage à la cimaise et au grand format, et même assez vite à des installations assez complexes, t’a permis une double émancipation : d’une part sortir de la linéarité du livre, d’autre part donner sens à l’espace.

JS   C’est avec Hôtel-Dieu, en 1992, que j’ai réalisé mes premières installations. J’ai pensé qu’après dix ans d’expositions et plusieurs livres publiés, je pouvais me permettre d’aller au bout de mon désir dans la conception d’une exposition et de son adéquation à un espace précis. Des partenaires qui m’ont fait confiance, Claire Nedellec du centre d’art Cadran solaire et Françoise Balboni-Gibert du centre d’art contemporain Passages à Troyes, et j’ai pu utiliser mon expérience de scénographe pour l’exposition Hôtel-Dieu.

JCF   Tu n’as jamais songé à la vidéo et au cinéma ?

JS   Si bien sûr ! J’ai utilisé l’association des images fixes et du cinéma pour la scénographie d’un opéra en 1987 : Clytemnestre, sur une musique originale de Mathias Bauer, et une mise en scène de Nina Goede, qui est maintenant à New York. Je recommencerai certainement.
Mais je suis complètement prise pour l’instant par les problèmes qu’il me faut résoudre avec l’image fixe ! Je me suis cependant beaucoup posé cette question : pourquoi faire des images fixes lorsque l’on peut faire des images animées ?
J’aime le cinéma, j’ai longtemps méconnu la photographie. J’avais fait un découpage plan par plan du film de Buñuel Tristana pour le fils de Jean-Jacques Romagnoli qui voulait devenir réalisateur ; et c’est en faisant ce travail que j’ai découvert comment et pourquoi on pouvait désirer réaliser des images fixes. Je découvrais qu’en inversant le temps propre au cinéma (étiré, répété au moment du tournage, puis haché et rétréci en vue de la projection) le cinéma bousculait son spectateur dans un temps imparti, alors que la photographie lui offrait le temps qu’il fallait pour penser à l’intérieur des images. Je voyais également avec précision où se situait le travail du photographe qui sait concentrer le sens en une seule image ; et la précision de la composition alliée à la rapidité de la décision que cela impliquait m’intéressait beaucoup.
Un jour, je tombais en arrêt sur le livre d’Irving Penn Worlds in a small room. En 1974, il a parcouru le monde avec une tente aménagée en studio et photographié les gens seuls ou en groupe. On voit des gitans d’Extremadura, des femmes voilées du Maroc, des groupes de motards de San Francisco, des tribus de Nouvelle Guinée, etc., et soudain on a une conscience aiguë du genre humain. J’y vis une œuvre différente, mais aussi importante que celle de Balzac. Ces photographies ne cessaient de m’entraîner dans des abîmes de réflexion sur la nature de la civilisation. De plus, j’y observais la fabrication d’images dont la composition était parfaitement maîtrisée et dont les qualités esthétiques étaient autant de pièges inventés pour attirer et retenir le regard. Leur fixité était leur qualité.
Je suis terriblement émue face à certaines photographies, leur rapport au réel me trouble, et elles s’impriment dans ma mémoire plus profondément que celles, mobiles, des films. Tout au moins, il en a été ainsi dans les années quatre-vingt, au moment ou je n’avais encore décidé de rien. Aujourd’hui je pense différemment, je suis séduite par les associations d’images cinématographiques et d’images fixes de Sophie Calle dans No sex last night.

JCF   L’image fixe a un impact beaucoup plus fort. Elle est hors du temps, suspendue, donc hors d’atteinte de la mort.

JS   On a parlé d’une manière de vivre, et dans le même temps, on ne peut éviter de se poser cette question : ne suis-je pas en train de jouer le jeu de la mort ? Quelle est cette pulsion qui nous pousse à figer d’infimes instants de vie ?
C’est encore Barthes, qu’on ne peut cesser de citer, qui déclare dans une interview : “Si on veut vraiment parler de la photographie à un niveau sérieux, il faut la mettre en rapport avec la mort8”.

JCF   Tout archivage est un combat contre l’oubli qui est la vraie mort. À partir du moment où tu as fait le choix d’une photographie documentaire, tu t’assignes à témoigner de ton époque pour plus tard.

JS   Pour quels destinataires inconnus est-ce que je thésaurise des instants, des états de lieux, des visages ? Pour le public d’une exposition ? Pour les lecteurs d’un livre ? Oui sans doute, mais aussi pour l’historien à venir qui, entre les quatre murs d’une bibliothèque ou d’une réserve de musée, se servira de mes photographies pour écrire l’histoire de mon époque.

JCF   Outre cette fonction historique, que signifie pour toi “être photographe” ?

JS   C’est une vraie question ! Cela a d’abord voulu dire accepter de faire partie d’un milieu qui m’était inconnu, et que je ressentais comme hostile.

JCF   Dès lors, pourquoi avoir malgré tout persévéré ?

JS   Parce que, intellectuellement, l’enjeu me convient. On m’avait parfois renvoyé l’image d’une personne dispersée qui ne savait pas choisir entre l’architecture, la littérature, l’histoire… Je refuse qu’on me scinde, qu’on m’ôte une once de liberté, qu’on ne m’accorde pas le droit d’être multiple. L’usage de la photographie s’est présenté à moi comme l’élément rassembleur qui donnait cohérence à de multiples attirances pour les précipiter (au sens chimique du terme) dans une seule pratique. Mais aussi, cela veut dire que j’ai un jour consacré tout mon temps aux projets photographiques, et qu’il m’a alors fallu imaginer comment je pourrais gagner ma vie ainsi. Enfin, j’ai surtout accepté un jour d’être tributaire de cette technique contraignante, de son langage, et de son histoire. Il était donc logique que je veuille un jour réaliser des portraits, ne serait-ce que pour voir comment je pouvais à ma manière aborder ce genre photographique, après m’être essayée au paysage avec Lônes. C’est une des vérités qui m’ont conduite à faire ce projet.

JCF   Que veux-tu dire lorsque tu parles d’être tributaire de l’histoire de la photographie ?

JS   Que j’ai appris son histoire, étudié certaines œuvres maîtresses telles que celles d’August Sander, Josef Sudek, Walker Evans… Mais cela veut dire aussi que j’aime l’idée de m’inscrire dans la continuité de cette histoire. Si je suis retournée en Égypte en 1988, c’était parce que je pensais, par la fréquentation et la contemplation des temples, apprendre quelque chose de cette civilisation qui avait su “vivre la mort” de manière satisfaisante pendant trois mille ans. Mais, j’ai aussi vécu mon voyage comme un retour sur les lieux de l’histoire de la photographie à son origine. Je le voulais dans la continuité de ceux des photographes du XIXe. Ces photographies d’Égypte marquent ce moment important de ma vie où j’ai désiré m’engager plus profondément dans une attitude de photographe. J’étais intéressée par ce médium, j’aurais envie de dire “dans toute sa pauvreté” mais aussi dans toute sa rigueur et dans toute sa discrétion. Pour moi qui était probablement devenue historienne parce que la première leçon d’histoire en sixième était sur l’Égypte, et que je découvrais un monde fabuleux, il y avait une sorte de jouissance intellectuelle à penser que là aussi débutait l’histoire de la photographie, et qu’il y avait une sorte de cohérence ou même de destinée qui m’avait conduite au point où j’étais. Les photographies que tu connais se réfèrent à des éléments de l’histoire de l’art ou de la pensée qui n’avaient pas cours chez les premiers photographes, les signes de la symbolique zen sont souvent présents, Malévitch aussi, et on peut immédiatement voir qu’elles sont contemporaines ; cependant elles sont aussi intemporelles, parce qu’elles sacrifient au choix des sujets, et ne cherchent pas à chambouler les règles du jeu.

JCF   Puisque tu parles de “sacrifier au choix des sujets”, y a-t-il pour toi une différence entre photographie appliquée, illustration et œuvre d’artiste ?

JS   Oui, mais ce n’est pas forcément l’image qui fait la différence. la question est celle-ci : à qui s’adresse-t-on ? Quel langage parlons-nous ? Avec quel type de références ?
Une fois ceci établi, je trouve intéressant de pouvoir se situer dans un champ ou dans un autre.
J’ai réalisé des reportages sociaux, j’ai réalisé des livres au service du projet d’un commanditaire. Je sais clairement ce qui fait partie de mon œuvre d’artiste et ce qui répond à d’autres nécessités –et que je réalise finalement avec la même tête et les mêmes outils. Je n’ai pas envie de me dresser des garde-fous !

JCF   Oui, la photographie est rebelle parce que fondamentalement bâtarde : par son statut, puisqu’elle peut être objet social, scientifique, artistique. En tant qu’objet artistique, puisque c’est un multiple mais que chaque tirage peut être unique. Elle brouille la notion d’original car le négatif n’est qu’une partition qu’il convient d’interpréter. Elle échappe aux catégories intellectuelles, comme aux lois du marché. Elle le paye cher d’ailleurs : confusion dans l’esprit du public, déconsidération ou, au mieux, perplexité du milieu de l’art. Mais cette bâtardise est son identité et il lui faut surtout la préserver.

JS   En fait le drame de la photographie est qu’elle émousse le fantasme d’une possession exclusive ! Je voudrais militer pour la multiplication des versions, des formats d’une même image, pour une totale liberté de l’artiste face à son œuvre, car c’est bien là qu’est la spécificité de la technique photographique. Il y a l’exemple intéressant de Patrick Tosani qui avait montré les Cuillères au format géant que l’on connaît, puis qui les a retirées en petit format en les présentant comme des tableaux. Dans la première série, il y avait une référence à l’architecture ; dans la seconde, la référence était au portrait.

JCF   Effectivement, ici, c’est le sens même de l’œuvre qui s’en trouve modifié. Combien de photographes ont ainsi retravaillé leurs anciens négatifs à différentes époques de leur vie. C’est sans doute l’une des richesses de la photographie que cette possibilité de faire évoluer une œuvre avec le temps, ce qui bien sûr dérange la logique des marchands toujours enclins à calquer le marché de la photographie sur celui de la peinture ou de la gravure. Cet aspect ouvert tient à ce qu’une image est réalisée en plusieurs temps ; elle résulte d’une série de choix parmi une prolifération de possibles, de va-et-vient entre divers moments : celui du projet, celui de la prise de vue, celui du tirage. C’est particulièrement vrai dans cette série où tu associes des portraits récents et d’anciennes images de lieux.

JS   Et non seulement, je réutilise des images, mais je les réutilise à un format différent, et dans un autre type de présentation. Je voudrais militer pour que l’œuvre soit le négatif, indéfiniment retiré, réinterprété par l’auteur, agrandi, s’il le désire, associé différemment ; que l’on puisse jouer avec, et que ce soit cela la spécificité de la photographie, face à la gravure par exemple qui, elle, impose, par la technique employée, un tirage limité et un format défini. J’ai mis longtemps à décider ce format des visages, à peine plus grand que la réalité. Il imposait des tirages de tailles différentes en fonction du cadrage plus ou moins serré. Cela semblait risqué et en fait, certaines personnes n’ont pas vu que les formats étaient variés. J’ai fait ce choix de manière à ce qu’on soit toujours à la même distance du sujet. Cela procure une sérénité dont on ne trouve pas immédiatement la cause. Cette juste distance par rapport au sujet, aussi bien au moment de la prise de vue qu’au moment de l’accrochage, me préoccupe beaucoup.

JCF   Tu utilises aussi un papier particulier : très mat et sans contraste.

JS   J’aime que les tirages soient très doux et il m’est important que la référence immédiate, inconsciente, ne se fasse pas par rapport à la photographie, mais par rapport au dessin ou à la gravure.

JCF   Pourquoi ?

JS   Sans doute parce que je ressens comme un écran la surface luisante du papier brillant ou satiné de la photographie, et, comme une peau, avec tout ce que cela suggère de sensualité, la surface veloutée du papier mat. Parfois j’ai vu des personnes qui se mettaient à cinquante centimètres des portraits, et qui restaient devant chacun, longtemps à cette distance où l’on peut presque se sentir visage contre visage, yeux dans les yeux. L’absence de verres de protection, le format, l’aspect velouté et sensuel du papier permettent ce dialogue.

JCF   Tes photographies tendent vers un certain minimalisme qui fait partie de ton style. Encore qu’en photographie, cette notion de style, ce qui signe une image, soit plus affaire d’attitude face au sujet que de qualité proprement picturale.
Je crois qu’il faudrait que nous revenions sur l’idée de photographie méditative que j’ai évoquée à propos de tes photographies d’Égypte. Tu adoptes une attitude contemplative sans a priori, sans volonté de projection, afin d’accéder au sens imprévisible du lieu. Comme si l’accueil, l’imprégnation devait nous mener à la compréhension.

JS   Une compréhension par osmose.

JCF   On pourrait peut-être établir une typologie des photographes en fonction du degré de volontarisme de leur attitude. Mais dis-moi maintenant : comment est-il possible de concilier cet état de disponibilité absolue avec le fait d’avoir un projet préconçu et très précis ?

JS   Ce que je voudrais comprendre, c’est par quelle faculté d’oubli la pensée s’efface devant l’intuition et laisse à nouveau le champ libre aux élans, aux effets de surprise.
Il se produit de constants allers-retours entre la pensée qui élabore un projet et l’état de disponibilité de la prise de vue. Regarder les images réalisées. Savoir que certaines sont “données”. Ajuster le projet. Retourner en prises de vues, Oublier le concept de départ, parce qu’il est tellement devenu mien qu’il n’a plus besoin d’affleurer à la conscience. Avancer lentement, regarder de nouvelles images. Je sais celles qui nous conduisent là où je veux aller, j’accepte que le chemin soit différent. J’accepte même parfois d’aller ailleurs, plus loin. Je finis par savoir pourquoi, je découvre le sens de ce que je fais, parfois dans un livre, au cinéma, dans une exposition ou une conférence.

JCF   Il s’agit d’un état de disponibilité, d’ouverture.

JS   Oui, si l’on choisit de vivre dans cette part de la réalité qui parle notre propre langage, et si l’on est suffisamment obsédé par son propre travail, le monde entier se met à notre service. Il produit des mises en scènes inimaginables, il organise des rencontres. Dans un vernissage où j’ai rencontré récemment Patrice Béghain, j’en suis venu à dire : un ange travaille pour moi. Une armée ! m’a-t-il répondu. Il y a un corollaire : accepter que la forme d’une idée soit autre, et la reconnaître cependant. Cela a peut-être à voir aussi avec la pensée de Jacques Derrida : il faut apprendre à déconstruire les schémas de pensée, pour accéder à la compréhension des choses.

JCF   Souviens-toi de cette citation de Raoul Dufy que tu avais notée : “Il faut savoir abandonner le tableau que l’on voulait faire au profit de celui qui se fait”.

JS   Connais-tu cette belle pensée de Jean de la Croix : “Depuis que je ne veux rien, tout m’est donné sans que je le cherche”. C’est ma phrase fétiche. Je la recopie chaque mois de janvier sur mon nouvel agenda. Elle me réconforte lorsque tout va mal. Elle me donne confiance dans ma relation au monde. Elle m’a été donnée par mon amie Barbara Loyer, qui l’avait trouvée en ouvrant au hasard le recueil de ses œuvres qu’elle ne connaissait pas.
Tout le travail consiste dans la mise en condition, qui conduit à cette attitude, qu’il faut nourrir bien sûr. Et également dans l’entretien du désir. En fait, c’est comme dans la vie. C’est même tellement comme dans la vie, que Jean-Jacques Romagnoli, mon compagnon, était jaloux de cet état de désir qui me prenait les matins où je partais en prise de vue ! Il disait que j’avais choisi la photographie, comme si cela signifiait que j’avais décidé de vivre avec quelqu’un d’autre ; et finalement c’était peut-être vrai. En tous les cas cela me permettait d’être par instants comblée en son absence…

JCF   Nous disions tout à l’heure que la photographie est aussi une manière de vivre. Elle est justement le médium qui implique “naturellement” une telle position ; elle le doit à son rapport particulier au réel, à cette soumission où le XIXe siècle n’a vu qu’un asservissement. C’est pourtant bien parce qu’elle est un prélèvement direct, donc d’abord un choix dans un continuum, qu’elle implique le plus souvent une prise de position philosophique, sociale ou politique. On ne peut innocemment trancher à vif dans la réalité. À la différence du peintre qui remplit un vide, le geste fondamental du photographe est –comme celui du sculpteur– de tailler dans la masse, de donner forme en excluant hors du cadre, pour ne conserver que le nécessaire.

JS   Le peintre agit par addition de couches successives, le photographe par soustraction.
J’aime ceci : choisir, exclure, expurger les images jusqu’à ce qu’elles ne contiennent plus que le nécessaire. “Ne pas laisser s’engouffrer le réel”, dit Daniel Bourgnoux. “Il y a souvent plus à voir qu’on a voulu montrer. Cette abondance est un défaut sur le plan de l’art ; la peinture est plus économe de détails.”

JCF   Quelle que soit la rigueur du photographe, il y a presque toujours un “surplus” de réalité dans une photographie : des éléments qui n’ont aucune fonction, sémantique ou formelle.
Je trouve émouvante cette présence gratuite, ce débordement de vie qui prend l’artiste en défaut : comme la marque obligée de l’imperfection humaine qu’en pays d’Islam les artisans laissent volontairement sur les tapis ou les faïences les plus achevés, pour signifier la place respective de l’homme et de Dieu. Les photographies trop parfaites sont des images mortes. Celles dont on ne se lasse pas sont celles dans lesquelles l’auteur a su concéder une place à l’apparente anarchie du vivant.

JS   Je vois effectivement le danger d’une quête de la perfection. Jean Louis Schefer m’a dit un jour : “Il faut un défaut pour pouvoir entrer dans une image”. Cela m’avait troublée, je ne l’ai pas oublié.

JCF   Revenons-en à ce “portrait de famille” que tu as voulu faire. En rassemblant ce “Panthéon” n’as-tu pas eu le sentiment de composer aussi un autoportrait ?

JS   Non, plutôt le portrait d’une famille intellectuelle, qui vole à une certaine altitude, et qui donne au monde dans lequel je vis plus d’intelligence, plus de sensibilité, des plages de silence, des espaces de méditation.
En utilisant le mot Panthéon, tu parles aussi de mémorial, de mémoire. Oui, ce travail est fait pour multiplier les occasions de prononcer le nom de ceux qui y ont participé. Je t’ai dit qu’il y a présente dans mon travail, comme un leitmotiv, la pensée que je dois écrire et faire prononcer les noms des êtres qui m’importent.

JCF   Y compris ceux qui sont morts, qui figurent sous la forme d’une unique image de lieu.

JS   Il fallait que les êtres disparus continuent à exister.
Le chantier de Die pour John Cage a été un des premiers portraits. Il existait déjà dans mes “exercices” préparatoires au projet. Tarkovski, Jabès et Duras au moins auront une image. Je me suis donné pour règle de m’en tenir à ceux que j’aurai pu rencontrer.

JCF   Ton geste photographique est ici de reconnaissance (à tous les sens du terme, puisque tu témoignes aussi de la gratitude) : saisir, dans l’instant d’une rencontre, une vérité de l’être (ce qui est la raison profonde du portrait depuis la Renaissance) et, de plus, une adéquation entre cette vérité et l’œuvre réalisée par le sujet. Ce projet photographique, c’est quand même aussi le moyen, je n’irai pas jusqu’à dire le prétexte, à mener une expérience existentielle : celle de toutes ces rencontres avec des hommes illustres.

JS   Oui, et pour ne pas oublier, j’ai écrit un journal.
J’ai utilisé de vieux cahiers d’écolier ; un par rencontre. Ils sont assez mal rédigés, écrits très vite, toujours sans en avoir le temps, toujours dans un état de fatigue, mais destinés à noter ce qui a été dit, à garder la mémoire des instants vécus. Aujourd’hui, en les relisant, je vois que j’avais oublié des détails étonnants.
Ma rencontre avec Alain Cavalier pourrait être l’objet d’un roman. On lui écrit à une boîte postale et c’est lui qui téléphone ; puis il donne rendez-vous dans un café, avant de m’accompagner chez lui. Là, il me montre un livre japonais dans lequel sont rassemblées des images d’archives de la police allemande présentées sur beau papier, avec des bords effilochés sous une couverture sophistiquée de livre cadeau. Il s’agit, dit la préface, d’un livre érotique. On y voit une femme enceinte éventrée, des suicides par pendaison, des corps en morceaux dans des malles, un splendide corps de femme nu, décapité… Cavalier dit : “Voilà, parce qu’il y a ça, on sait où l’on ne peut pas aller”.
Depuis la fenêtre de sa chambre, on voyait une maison où avait habité Alain Delon, et il m’a raconté un vrai polar qui s’était passé là et qui se conclut ainsi : “Un jour on a trouvé Markovic dans un sac de toile à matelas, dans une décharge”.
Nous avons choisi de rester près de cette fenêtre. Au début Alain Cavalier est debout, mais je ne suis pas assez grande, la perspective de son visage n’est pas belle, il le comprend aussitôt et me propose de plier les genoux. Je ne veux pas qu’il soit dans une position inconfortable, et on décide de prendre une chaise. Il travaille beaucoup, se concentre, ferme les yeux, se détend, se concentre à nouveau, me fait de très légères propositions d’attitudes, que j’accepte en déclenchant simplement en silence. Puis il commence à être las et on s’arrête en se disant que l’on pourra recommencer. Il me dit avoir appris dans cette séance ce que sont les difficultés des gens qui sont en face de lui lorsqu’il les filme.
On se quitte en ayant envie de se revoir. Lorsque je repars, je prends soin de ne pas relever le numéro de la porte et le nom de la rue de ce domicile qu’il veut garder secret.

JCF   Ton journal fait partie intégrante du projet. D’ailleurs, peut-être devrait-il figurer dans l’exposition ou dans le catalogue sous une forme ou une autre.

JS   J’ai préféré ce dialogue avec toi, et il ne peut y avoir de place pour un journal et des entretiens. Il est possible qu’un jour je consacre le temps qu’il faudra pour mettre au propre ces notes et les rendre lisibles. Mais j’imagine plutôt qu’elles ne sont qu’un moment d’un projet beaucoup plus long auquel j’essaie de me tenir.

JCF   Tu as une anecdote, un souvenir qui te revient ?

JS    Je me souviens d’une conversation en anglais avec un inconnu. Nous regardions séparément couler le Rhin, assis sur un même banc.
– Vous êtes en vacances ?
– Non, je suis ici pour faire un portrait, je suis photographe, et vous ?
–Chercheur physicien. Un silence plein s’installe, nous permettant de lier connaissance.
–Puis-je vous poser une question ?
–Bien sûr !
–Eh bien… Je voudrais être sûr d’avoir bien compris le principe d’incertitude. Heisenberg dit que les particules sont là où on les observe, je crois même comprendre qu’elles n’existent que si on les observe…
– C’est exact, l’observateur a un rôle sur l’existence du phénomène lui-même, Einstein a d’ailleurs été très proche de cette découverte avec la théorie de la relativité.
–Mais enfin ces particules existent ; où sont elles lorsqu’on ne les observe pas ?
–Nul part, Heisenberg explique que cette question même n’a pas de sens. On se pose ces questions lorsqu’on est photographe ? (Rires)
–Oui, celle-ci et d’autres ; par exemple celles du débat entre les iconodules et les iconoclastes.
– Les iconoclastes avaient raison !
–Eh bien je dis que non ; les iconodules savaient, eux, que la représentation de la chose n’était pas la chose elle-même. Sous une autre forme, à peine différente, le débat continue aujourd’hui. – De qui allez-vous faire le portrait ?
–D’un peintre, Gerhard Richter. Ce soir là je me suis jetée sur mon cahier d’écolier, pour ne pas oublier.

JCF   Il est étonnant de voir ici comment la pensée scientifique peut recouper certaines préoccupations des photographes. Cette idée que les “choses” n’existent que si nous les voyons (il faut prendre ici le verbe voir au sens propre) est une idée ancienne, que la photographie a contribué à relancer ; on a cherché au cours du XIXe à rendre visible ce qui ne l’était pas, grâce aux progrès techniques de la photographie : le galop d’un cheval, l’aspect des astres, la physionomie du criminel –par études comparatives–, et même l’aura magnétique des spirites. Était réel ce qui pouvait être photographié. Aujourd’hui nous sommes sans doute loin de cette illusion positiviste ; mais le fait que la planète entière soit soumise quotidiennement au balayage médiatique nous confronte à cette situation : un événement n’existe que s’il a été médiatisé, et d’abord par la télévision. Bien sûr, la notion d’existence lorsqu’il s’agit de particules ou d’un conflit armé entre deux ethnies n’est pas tout à fait la même. Pourtant, pour nous, intellectuellement, le résultat est identique. Toi-même, quand tu fais le portrait d’une personne ou d’un lieu, tu penses profondément lui donner un surplus d’existence, parce qu’il existera davantage dans la conscience des gens. Voilà comment nous passons d’une illusion matérialiste à une illusion spiritualiste. Mais que ce soient des illusions n’est pas si important. Il nous est laissé de choisir à laquelle nous souhaitons nous consacrer. Je m’aperçois que je ne t’ai posé aucune question sur le titre : Entre centre et absence. Il est comme tes diptyques, à la fois évident, et de manière agaçante, il résiste à l’interprétation.

JS   Ta remarque me plaît et me fait rire ! Oui, il est fait pour résister. Le titre a existé avant même l’idée du projet. Lorsqu’Éric Cez était mon assistant, nous voyagions beaucoup. Nous étions à Prague, reçus par Thomas Fragner, le fils de l’architecte. Un soir, Éric avait tellement de plaisir à lire le livre qu’il avait emporté avec lui qu’il me fit la lecture : c’était un texte de Michaux, dont je ne me souviens plus, mais j’ai attrapé ce bout de phrase au vol… “entre centre et absence” et je me suis endormie avec pour ne plus l’oublier. Je ne savais pas encore quand il me servirait.
Tout au début, j’ai pensé appeler cette série “Dédicaces”, j’avais hésité avec “Exergues”.
Mais je n’étais pas satisfaite. Je ne sais plus à quel moment, mais très vite, la citation de Michaux s’est imposée, sans avoir besoin d’être expliquée.
Je prends toujours soin des titres dès le début, car ils sont mon fil conducteur ; c’est eux qui me retiennent, qui dressent des barrières, qui me ramènent toujours à mon sujet. J’aime bien les histoires de titres, j’en ai même quelques autres en réserve. C’est un peu comme les citations qui attendent d’être adéquates, les images qui attendent d’avoir du sens, les cartes postales qui attendent une circonstance pour être envoyées.

JCF   Je suppose qu’on t’a reproché des manques quant au choix des personnalités.

JS   En fait on en vient à la question de la sincérité. Aurais-je dû rassembler les auteurs qu’il fallait pour que ce projet soit représentatif de son époque ou est-ce qu’il était acceptable que je fasse le choix subjectif des quelques créateurs (déjà nombreux) dont l’œuvre m’était privilégiée ? Choisir ceux que j’aurais dû avoir connu et admiré a été une tentation réelle et peut expliquer certaines de mes tergiversations, d’autant que je n’ai pas manqué de conseils ! Mais chaque fois que j’ai faibli et pensé sous influence que je devais faire tel ou tel portrait, j’ai manqué d’élan, et cela ne s’est pas fait. Quelque chose sonnait faux. Après avoir lu certains livres, après avoir rencontré certaines œuvres, on sait que l’on ne pensera plus jamais exactement comme avant. Je m’en tiens aux auteurs de ces œuvres-là.

JCF   C’est une histoire sans fin je suppose.

JS   C’est un travail que j’ai conçu comme celui de la fin d’une vie, ou peut-être comme celui après lequel je pourrais éventuellement arrêter de faire des photographies. Il m’a paru pouvoir être une conclusion possible… Même si j’ai eu peur de m’être enfermée dans un système, même si j’ai beaucoup douté, je continue encore cette série et je la continuerai sans doute encore longtemps, mais à un rythme plus tranquille.

JCF   Je ne sais pas si c’est le travail de la fin d’une vie, mais c’est sans doute quelque chose qui t’engage définitivement. Et c’est peut-être cela qui par-dessus tout me fascine.

Comme toute collection, celle-ci que tu as voulu constituer sur le modèle du musée imaginaire de Malraux, est fatalement inachevée. Par ses manques, par la découverte de nouvelles personnalités, par ton évolution personnelle, ce travail est un chantier permanent. J’aime ces projets qui ne peuvent s’achever qu’avec la mort de leur auteur : qu’ils soient intimes comme celui d’Opalka, ou mégalo-maniaques comme les recensements planétaires de Salgado. Je les aime parce que visiblement, une destinée individuelle s’intègre dans une dimension historique ou métaphysique qui, bien sûr, la dépasse.



* Entre centre et absence est le titre d’un poème d’Henri Michaux tiré de Plume, suivi de Lointain intérieur, Gallimard, Paris, 1938.

1 - C. Chauviré, Ludwig Wittgenstein, éd. du Seuil, Paris, 1989.
2 - Lawrence Weiner, Specific & General Works, Le Nouveau Musée, Villeurbanne, 1993.
3 - L’origine de la perspective, collection Idées et Recherches, Flammarion, Paris, 1987.
4 - Le Journal n° 3, Centre national de la photographie, Paris, 1999.
5 - in Édouard Pommier, La théorie du portrait, Gallimard, Paris, 1998.
6 - Richard Avedon, Visages de l’Ouest, éd. du Chêne, Paris, 1986.
7 - Jean-Claude Bonnet in La Recherche photographique n° 12, Paris, 1992.
8 - Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Plon, Paris, 1964. 8 - voir note 7.