Jean-Christophe Bailly

Résurgences de la Loue, Le Dépaysement

Voyages en France. Le Seuil, Fiction et Cie, 2011

C’est maintenant dans ce livre le temps des rivières. Je ne l’avais pas prévu, elles sont venues d’elles-mêmes, et je voudrais pouvoir toutes les suivre, comme je l’ai fait avec la Seille. Après les eaux nîmoises vient donc la Loue, puis ce sera la Vézère, tel est mon plan. J’envisage aussi l’Oise, nous verrons bien. Chaque fois la raison est précise : à Nîmes et au pont du Gard, on vient de le voir, c’était Rome, l’imprégnation romaine ; sur la Loue, c’est la succession, de l’amont vers l’aval, de deux contractions marquées par deux noms, celui de Courbet et celui de Ledoux. Sur la Vézère ce sont bien sûr les habitats de la préhistoire, c’est l’ancienneté la plus grande qui décide du voyage. Et sur l’Oise, le déclencheur est le livre de Stevenson racontant son périple en canoë dans le nord de la France. Donc chaque fois, par-delà le sentiment géographique, une histoire de regards riverains, peut-être parce qu’à l’Histoire la rivière apporte la contrepartie d’une temporalité plus longue et comme indifférente, avec cette étrangeté qui veut qu’en ayant tout façonné de ce qu’on voit autour d’elle, fabriquant donc le pays, la rivière ou le fleuve ne s’y arrête pas. Voyage filé, rapide ou lent selon les cas, et qui commence à la source, au « pur jailli » hölderlinien, ce qui tombe bien avec la Loue, sa source étant justement le point sombre où déjà tout se noue. Car il faut maintenant quitter toute approche générique : les rivières sont des êtres, des singularités, quasi des personnes, et le défaut, par exemple, du livre pourtant très beau, trop beau, d’Élisée Reclus, Histoire d’un ruisseau, c’est d’avoir voulu rendre compte, par des chapitres pointant chaque fois un motif particulier (la grotte, le gouffre, le ravin, le bain, la pêche, etc.), d’un cours d’eau théorique. Le livre commence magnifiquement : « L’histoire d’un ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini. » Mais cet infini, chaque cours d’eau l’incarne, le dessine, le destine et s’y perd à sa façon, selon un style : il y a des écoles régionales (celle du Jura en est une), des modes (mineur ou majeur), des allures et des cadences, mais dans cette immense prose continûment versée chaque rivière produit son propre phrasé.
Donc la Loue, la Loue d’amont tout d’abord, celle de Gustave Courbet. À Ornans, qui est à une vingtaine de kilomètres en aval de la source, la Loue est déjà plutôt ample, miroir roulé où se reflètent les grandes maisons comtoises, souvent doublées de galeries de bois, qui donnent directement sur elle, sans le moindre quai. Depuis le pont de pierre à trois arches qui la franchit, la vue est pittoresque – un peu trop sans doute, Ornans semblant menacé, comme tant d’autres lieux en France, par l’inflation touristique. Mais sur la place encore débonnaire qui porte le nom du peintre, devant le Café des Pêcheurs, la statue du Pêcheur de chavots, offerte par Courbet à ses concitoyens, se contente d’être là, sans aucune mise en scène affectée. Avant d’aller à la source (je me souviens qu’éprouvant une sorte de trac j’en retardais le moment), j’ai voulu monter à Flagey, sur le plateau, c’est un nom qui revient souvent dans la correspondance de Courbet, car c’est là qu’était la ferme de ses parents. Transformée en musée (on annonce même la création de chambres d’hôtes, l’une des chambres étant celle de Courbet lui-même !), son pouvoir d’évocation est réduit à rien, là le surlignage culturel a tout anéanti, et ce n’est pas obligatoire (je pense par exemple à la façon dont continue d’exister, pas si loin de là, mais en Suisse, dans l’île Saint-Pierre, et pourtant transformée en hôtel, la Maison du Receveur où vécut Rousseau). Par chance, le village, qui est d’un habitat clairsemé, est littéralement envahi par les vaches, qui paissent tranquillement entre les maisons parfois étonnamment vastes que se construisaient les paysans francs-comtois. Peut-être qu’un jour un panneau indiquera au visiteur qu’il s’agit avec elles d’un motif du peintre, à moins que, dans le même esprit, on ne les prie d’aller un peu plus loin.
La route qui monte d’Ornans vers la source longe la Loue puis la quitte lorsque celle-ci s’enfonce dans les gorges de Nouailles. C’est à la sortie de ces gorges que se trouvent les villages de Mouthier-Haute-Pierre et de Lods. Entièrement situé sur l’adret, Lods descend de façon assez abrupte jusqu’à la rivière qui, franchissant un rapide, y est encore assez tumultueuse. Sur l’autre rive se trouve une ancienne fabrique, forge et tréfilerie, qui produisait des clous au xixe siècle. Nombreuses sont dans ce pays du Jura et dans bien d’autres coins aussi (je me souviens d’une vallée du côté de Flers, dans l’Orne) les traces de la révolution industrielle, mais dans sa première phase, à l’époque où les usines n’étaient ni toutes très grandes ni forcément regroupées : pour avoir une idée juste de ce que fut l’âge industriel à son commencement, il faut, à l’image dominante des sites les plus connus (bassins miniers, pôles sidérurgiques, nappes d’industrie textile), outre une correction d’image touchant ces sites eux-mêmes, ajouter toute une ponctuation d’implants ruraux ou montagnards (ou encore, mais c’est une autre histoire, faubouriens) dans lesquels le travail, naturellement très dur, se faisait pour ainsi dire directement au contact des forces, dont celle de l’eau : s’ensuit tout un imaginaire de roues et de courroies, de transmissions visibles et s’ensuivent aussi, sur les photos où ils posent avec leurs outils ou devant leurs machines, les regards de ces hommes à peine arrachés à la terre dans lesquels aucune nuance de défi ne se voit, comme s’ils avaient été trop humbles pour pouvoir être enrôlés dans l’imagerie, encore à venir, du prolétariat.
Peu de peintres, on le sait, furent aussi sensibles que Courbet à la question sociale. Mais comme on l’a noté, il n’en vint pas pour autant à convertir sa peinture aux sujets industriels : pas de forges actives ou de prolétaires au travail, pas d’usines ou de fumées au fond de ses paysages : un tableau comme Les Casseurs de pierres, détruit lors du bombardement de Dresde et qui n’avait certes rien d’une allégorie, présente le travail, autrement dit la peine, l’effort, la misère, l’exploitation même si l’on veut – mais c’est encore une scène de plein air, une scène du grand dehors, dans laquelle le rapport à la matière est direct, ancestral. En s’éloignant à peine de ce qui est cadré, on pourrait voir la carrière s’ouvrir et tout le paysage revenir, avec ses tons fauves, ocre et gris, avec des effets de rouille qui sont ceux du buis qui s’éteint et non pas ceux des coulures du fer, le matériau emblématique de l’époque. Car Courbet était avant tout un artiste charnel, il lui fallait quelque chose à étreindre, à rejoindre, à toucher : il y a dans sa peinture une volonté qui excède le visuel et c’est comme si la couleur était d’abord texture et matière, émulsion matérielle d’un monde enchevêtré : ses paysages n’ont la plupart du temps aucune volonté panoramique, du moins ceux faits au pays, qui sont les plus nombreux. Seuls ceux faits au bord de la mer, à commencer par le célèbre petit tableau de Palavas où le peintre salue l’étendue, ont des lointains dégagés, des horizons ouverts. Mais je regarde Le Ruisseau du Puits noir, La Loue à Scey-en-Varais, Le Saut de la Brême – rien que des motifs proches d’Ornans –, et dans toutes ces vues, d’une si frappante unité tonale, aucun éloignement, aucun cadrage cherchant à composer le paysage comme un ensemble, au contraire une approche à la limite de la saturation où, par-delà les reflets ou la brillance de l’eau, le poudroiement des feuillages et les scansions de la roche, c’est à peine si un peu de ciel se découpe. De telle sorte que nous sommes avec ces tableaux à l’intérieur du paysage et non pas devant lui, c’est une promenade peut-être, mais avide, aux aguets, descendue en bas des gorges, au ras des eaux, des mousses, des pierres : une peinture de chasseur, sombre, obstinée, qui accomplit la « tragédie du paysage » initiée par les romantiques, mais qui le fait sans pathos ni anecdote, avec une brutalité pleine de douceur
attentive.
Ce rapport de Courbet au paysage qui l’entoure, dont il se sait et se veut entouré (il est significatif que le tableau dans le tableau, celui qu’il est en train de peindre dans L’Atelier, soit justement un paysage), la source de la Loue en est la condensation. Cette fois (et toutes les fois, dans toutes les versions), il n’y a plus de bords, plus de ciel, les Sources sont des plans rapprochés qui ne cadrent que leur sujet, et rien d’autre. Parce que ce sujet, le jaillissement de l’eau hors du trou noir situé tout en bas de la haute falaise grise qui ferme le fond du vallon, non seulement se suffit à lui-même mais a la valeur, la résonance et la densité d’un point : l’infini dont parle Élisée Reclus est là, mais comme non déployé, sur un seuil. Dans son aménagement théâtral naturel (que les restes encore bien visibles d’un ancien ouvrage de capture viennent renforcer), la source de la Loue est ce seuil où l’origine se voit ou plutôt se montre. D’autres accès sont possibles, mais j’y suis arrivé par le chemin qui descend d’un parking aménagé à quelque distance sous la route qui vient d’Ouhans, où le premier contact avec la source est sonore, on la devine puis on l’entend, puis le fracas augmente et ce n’est qu’au dernier moment qu’elle se découvre et alors, avec et sans Courbet, et bien qu’on soit prévenu, une émotion survient. C’est un peu comme au pont du Gard, sauf que dans ce cas l’homme n’y est pour rien et que l’on se retrouve devant ce qui le dépasse, l’outrepasse, soit devant ce paradoxe d’une explosion continue qui dans un premier temps sidère. De cette sidération, aussi longtemps qu’on reste sur les lieux, on ne revient pas. On est fasciné, on reste sous le charme, au sens le plus violent, le moins “charmant”, la source advenant comme une onde stationnaire, un suspens, mais qui serait continuellement une délivrance. Les pensées qui viennent alors, ces pensées tournant autour d’un point d’où l’infini serait versé, n’importe quelle autre source sans doute pourrait les produire, mais il se trouve que celle de la Loue atteint sur ce plan une sorte de perfection et qu’elle est comme un concept qui serait devenu à la fois visible et vibrant.
L’instinct de Courbet a saisi cela : la stase de l’origine, le trou noir d’où ça vient – mais aussi ces strates ou ces empilements de roches formant comme une arche, le tout dans une teinte générale qui est celle des feuilles mortes à la fin de l’hiver et sans que jamais le mystère naturellement sombre de la grotte d’où l’eau jaillit soit augmenté, ou trahi, par quelque dimension spectrale ou “terrible”. Devant ces tableaux qui sont presque abstraits (quel pauvre noir pansu que celui de Soulages, soit dit en passant, par rapport à celui qui bée là tout au fond !) et qui déjà ne représentent plus, du moins au sens de la représentation classique, ce qui est extraordinaire, c’est à quel point ils sont malgré tout considérablement et définitivement locaux, du cru : Jean-Pierre Ferrini, dans le livre qu’il a écrit sur Courbet, qui est le livre d’un homme qui a connu la Loue enfant, et qui en parle avec bonheur, raconte cette anecdote, basée sur le fait que les différentes versions de la Source sont toutes conservées hors de France : « Il m’arrive quelquefois de rencontrer un Franc-Comtois qui a vu un Courbet à Philadelphie ou la Source de New York. L’effet est toujours étrange, raconte-t-il. C’est son pays soudain qu’il retrouve, comme je reconnais immédiatement l’accent franc-comtois, cette manière de traîner sur les dernières syllabes… » Un accent, oui, celui-là même que Courbet apporta avec lui à Paris, et un type, mais simultanément à cet accord profond et complet, une force de sortie, une puissance de conviction excédant le discours des racines. Ayant peint sa région natale avec amour, l’ayant caractérisée avec passion, Courbet n’a pourtant rien d’un peintre régionaliste : il ouvrait les volets et il avait le monde devant lui, le monde avait cette forme et il s’agissait de la saisir, il n’y avait pas, pour lui, de temps à perdre, cet homme de la campagne était toujours affairé.
La source de la Loue, de ce point de vue, en même temps qu’un site bien précis, proche d’Ornans, est une sorte d’absolu et c’est comme telle que Coubet l’a vue et l’a peinte, point originaire si marqué qu’on ne peut s’empêcher, en regardant les tableaux, de penser aussi à une autre peinture, celle qui est si célèbre et qui annonce l’origine dans son titre et dans l’aplomb innocent de sa posture exhibée, L’Origine du monde, bien entendu. Maintes fois souligné et facile (trop facile peut-être), le parallèle entre la source et la femme nue aux cuisses entrouvertes, entre la naissance de la rivière et la fente originaire ne cesse pourtant pas de s’imposer et l’on pourrait, à partir de lui, inventer puis suivre un chemin qui conduirait de la Nymphe à la source de Cranach qui est au musée de Besançon (pas loin…) à la femme renversée d’Étant donnés… de Marcel Duchamp : parce que dans le tableau de Cranach, très étrangement, en arrière de la nymphe grasselette allongée nue sur une herbe très verte se voit une source, morphologiquement proche d’un jaillissement karstique ; et parce que dans l’oeuvre finale et secrète de Duchamp, la chute d’eau, nommément, fait partie du programme. Ce ne sont pas là des jeux, mais des contrepoints à la configuration mythique que Courbet, sans même peut-être y penser, a rejoints.
Mais pense-t-on à tout cela quand on est sur place ? Non, en tout cas pas tout de suite, on est jeté sur un plan plus fondamental, plus enfantin, plus étonné, on est dans le drame pur du commencement – joie et effroi mêlés. Et il n’en va pas différemment si l’on sait ce que l’on ne savait pas à l’époque de Courbet : que la source de la Loue est en vérité une résurgence, que ce qui se donne et apparaît comme un absolu de la naissance est pourtant déjà un retour : cette eau qui rebondit par paliers hors du trou qui la libère, ce n’est pas la première fois qu’elle voit le jour : avant d’aller circuler sous la terre, dans les replis profonds de la roche, elle a caracolé plus haut, enrôlée sous un autre nom, qu’elle retrouvera d’ailleurs ensuite après un voyage de 130 kilomètres, et ce nom n’est autre que celui du Doubs. La Loue est en effet une partie du Doubs qui s’infiltre par une faille en aval de Pontarlier, comme si elle refusait de le suivre dans ce long périple qui le conduit vers le nord-est jusqu’en Suisse, avant qu’il ne s’en retourne à 180 degrés pour aller rejoindre la Saône. Mais l’amusant, ici, c’est la façon dont ce raccourci et cette résurgence ont été découverts puisque c’est grâce à un incendie survenu en 1901 aux usines Pernod de Pontarlier frappées par la foudre : pour éviter que le sinistre ne s’étende, on décida de jeter dans le Doubs les cuves d’alcool, et deux ou trois jours plus tard la Loue elle aussi était anisée, les poissons nageant dans une sorte
d’absinthe. Un savant dépêché sur les lieux procéda à une vérification à l’aide d’un colorant et il apparut que la Loue prenait en effet la même couleur que le Doubs.
Non loin de là existe une autre source, très belle, celle du Lison, qui est un affluent de la Loue : elle aussi est une résurgence karstique et a été peinte par Courbet, tout à fait dans la manière des tableaux de la Loue, voire d’un peu plus près si possible. Proche du village retiré de Nans-sous-Sainte-Anne, cette source est un peu moins impressionnante que la bouche d’ombre écumante et sonore de la Loue, mais elle est par contre plus facile d’accès : on peut monter assez haut dans la grotte et, par une sorte de tunnel, parvenir à une grève où l’eau, d’un vert jade un peu trouble, semble marquer le pas avant d’aller se jeter dans la lumière. Les arbres, qui sont très proches, sont recouverts de manchons de mousse. La source du Lison a été le premier site français classé, à la suite de l’action de Charles Beauquier, député radical-socialiste du Doubs qui s’opposa au propriétaire d’un moulin qui voulait faire passer l’eau jaillissante dans une conduite forcée. La loi Beauquier, de 1906, donna une portée nationale à ce type, tout nouveau alors, de protection de l’environnement.
Puis la Loue continue son chemin, en s’élargissant. À Quingey, au sortir des bois et des reliefs où elle a creusé son avancée, elle est déjà alanguie, même si un long barrage oblique la fait frémir en aval du pont. De tranquilles maisons sont au bord de l’eau, la campagne alentour est moins belle et déjà assez plate, mais le village m’a plu. Dans le restaurant ouvrier il y avait une table d’hôtes sous une grande cheminée et, dans une autre salle, plus vaste et privée des horreurs qu’on voit habituellement, des hommes en grosses chemises à carreaux ainsi que trois notables, reconnaissables à leurs costumes, qui tous mangeaient du poulet, ce que j’ai fait aussi, pourquoi donc raconter cela sinon pour faire une sorte de pause avant d’aborder la Loue d’en bas, et ce qui se noue autour d’Arc-et-Senans, encore en aval de Quingey, et cette fois dans la plaine ?
Il n’y a pas plus d’une quarantaine de kilomètres d’Ornans à Arc-et-Senans, mais c’est un tout autre monde qui surgit : géographiquement, nous sommes dans la plaine de Chaux, où Ledoux pouvait dire que le plan de sa ville était donné par la chute verticale d’une goutte d’eau, et déjà loin par conséquent de cette alternance de rapides et de miroirs enchâssés dans des contreforts boisés qui donne son allure au cours supérieur de la Loue – mais la distance est surtout historique : bien que là non plus elle ne soit pas très grande (en descendant la rivière, nous ne remontons guère que du milieu du xixe à la fin du xviiie siècle), il faut franchir un saut pour passer du rêve de Courbet à celui de Ledoux qui est en plein dans l’âge des Lumières, et qui en est sans doute, avec ses contradictions, une des condensations les plus fortes.
Comme on le sait, le demi-cercle de bâtiments réalisés formant la Saline aura été pour Ledoux le prétexte à une rêverie d’agrandissement dont la Vue perspective de la ville de Chaux, dessinée quelques années après la fin du chantier, donne une idée déjà avancée : la Saline, doublée, forme désormais un grand cercle autour duquel on circule par un boulevard ; le système en étoile et en cercles concentriques déborde largement sur la campagne environnante où les implants récents font bon ménage avec d’anciennes constructions, imaginaires elles aussi. Mais plus encore que cette vue étonnamment minutieuse qu’on ne se lasse pas de parcourir, ce sont les nombreux bâtiments annexes, les fabriques et les folies que Ledoux dessinera et publiera dans son livre, L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des moeurs et de la législation, publié en 1804 seulement, qui donnent consistance au halo d’utopie dont le demi-cercle existant ne peut être séparé. Parmi ces projets, qui sont donc des rêves d’architecture, la Loue est traitée deux fois : à sa source – où il nous faudra donc remonter – et par un pont. L’un et l’autre de ces traitements sont extraordinaires, emblématiques de ce mixte de rationalité et de fantaisie à quoi se reconnaît, avec et par-delà sa saveur d’époque, le génie de Ledoux.
Le projet de la Saline prenait place au sein d’une politique de développement économique et d’aménagement du territoire conçue à grande échelle, et même à l’échelle européenne. Comme telle, elle se trouvait au centre même des conflits intellectuels qui intervenaient entre les promoteurs de cette politique nouvelle (Turgot, Trudaine) et le pouvoir royal proprement dit, qui ne pouvait en accepter toutes les conséquences, notamment pour ce qui touchait à la reconnaissance de la valeur du travail. Et sans doute faut-il en partie imputer à ces tensions le caractère bancal du projet de la Saline pris dans son ensemble – réalité et fiction mêlées. D’un côté, celui qui vient vers nous, utopie et prodigieux matériau imaginaire, mais de l’autre, fabrique royale où les conditions de travail étaient aussi exécrables qu’ailleurs sinon pires, du fait, notamment, de la dimension des “poêles”, ces immenses plats formés de plaques de fer rivetées où, par l’intermédiaire du feu, l’on faisait évaporer l’eau pour retenir le sel. Comme l’écrit Anthony Vidler, un historien de l’architecture spécialisé dans cette période, la Saline oscille « entre le symbolisme prépanoptique de surveillance et le modèle protorousseauiste de communauté ». Certains ont insisté sur un seul aspect et je me souviens d’avoir été agacé il y a déjà de cela un certain temps par des auteurs qui avaient parlé d’une « architecture de domination » pure et simple. Il ne s’agit certes pas d’aller embaucher Ledoux du côté de l’utopie sociale et d’un progressisme dont il resta très éloigné, mais rien ne peut empêcher que ce qui se dégage de son oeuvre ne contribue, de façon quasi automatique – ce fut son génie, sans doute –, à lancer la pensée au-delà d’elle-même et à partir dans des directions imprévues, que ce soit quant aux formes que prend ou qu’aurait pu prendre le bâti, ou quant aux modes sociaux de l’habiter. Et cela très directement : malgré les efforts qui ont été faits au cours des années passées pour la peigner un peu excessivement, il se dégage de la Saline quand on s’y promène, allant d’un bâtiment à l’autre dans le demi-cercle non jointif, quelque chose d’incomparable, qui ne se résout aucunement dans le seul plaisir esthétique, même s’il est grand. Où l’on est, on ne le sait pas trop : dans une fabrique, un château, une caserne, un campement, un fragment de ville tombé du ciel des Lumières ?
Ce jeu volumétrique exaltant les possibilités combinatoires du cercle et du carré, ces grands pans de toiture tombant assez bas, ces colonnes dénuées de socles ou de chapiteaux, ce classicisme à la fois accompli et déjoué (par exemple la serlienne du bâtiment des écuries), ce recours à l’allégorie, via la grotte de l’entrée ou via les urnes crachant de la saumure figurées à intervalles réguliers sur les bâtiments de fabrication du sel et, plus que tout, cette sensation de n’être pas enfermé, comprimé dans une enceinte, mais d’être inscrit en tant que figure dans la scénographie d’un espace ouvert à 180 degrés, et ouvert sur lui-même comme si ce qui appartient en propre à l’horizon pouvait être tiré vers le centre par une puissance de rayonnement, tout cela résonne en pleine campagne comme un condensé du meilleur de ce dont l’urbanisme du xviiie siècle était capable, ce qui n’est pas peu dire. Mais si, de ce point de vue, la Saline ne fait rien d’autre que développer l’équation palladienne entre ville et villa, elle le fait d’abord en tant qu’elle est une fabrique, un bâtiment d’industrie, et cela à l’aube, justement, de la révolution industrielle. L’utopie de Ledoux est double, elle est d’avoir pensé pouvoir briser la hiérarchie des genres de l’architecture, en décidant qu’une manufacture se devait elle aussi de recourir au caractère et au sublime – mais elle est aussi d’avoir imaginé, via un croisement inédit entre ville et campagne, un autre mode d’habitation du monde. On peut sourire lorsque Ledoux évoque le réconfort que les ouvriers salineurs auraient trouvé dans le fait de travailler – et d’habiter – un lieu régi par l’ordre et la beauté (c’est-à-dire, pour lui, par les lois de la nature retrouvée), on peut également penser que ce n’est pas sans désinvolture qu’il envisage des sortes de jardins ouvriers entourant la Saline et permettant aux familles de subvenir à leurs besoins sans qu’il en coûte à l’employeur. Il reste qu’avec ses illusions et son idéologie, le projet de la ville de Chaux que Ledoux décrit dans son livre comme une réalité effective que découvrirait un voyageur s’inscrit pleinement dans la longue chaîne bariolée des utopies sociales. Moins complète que le New Lanark que Robert Owen édifiera un peu plus tard en Écosse (pendant les guerres napoléoniennes), mais bien mieux que seulement amorcée par le demi-cercle effectivement bâti, la Saline, telle que nous pouvons nous la représenter, inaugure (et déborde) le modèle même de la ville-manufacture qui, tout au long du xixe siècle et même au-delà, accompagnera comme un ballon captif la révolution industrielle devenue toute-puissante. Et elle le fait en sacrifiant beaucoup moins que la plupart des utopies constituées à la fascination pour les formes palatiales et les habitats collectifs, quitte à l’échanger pour une autre fascination, celle du temple.
Le palais, chez Ledoux, c’est si l’on veut la fabrique elle-même, mais alors il faut se souvenir qu’il tenait absolument à ce qu’elle ne soit pas d’un seul tenant : il y avait à cela des raisons pratiques, liées à la protection contre l’incendie, mais ce que l’on pourrait appeler la répartition disséminée fait partie intégrante de son langage. Malgré la forte imprégnation de son noyau central, la ville de Chaux telle qu’elle a été rêvée apparaît aussi comme une sorte d’archipel de bâtiments dispersés dans la campagne et formant, par rapport au centre, lui-même d’ailleurs dédoublé en anneau, une forme singulière de périphérie. L’image de la goutte d’eau tombant du ciel est ici vérifiée : de l’idée initiale, chaque parcelle bâtie constitue un rebond, une
éclaboussure.
Parmi ces très nombreux et surprenants éléments d’architecture dont Ledoux faisait donc des sortes d’implants, rien ne relève de ce que j’ai pu dans le chapitre précédent, reprenant Ponge, appeler le cabanon : ni le matériau choisi – la pierre – ni l’imagination formelle prodigieuse de Ledoux ne rendent cela possible, tout au moins en apparence. Mais d’une part la gamme d’échelles montée et descendue par l’architecte est extraordinairement étendue et semble ne rien oublier : de L’Abri du pauvre, planche qui représente un homme nu assis sous un arbre et accueillant les rayons du soleil, à la monumentalité quasi boulléenne du Temple de mémoire ou du projet de cimetière en forme de sphère, ce sont en effet à peu près tous les registres d’intervention de l’architecture qui sont passés en revue. Et, d’autre part, certains des projets dont on peut voir le dessin dans L’Architecture considérée… (et parfois la maquette au musée d’Arc-et-Senans), tels l’Atelier des Cercles ou celui des Scieurs de bois ou encore la Maison des charbonniers de la forêt de Chaux, servis comme ils le sont par leur franchise mimétique, ne sont pas forcément éloignés de l’esprit du cabanon.
Ce qui n’est pas vraiment le cas mais tant pis – j’y viens, j’y reviens – des deux objets d’architecture consacrés à la Loue. Commençons par la Maison destinée aux surveillants des sources de la Loue, sans doute, et à juste titre, l’une des planches les plus célèbres de Ledoux. Un peu comme devant la vraie source, on est d’abord sidéré : rien ici de connu, de déjà vu, aucune citation, cette maison en forme de cylindre incrusté sur un socle et à travers laquelle l’eau jaillit, cette maison-tuyau, donc, inévitable vignette de tout livre sur l’architecture visionnaire, on la regarde d’abord comme un document venu d’un autre monde et même lorsqu’on la connaît (car elle ne s’oublie pas), on la retrouve toujours avec surprise. Mais si l’on réfléchit à ce qu’elle prétend être, c’est-à-dire à sa position, on voit aussitôt que le paysage réel de la source a été modifié, élargi, clarifié. Malgré un arbre solitaire qui penche et quelques rochers, le caractère sauvage des lieux a été gommé et il ne reste plus rien de cette si impressionnante fermeture sur lui-même du site où jaillit la vraie source. Le paysage de la planche gravée est considérablement adouci et la maison, si étonnante que soit sa forme, vient s’y poser comme une grande fontaine.
Conduire l’eau, la guider, utiliser son cours ou sa force, il se trouve que c’était au principe même de l’existence de la Saline, puisque c’est en fait une eau très chargée en saumure qui venait alimenter le « bâtiment de graduation » où elle était traitée jusqu’à pouvoir constituer la matière première utilisée ensuite dans les fameuses « poêles ». Cette eau, prise dans la Furieuse, un affluent de la Loue, descendait des puits des environs de Salins grâce à une canalisation enterrée longue de 21 kilomètres et construite initialement avec des troncs de sapins évidés appelés bourneaux, qu’on remplaça ensuite par des tuyaux de fonte moins sujets aux fuites. Entre ces techniques du premier âge industriel, lourdes, grasses, bricolées, et l’allure idéale de la Maison des directeurs de la Loue, il y a comme une assomption de la canalisation, et de telle sorte que l’étrange maison-tuyau ou maison-fontaine de Ledoux est comme l’emblème de cet âge où la nature que l’on vénérait était toujours-déjà transformée, semblable au décor à la fois sublime et aimable d’un théâtre de la production. Avec cette Maison placée à la source et donc tout en haut de la Loue d’amont, c’est l’esprit de la Loue d’en bas, celle qui passe près de la Saline, qui remonte, c’est le travail de la Raison, enfanté sur la plaine, qui vient poser une borne et un repère aux confins du monde sauvage.
De cette nature apaisée, raisonnée, arraisonnée, qui est celle du transparent de Carmontelle et celle que l’on verra encore dans les gravures de l’époque révolutionnaire, le romantisme, dans un premier temps, puis le réalisme ensuite se démarqueront, en passant peu à peu de l’extraordinaire au quotidien, des orages aux simples prairies. De la peinture dite de plein air à l’impressionnisme, le xixe siècle franchit toute une série de paliers et c’est au sein de ce mouvement, qu’il accélère, que prend toute sa consistance l’effort de Courbet, qui aura été de rejoindre la vérité ou véridicité du paysage, dût-elle sans fin se dérober. Mais ce qui est fondamental – et là est le noeud qu’au fond j’ai voulu identifier en suivant le cours de la Loue –, c’est qu’à la fin du xviiie siècle, le théâtre de production de la nature et son image, fût-elle tourmentée, coïncident, tandis qu’au milieu du xixe siècle un fossé s’est creusé entre la réalité du rapport à la nature, autrement dit son exploitation industrielle, et sa représentation. C’est de ce point de vue qu’il faut penser l’absence de toute présence de l’industrie dans les tableaux de Courbet : si elle est certes en accord avec son tempérament, elle vient d’abord du fait que la nature est déjà devenue pour lui le lieu d’une fuite et d’une réintégration. Il est clair en tout cas que la source de la Loue telle que Courbet la voit et la veut, telle qu’il la peint, est à l’opposé, dans son mystère natif, de toute idée de canalisation ou de maîtrise.
En moins d’un siècle, l’idée de nature a glissé, passant d’un univers de lois serviables à une sorte de touffeur muette, et cela alors même que les hommes n’ont cessé de se servir de ces lois, cyniquement, tel ce propriétaire de moulin que nous avons croisé à la source du Lison, celui contre lequel Charles Beauquier s’insurgea lorsqu’il voulut placer sur la source une conduite forcée d’où toute intention de sublimation, cette fois, à coup sûr, était absente. C’est évidemment là le plus commun et c’est ce qui est arrivé massivement : on peut d’ailleurs considérer que, de ce point de vue, les vallées du Jura s’en sont plutôt bien tirées. Mais c’est encore d’autre chose qu’il s’agit avec ce qui oppose la montagne de Courbet et la plaine de Ledoux : le conflit transcende la différence épocale pour donner corps à une opposition générique entre l’incontrôlable et l’édifié, le turbulent et le géométrique, le jaillissant et le mesuré : ce sont ces conflits, ou ces noeuds, qui structurent ce qui nous a fabriqués, oui, cela, ces errements, ces tensions, ces oscillations et non pas la domination d’un seul versant, comme le répète sans fin la vulgate selon laquelle la France serait, entre tous, le pays de la mesure. Mythe étrangement persistant dont il faut absolument se déprendre, et que la seule vision d’une source suffirait à renverser, sans même parler de tout ce qui s’est tramé de si violent dans l’histoire politique, des guerres de Religion à la Commune et au-delà, ou de ce qui s’est dit de si emporté, de si en allé, dans une langue censée être elle aussi, elle tout d’abord, le vecteur de cette mesure (d’Agrippa d’Aubigné à Rimbaud, pour rester dans la même arche de temps).
Au demeurant, la mesure dont il est question avec Ledoux, c’est la force et la violence séductrice du mathème appliqué à l’architecture et au paysage – ce n’est pas je ne sais quel art consommé des équilibres et des demi-teintes. S’il en fallait une preuve, le projet de pont sur la Loue, avec sa très grande et rêveuse fantaisie, pourrait la fournir. Sur la planche de L’Architecture considérée…, au sein, à nouveau, d’un paysage idéalisé, le pont est représenté “en action”, avec un lourd char à foin qui le traverse et un train de bois passant entre ses arches. Les piles sont formées de quatre trirèmes aux proues ornées d’un col de cygne recourbé, dont les rames parallèles, presque jointives, produisent une illusion de mouvement ; quant au tablier, il reprend cette référence à la marine antique en entrecroisant des lignes qui figurent les mats des trirèmes rabattus : un tel luxe ornemental est plutôt rare chez Ledoux, mais il faut imaginer la surprise qu’aurait pu créer, au-dessus d’une rivière de campagne, un ouvrage qu’on verrait plutôt à Saint-Pétersbourg où, d’ailleurs, la passerelle des Lions, sur le canal Griboïedov (elle date de 1826), a avec lui, si l’on veut, un petit air de famille.
Tel est donc le palais pour Ledoux : dispersé en une variété infinie de bâtiments et d’ouvrages que l’on pourrait interpréter comme autant de performances d’un modèle unique, qui ne serait pas tant un objet de référence qu’un alphabet formel réduit à quelques composantes et pourtant d’une extrême souplesse. Ce qui est bien certain en tout cas, c’est que malgré le luxe éventuel de telle ou telle proposition, à aucun moment Ledoux n’envisage de rassembler les fonctions et les habitants de la ville de Chaux dans une grande et unique bâtisse, forme-château qui condenserait à elle seule la portée allégorique de la réforme ou refonte qu’il envisage. En cela, il ouvre une voie qui ne sera hélas pas du tout suivie par le courant utopiste : si avec le phalanstère Fourier reprend et magnifie la variété pour ce qui est de l’emploi du temps, sur le plan de la forme architecturale il demeure intégralement tributaire de la forme palatiale, et dérivée de Versailles, de surcroît. Si les éléments descriptifs du « palais sociétaire » sont originaux, comme la « tour d’ordre » qui tient du phare et de l’horloge, ou puisent au lexique urbain de l’époque, avec la grande rue-galerie traversant le phalanstère de bout en bout et qui trouve son origine, bien sûr, dans les passages parisiens, dans sa conception générale et dans sa forme, le bâtiment, avec son pavillon central, ses ailes, sa « cour de parade », est tout entier démarqué de ce qui aura été le symbole même de l’injustice sociale instituée.
Je ne reviendrais pas sur cet hiatus s’il n’avait pas la signification d’un rendez-vous manqué : en effet, Fourier, né à Besançon en 1772, et son plus important disciple, Victor Considérant, né à Salins-les-Bains en 1808, donc francs-comtois tous les deux, auraient très bien pu greffer leurs propres projets de « combinaison d’industrie et de ménages » sur certaines des idées de Ledoux. Ils avaient forcément vu à Besançon son théâtre, mais il semble qu’ils n’aient pas connu l’extraordinaire essaim de formes et d’idées de L’Architecture considérée… et que la ville de Chaux n’ait été pour eux rien d’autre qu’une manufacture en activité, et donc l’un des innombrables cas de figure de la déroute civilisationnelle à laquelle ils opposaient leur modèle d’harmonie. Sous-jacent à mon propos, je ne m’en cache pas, rôde la possibilité d’une imprégnation régionale de la pensée (et de la rêverie) politique, dont Jean-Jacques Rousseau, tout proche dans le temps et l’espace (Genève, sous le pays de Gex, est à un demi-pas du Jura), serait l’initiateur. Et dans cette imprégnation l’architecture jouerait un rôle moteur, non seulement du fait des réalisations de Ledoux mais aussi grâce à un certain style de fabrique ou de temple républicains que l’on retrouve parfois aussi en Bourgogne et qui comporte notamment une relative mise à l’écart du religieux chrétien. Il est à noter aussi, dans le même ordre d’idées, que la donnée gothique, qui peut être si forte en France, est quasi absente du paysage franc-comtois.
De tout cela, qui est toujours à l’oeuvre sous le décor parfois bouleversé d’aujourd’hui, un promeneur peut se rendre compte : captive et captivante est la façon selon laquelle le passé se filtre continûment dans le présent, sans même que celui-ci ne le sache. Il ne s’agit pas là – ai-je besoin de le dire ? – de patrimoine, c’est tout le contraire : quelque chose de flottant, comme l’esprit des rivières, quelque chose de discret et d’insituable, qui pourtant irradie une contrée et parfois s’y dépose : le long des routes ou des rues, sur un pré en pente d’où la brume s’évade ou dans une ruelle brusquement descendue. Et pas forcément, on s’en doute, là où c’est annoncé. Par exemple j’ai aimé Salins-les-Bains, que je ne connaissais pas. Non parce que j’y ai passé la nuit ou parce que j’y ai fait, dans une salle remplie de nouveaux et d’anciens petits-bourgeois, un dîner de notaire, mais parce qu’il m’a semblé que tout en longueur, avec de grandes maisons, avec le dôme en tuiles vernissées de la chapelle Notre-Dame Libératrice incorporée à l’hôtel de ville, cette petite ville de piémont, malgré ce qu’elle a dû perdre (ses salines, puis sa faïencerie), avait de la tenue et quelque chose d’un charme lointain, décalé dans le temps et l’espace. Peut-être parce qu’elle est aujourd’hui une station thermale – un établissement de bains et un casino en attestent – mais il ne me semble pas. C’est dans le petit parc des Cordeliers, de l’autre côté de la presque invisible Furieuse, que c’est venu. Quoi ? Rien d’épais, rien de sûr, mais dans le genre tremblé, un peu incertain de ce qu’il peut y avoir de plus éloigné dans la province quand elle ne cherche pas à forcer la note ou, au contraire, à imiter le ton de la grande ville, une remontée et peut-être, si ce n’est pas déjà trop dire, si ce n’est pas trahir la discrétion de la sensation, une épiphanie (au sens que Joyce chercha à donner à ce mot, en tirant l’apparition hors de toute figure). Je peux seulement dire qu’il y a là-bas un kiosque à musique placé au sommet d’un rocher artificiel dont les flancs et les creux sont garnis de buis taillés en nuages, à la japonaise ; que, plus loin, on peut voir un étrange groupe sculpté, dans le goût “érotique gommé” des années trente, avec une jeune fille nue agenouillée qui tend les bras à un petit chevreau qui rue ; que sur le monument à l’enfant du pays, Victor Considérant, se lit sous son nom l’inscription suivante : élève de polytechnique/capitaine du génie/représentant du peuple/proscrit/1808-1893 ; que l’ensemble formé par les pelouses non rases, les allées, les aires de gravier et les arbres, dont quelques grands sujets, n’aboutit à rien qui ressemble à un beau ou très beau parc urbain, mais qu’en ce manque même, et en ces manquements à l’art des jardins, je ne sais vraiment pas comment, était venu (c’était le matin, et le parc était vide de toute présence humaine) s’instiller un très subtil et très loyal souvenir, fin comme un présage, de tous les rêves faits en ces pays.