Bruno Duborgel

Des fleurs et des images dans le tissu urbain.

Paysages d'Epinal, Musée de l’image Epinal, 2004

Épinal, ville d’histoire et d’images –de l’histoire de l’image et des refontes de l’Histoire en images-, ville d’un tressage du tissu urbain, de la nature, de la culture et des images, ne pouvait qu’aimanter la quête photographique de Jacqueline Salmon, prospectrice impénitente et étonnée des jeux des icônes, de l’espace et de la mémoire. Qu’elles envisagent un site ou un immeuble, un quartier, un territoire ou un terroir, les pentes de la Croix-Rousse de Lyon, ou le désert de Sakkarah, l’Hôtel-Dieu de Troyes ou le Hangar de Sangatte, les déserts des Indiens ou les jardins de Toscane, les cryptoportiques d’Arles ou l’église San Miniato al Monte de Florence, le pénitencier de Clairvaux, l’arsenal de Toulon, les chambres de la Mie de Pain ou les quatre saisons des Jardins de Méréville, etc. les photographies de Jacqueline Salmon conjuguent toujours une double exigence : témoigner spécifiquement de l’identité singulière d’un lieu et démurer relativement le « local », promouvoir l’image circonstanciée en espace mental d’étonnement, en brasier de questions et d’enjeux plus généraux ou universels qui la traversent.
Mais avant de considérer d’avantage ces dimensions réflexives et interrogatives des représentations d’Épinal proposées par Jacqueline Salmon, apprivoisons-les en nous promenant d’abord dans quelques-unes des photos qui les engagent concrètement.

Le voyageur arrive à Épinal qui d’emblée l’accueille, dès telle route-porte d’entrée par la ville, par deux littérales images d’Épinal (le Grenadier et Cadet Rousselle) emblématiques de la quintessence de la cité (ville des images populaires, celles de la légende napoléonienne comme celle des contes traditionnels et des héros légendaires, etc.), tirées de planches de l’Imagerie Pellerin dont l’on donnait à découper des figurines aux enfants, et ici monumentalisées, posées sur socle et fidèles encore à leur origine par leurs couleurs franches et typées. Et les deux blasons écrits redoublent par les mots –« Épinal, Cité des Images »- ce que les images énonçaient déjà amplement par elles-mêmes, restituant ainsi d’ailleurs le rapport légende écrite-image pratiqué par les images d’Épinal. Redondance, insistances. La cité des Images s’annonce par des images d’Épinal, se présente représente et autoreprésente selon le cercle, la mise en boucle visuelle et le vertige de cette identité, de son signe distinctif pérenne et entretenu. Épinal ne corrige pas l’image d’Épinal d’elle-même, elle s’avance au contraire la revendiquant coextensive à son identité. On entre ainsi dans Épinal, par cette photo, en passant par la voie, bordée d’images, de l’histoire. On y entre quelque peu « comme » y arrivaient, des 1877, les enfants lecteurs du fameux Tour de France par deux enfants, de G.Bruno. Souvenons-nous, en effet, d’André et Julien, les deux jeunes lorrains héros de ce « livre de lecture courante » d’ailleurs illustré de 212 gravures elles aussi très typifiantes des villes, objets et hommes illustres qu’elles représentent. A peine parvenus à Épinal, les deux enfants sont frappés d’abord par « toutes ces images grandes et petites qu’un marchand avait étalées à la foire, le long d’un mur. […] Toute l’histoire du Petit Poucet était là en images, et la Belle et la Bête, et l’Oiseau Bleu ! Il y avait aussi ces soldats à découper […], des dessins coloriés ». André et Julien ne seraient pas vraiment dépaysés s’ils accédaient aujourd’hui à Épinal par la photo de cette chaussée-porte jalonnée de ces mêmes figurines devenus monumentales et nous-mêmes entrons dans la ville « comme » dans une page de livre illustrée d’Images d’Épinal. La même photo, cependant, présente à distance, tout en les mettant en exergue, ces effigies du passé édifiées dans l’espace présent ; elle les offre au recul de la réflexion et, en même temps, malicieusement, les cadres associés à des marques de l’aujourd’hui, faisant jouer entre les deux registres des complicités, de l’humour, des contrastes et des incongruités. Le logo, dressé haut, d’un empire du carburant, notamment, vient signaler l’autre bout de l’histoire des arts graphiques et concurrencer les grandes images historiques qui lui font face, tout en donnant écho fraternel à leurs couleurs (le bleu et le rouge). Dès cette photo, s’inaugure le bal des réflexions et rêveries sur les jeux multiples de l’image, de la mémoire, de la représentation, de l’identité et du présent.
Mais les entrelacements du tissu urbain avec l’histoire et l’image se combine aussi avec un autre terme majeur –la nature- que l’on peut introduire à partir de cette photo d’une jeune fille en pied, debout, grandeur nature, littéralement « plantée » sur la pelouse au bord d’un massif circulaire de fleurs, bellement costumée et qui semble tout droit sortie de l’Imagerie Pellerin des uniformes des cantinières. Image chargée d’histoire et racinée,paisible, en harmonie avec ce coin de nature calme et jardiné, tandis qu’en arrière-plan et sous le pont coule le fleuve tranquille comme un cliché du temps qui passe. Mais surtout, nous retient le fondu enchaîné chromatique qui harmonise les couleurs de la figurine agrandie à celles du gazon et du massif. De la gamme restreinte des couleurs de l’imagerie traditionnelle spinalienne (bleu, jaune, rouge, brun, violet et vert par mélange, et la « rosette », rouge plus clair, et la mine orange) le costume manifeste une bonne part des catégories, et celles-ci se retrouvent non moins dans l’ensemble végétal de l’herbe, des plantes et des fleurs. Par une sorte de douce contamination chromatique réciproque, l’image historique et la donnée de nature témoignent sensiblement de la même palette colorée. De la nature et de la culture, on ne sait plus, « qui a commencé », qui est le caméléon de l’autre, tant l’image, les plantes et les fleurs sont coloriées depuis une même source -les couleurs de l’Imagerie d’Épinal- qui les irrigue ensemble, abolit leur clivage, les transcende, les unifie et les rend quasi interchangeables. Les couleurs de la nature sont imprégnées, « teintes » par la mémoire devenue leur « seconde nature » et celle de l’image historique sont devenues « naturelles » dans cette particulière « jeune fille en fleur » instituée plante parmi les autres. « Plante » éminemment culturelle cependant et offerte en arrêt sur image, immobile et dépliée, à la manière des végétaux sur page d’herbier ou planche botanique gravée des Encyclopédies. Jacqueline Salmon, depuis toujours fascinée par la botanique et ses représentations, et photographe aussi des plantes et légumes (Exposition De natura, 2002) présentés selon les postures, réappropriées, des iconographies des encyclopédies botaniques, ne pouvait qu’être attirée par les enjeux plastiques et de sens de cette fleur d’histoire plantée parmi les plantes.

Mais il n’est pas forcément nécessaire, pour que la nature ait à voir avec l’image, qu’elle soit explicitement associée à une image issue de l’Imagerie. Jacqueline Salmon prospecte ainsi dans le paysage d’autres relations, plus indirectes, de la nature avec « quelque chose » de l’esprit de l’image spinalienne s’y rappelant de façon oblique et atténuée.
Évoquons, de ce point de vue, trois photos assez exemplaires des ces liens : l’image d’un rond-point aménagé en îlot de nature, celle d’éléphants de lierre dans un parc, et celle d’un paon végétal au bord d’un massif floral. Le rond-point, planté d’arbres et d’arbustes, outrepasse le simple statut de surface circulaire aménagée en « espace vert ». Il participe en effet, à sa façon, de cette intentionnalité de « faire image » : il miniaturise l’espace forestier dont il condense et rassemble des « typiques » caractères. Il comporte de la forêt et du bosquet, des dénivellations et des douceurs de collines arrondies, et un sentier de pierres. Il redit, dans une sorte d’image abréviative et emblématisant qui l’en donne, la forêt diverse qui s’étend dès les portes franchies de la ville et les bonheurs de s’y promener par les chemins, sous les frondaisons, comme dans une nature de conte. Il muséographie, à sa manière, la nature dont il donne un « maquette naturelle », une image typée, un archétype et un stéréotype, un modèle réduit à voir, où déambuler, par le regard seulement, comme dans une sorte d’île sauvée au milieu de l’espace des circulations (la flèche du sens giratoire le rappelle…) et qui s’affirme dans l’immensité à marbrures dynamiques bellement picturales du Ciel. La nature tend à se faire image et réciproquement.

La ville n’est pas seulement environnée par la nature immense et forestière, elle est elle-même, par ses parcs, jardins, et profusions florales, tissu urbain qui relaie la nature en la cultivant. On songe au jardin et à la Roseraie de la Maison romaine, à la Moselle, aux canaux et aux ponts, au grand parc du Château, aux hectares du Cours bruissants de tilleuls quasi mythiques et d’essences multiples gérées en jardin anglais, et aux prix européens des villes fleuries remportés par Épinal, etc. Mais, à Épinal, on ne se limite pas à cultiver-embellir la nature dans la ville, on aime en plus à la doter, ici et là , de signes d’une nature qui soit « cultivée » au double sens du terme. Il arrive ainsi que l’on taille, réorganise le végétal, que l’on réécrive la verdure et transforme la nature jusqu’à la faire accoucher d’une image. Les jardiniers du Service des parcs et jardins redoublent d’imagination et de savoir-faire d’où s’engendrent tant des compositions de massifs floraux dont les agencements de motifs pourraient être apparentés à ceux de papiers peints et de blasons, que des images en trois dimensions.

Épinal donne encore échos, dérivés et vivants, de son identité de démiurge d’images, jusque dans ces réalisations ; le jardinier y relaie quelque peu le dominotier, le cartier et l’imagier. Et Jacqueline Salmon ne s’y trompe pas en nous donnant à voir et à penser ces résonances éloignées et solidaires de la tradition imagière spinalienne.
Voici donc, environnés de verdure, un éléphant suivi de son éléphanteau, tous deux frisottants et un peu frissonnants en leur lierre constitutif, et un paon végétal qui bien sûr fait la roue, devant un parterre et tapis de fleurs. Voilà de quoi réjouir l’enfant, et tout un chacun adulte, sollicités à rentrer dans le jeu populaire-enfantin de cette nature doublement cultivée ou l’on vient comme on entrerait dans les pages d’un Imagier ou d’un Abécédaire illustré. Le paon végétal sculpté, ou plutôt « Le Paon », mis au superlatif de l’archétype et posé dans sa page de parc, pourrait être mis en dialogue, en consonances, avec telles et telles planches d’oiseaux exotiques rassemblés, par exemple, dans tel ABC, Syllabaire des oiseaux étrangers (de la « Série brillante » de l’Imagerie Pellerin) et où l’on peut lire : « Voyez […] les oiseaux du paradis, tous font le plus bel ornement de nos volières ». La fonction onirique et de suggestion « paradisiaque » associée à cet ABC n’est pas sans se donner reviviscence légère dans ces images sculptées de la nature –au grand bonheur de l’enfant… et de l’enfant persistant dans l’adulte-, de la nature sous tutelle de la culture d’images qui la plie, rectifie, conforme à une forme d’image. Et ce phénomène lui-même pourrait être symbolisé par cet arbre dont une autre photo nous montre surtout le tuteur robuste (cerclé de fer, et « orthopédique »), dressé d’autre part en face de l’image d’un mur peint et à proximité d’une pierre posée sur la pelouse, cet ensemble suffisant à faire d’un tout petit morceau d’espace vert, un néo et mini jardin spinalien de quelque « jardin japonais zen » avec son rocher.

Une autre catégorie, au moins, du cousinage des physionomies actuelles d’Épinal avec son propre génie –plusieurs fois centenaire (depuis 1617 avec les cartes à jouer de Pierre Houyon, jusqu’aux Didier et Pellerin qui s’imposent au XVIIIe siècle, et jusqu’à la Nouvelle Imagerie depuis 1984)- de ville matricielle d’images, doit être considérée. Elle se manifeste à travers ces représentations construites dans l’alliance de la sculpture et de l’art du jardin et qui sont thématisées par des sites civilisationnels dont elles nous livrent des sortes d’images d’Épinal en trois dimensions. Jacqueline Salmon aperçoit cette ombilication, fut-elle ténue et un peu détournée, de tels aménagements urbains actuels à leur source lointaine et elle nous invite à goûter et réfléchir ce phénomène, notamment par la médiation de ces deux photos d’un « site grec » et d’un « site africain ». Nouveau miracle grec (et spinalien !) : un rond-point d’Épinal nous offre un condensé d’Antiquité Héllène ! Central dans la photo rectangulaire, le grand cercle d’un rond-point devient un grand plateau culturel typifiant et « archétypifiant » la Grèce classique à partir d’une sélection, d’un échantillon de pièces exemplaires : plantées dans l’ensemble floral ordonné d’un massif à contours festonnés, voici la statut de quelque Aphrodite pudique drapée, et les colonnes, tantôt hautes et entières, inentamées, tantôt résiduelles, ramenées à un tronçon, comme des ruines … neuves.
Au-delà du rond point grec, et en résonance grecque relative avec lui, on aperçoit les frondaisons, les rochers, la cascade, l’escalier et, dans le lointain, en haut, le château et les murailles ; sourd un léger « air d’Acropole » et de ruines et peut être des Sirènes sont-elles prêtes à surgir autour de la cascade si l’on frappe le rocher ?

Nous tournons rêveurs, autour de ce rond-point. On se laisse aller un instant à le voir sur le mode d’un de ces gâteaux dans lesquels on pique des figurines et objets, désormais en plastique et d’ailleurs eux aussi réécrits dans un moule stéréotypant néo-spinalien ; le gâteau prisé de l’enfance a seulement changé d’échelle. Mais il est non moins merveilleux de s’être monumentalisé. Le temps d’un tour de rond-point, nous voyons défiler les pièces archétypales d’un grand carrousel culturel, nous participons à quelques vignettes agrandies de la beauté grecque de la statuaire, de l’architecture, voir de la mythologie diffuse des sources et du rocher ; nous revivons un instant l’art grec des colonnes et chantonnons, sur l’air enfantin savoureux, litanique, des tables de multiplication ou des déclinaisons, la série « ionique, dorique et corinthien » dont on vérifie la présence ou l’absence ; bref, nous revivons des rêveries écolières sur planches de dictionnaire ici redéployées en image, in situ, dans la ville et en trois dimensions.
On s’échappe dans l’ailleurs double de la Grèce conjuguée au temps de l’enfance. Toutefois, deux éléments, au moins, bien présents dans cette même photo, viennent bruyamment contraster-contrarier les choses et rétablir l’actuel : le panneau à flèche indicateur du sens giratoire et, au centre du rond-point, s’élevant depuis sa base de végétation méditerranéenne, cet interminable poteau d’éclairage que la photo ne peut contenir, dressée comme un axis mundi ou colonne dont l’ubris signale un trait de notre modernité. Jacqueline Salmon aime aussi ces confrontations qui ouvrent l’image en espace d’étonnement, de questionnement et d’ "ironie" selon, justement, le double sens de l’eirôneia grecque.

L’image d’Épinal de la Grèce antique, par rond-point interposé, retient de celle-ci les caractères d’ordre, de beauté idéale, de classicisme, de netteté des formes, bref, elle sélectionne et glorifie la seule Grèce apollinienne refoulant l’autre face de cette même Grèce –celle du tragique d’Œdipe, du Minotaure ou des Gorgones aux cheveux hérissés de serpents et aux yeux pétrifiants, des forces aveugles et des désordres dionysiaques, etc. Et l’image est cohérente avec cette idée de la Grèce –de l’ « eidos », du « logos » et de belle mesure- à laquelle elle répond par la netteté du contour du massif, le dégagement de la statue, la visibilité des colonnes et leurs découpes, etc. Il y a cohérence de l’image avec son contenu de représentation ainsi sélectionné-schématisé. A passer à l’image d’Épinal de « l’Afrique », la cohérence n’est pas moindre entre l’image construite de celle-ci et l’idée qu’on s’en fait et qui la situe aux antipodes de l’ordre et de la clarté grecs. Voici donc l’esthétique d’un certain désordre délibéré, à la manière jardin anglais, un beau tumulte de fleurs et de verdure avec essences exotiques et effets de buissonnements inextricables, au service d’un imaginaire de la luxuriance de la « Forêt vierge » africaine.

Disposés dans ce foisonnement de la nature qui menace de les enfouir, d’où ils ne surgissent que partiellement et qui fait corps avec eux, voici des objets emblématiques de la culture correspondante. L’Afrique est royaume des statuettes et masques de bois, ici conjugués dans deux grands totems à effigie globale « de primitivité » ; sculptures « africaines » issues d’une reconstruction stylistique plus ou moins imaginaire des « arts nègres » en général (comme l’on disait au début du siècle et qui concernaient tout ensemble, les objets africains, océaniens et eskimo, rassemblés dans les catégories interchangeables d’ « art nègre », « sauvage » ou « exotique »). L’exigence n’est pas de reproduire avec orthodoxie des pièces de la statuaire africaine mais de recomposer synthétiquement des sculptures qui soient « ressemblantes » et pertinentes par rapport à un imaginaire (à une image d’Épinal) enfantin-populaire de la stylistique de la « primitivité ». Dans cette perspective, on ne chipote donc pas : n’a-t-on pas affaire à des tracés décoratifs « typiques », à des marques d’excès de déformations (certains yeux, telles bouches), à d’efficaces effets de masques exclamatifs et interrogatifs qui surgissent et nous surprennent ludiquement –« sauvagement » ? Et puis, bien sur, au cœur de ce brouhaha de verdure, voici, à demi enfouie elle aussi dans l’exubérance végétale, la case -« La Case »- de terre, avec son ouverture direct sans porte et coiffée de son chapeau de paille conique. Une pure Afrique, en plein Épinal faiseuse de miracles-mirages à coups d’images ! Belle représentation spinalienne de l’Afrique où se rejouent et réactivent -dans une variété tridimensionnelle et de presque « installation » d’art enfantin et populaire, engageant la nature, l’espace urbain, la sculpture, le bâtir et l’art des jardins –les immémoriales opérations des imagiers (condensation, sélection, réécriture, stéréotypisation, réinterprétation, etc.) ordonnées au plaisir de traiter l’ailleurs, le réel ou l’histoire, en médailles de l’imaginaire. La « vérité » ici mise en œuvre n’est pas celle qu’on associerait aux critères de la reconstitution véridique (façon duplicata de telle place italienne ou de tel monument romain à Las Vegas. Épinal n’est pas Las Vegas !) mais celle entendue en termes d’authenticité dans le retricotage mythologisant, de sincérité dans l’imagination typifiante.

Nous voilà bien, en tout cas, en même temps qu’au cœur d’Épinal et de sa tradition imagière, « ailleurs », en Afrique essentialisée selon la rêverie imageante et schématisante.
Toutefois, quoique repoussés dans le fond, les immeubles nous rappellent l’ « ici » et son contraste avec la Case africaine qui nous faisait presque oublier ce réel présent au profit de rêveries douces sur forme de meule et de saveurs d’onirisme-exotisme. Mais ce contraste est lui-même atténué par un élément intermédiaire et judicieusement placé dans le cadrage de la photo : une colonne Morris nous reconduit à l’ici indiscutable et à son mobilier urbain et, aussi bien, nous invite à établir, en pointillés d’analogies, des rimes plastiques et poétique entre elle et La Case. De la case chapeauté conique à la colonne Morris dont le cylindre et surmonté lui aussi, à sa façon , d’un étrange chapeau (pour dame anglaise mentalisée en image d’Épinal !) à bulbe et pointu, se mettent à jouer de délicieux apparentements du même et de l’autre.

Jacqueline Salmon –on le voit dès ces quelques butinages d’un groupe restreint de photos auquel, à regret, nous nous limitons dans le cadre de cette introduction- nous entraîne, par le médiation de sa propre représentation d’Épinal, à approcher et rêver des signes essentiels de l’identité de la ville ; de l’identité d’un espace qu’elle saisit, notamment, par les cornes du temps qui le travaillent ; d’un tissu urbain vibrant de sa mémoire d’images et lui donnant répliques directes avec reviviscences obliques - jusque, parfois, dans les gestions des fleurs et de la verdure qui marquent, elles aussi, une caractéristique de l’identité de la ville tout ensemble Cité des images et Ville fleurie.
Poursuivons alors par quelques considérations tant sur certaines opérations de ce travail photographique que sur des enjeux de sens, spinaliens, et plus généraux, qu’il donne à interroger depuis sa façon de donner à voir. Remarquons déjà –qu’il s’agisse d’Épinal ou de Sangatte, de la Mie de pain ou de l’Arsenal de Toulon, etc.- que Jacqueline Salmon aime à présenter des lieux ramenés à eux-mêmes, à les vider donc, ou quasiment, de la présence directe de leurs habitants, non pas du tout pour « oublier » ceux-ci, mais pour accéder quelque peu, au-delà et en deçà des expressions de leurs physionomies individuelles, , à des aspects de leur génie, et de leur habitus communs, de leur mémoire racinée et de leur imaginaire profond. L’espace, les lieux, le tissu urbain, ainsi désencombrés des présences trop singulières dont la prégnance risquerait, justement, d’oblitérer les marques de cet ordre et de faire obstacle à leur reconnaissance, sont comme dépositaires, précieux, de dispositifs et signes ou déteignent, se manifestent, se révèlent plus « fonda-mentalement » les mentalités et l’identité partagée des habitants.

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Les photos de Jacqueline Salmon ne donnent pas de leçon, elles ouvrent un espace de questions. L’artiste sympathise avec son objet, s’amuse du phénomène d’inflation du fleurissement et de la romance spinalienne des images qui fait bénéficier à nouveau notre être enfantin persistant et notre sujet d’imagination populaire de bonheurs ludiques et d’enchantement. Pour autant, les photos nous engagent sur une voie complexe irréductible à quelque point de vue univoque de célébration et de participation aveugle.
Par leur charge d’humour et d’étonnement déjà, elles conduisent à une distanciation critique qui ne tarde pas d’ailleurs à s’exercer plus amplement et à déclencher des avalanches de questions. Que peut signifier, par exemple, cette propension générale –dont Épinal n’est qu’un cas particulier- de la démiurge environnementale et urbanistique à la démesure des profusions florales, aux transformations des ronds-points en sortes de micro musées de sites culturels ou d’arts et tradition populaires ?
La « muséographisation », la folklorisation et le fleurissement, à Épinal et ailleurs, nous interrogent. Reviviscence et vitalité riche du terroir, de ses objets, images, outils, de sa mémoire, de ses blasons et médailles, de ses marques distinctives et fécondes, etc ?
Ou dénégation et occultation du caractère à vrai dire exténué de cette réalité désormais démonétisée en folklore et en objet de musée mortifère ? Fleurir les objets et emblèmes du terroir, exhumer les patois, célébrer les gloires afférentes à la mémoire locale, être fasciné par les fameuses « racines », multiplier les arbres des généalogies individuelles et les commémorations des traditions collectives : toutes ces armoiries de nos identités nous réjouissent, nous tranquillisent matériellement… et, tout autant, peuvent nous inquiéter comme possibles symptômes fleuris de notre vieillissement, de nos besoins de refuges nostalgiques, de nos anxiétés diverses en face des mutations et des incertitudes de l’avenir.

Les photos de Jacqueline Salmon ont cette efficacité à entraîner leur spectateur dans l’espace de débats. D’un même mouvement, elles manifestent des traits essentiels de l’identité singulière de leur objet et elles désenclavent quelque peu cette singularité en la promouvant exemplaire d’une question plus vaste qui la traverse. Ainsi en va-t-il de la question du « devenir-jardin » de la ville. Ainsi en va-t-il non moins de la relation d’Épinal aux images d’Épinal, à leur tradition entretenue et à leur « théâtre » subtilement suggéré par les photos. L’artiste participe à ces « images dans la ville », sympathise là aussi avec elles et simultanément s’en joue, les replace dans une distanciation critique, les met en question et en crise. Le spectateur lui aussi va d’une lecture à l’autre de ces images. Le voici qui adopte une lecture enjouée, jubilatoire et ludique, enchantée, en retrouvaille des valeurs de l’imaginaire et de l’esprit d’enfance, et le voilà perplexe, voire sévère envers ces pratiques d’images. Peu à peu, il entre dans le débat plus général qui gravite autour de la question des visages pluriels du stéréotype. Et l’on sait bien de quel procès est passible le stéréotype puisqu’il est « caractère » (typos) « solidifié » (stéréos), représentation appauvrie d’un contenu soumis à une schématisation, à une standardisation, à une contraction abusive voire déformatrice ; il est pensée ou image pré-établie, pré-visible, dégradée dans une expression habituée et close ; il est encore associé à une activité psychique fonctionnant dans l’ordre d’une modalité paresseuse de la « reconnaissance », c’est-à-dire qui consiste à aller circulairement du même au même, à se livrer trop confortablement au seul « plaisir à retrouver ce qu’on connaît, en un mot à « reconnaître » », selon l’énoncé célèbre de S.Freud dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Et R.Barthes de fustiger le stéréotype qui est répétition, « texte litanique », qui naturalise les faits, les mots et les pensées dans le marais de la « consistance » et de l’ »insistance », qui a partie liée avec la « Doxa », avec la « grégarité » et avec la « pétrification » du sens.
Bref, le stéréotype est alors figure de falsification et de mort où l’identique fait retour à la manière de la répétition névrotique et de l’obsession idéologique. Dès lors, célébrer l’image stéréotypée, s’en réclamer et la cultiver, fait problème.

Certes … cependant cette opposition massive du stéréotype à son contraire vivant et créateur demande à son tour à être complexifiée, sous peine de jouer elle-même, précisément, comme un schéma de pensée stéréotypé… Il faut alors s’engager aussi dans une autre lecture. D’une part, n’oublie-t-on pas que pratiquer les stéréotypes, à Épinal comme ailleurs, c’est les savoir tels et « jouer » avec eux et non pas automatiquement en être dupes par quelque naïve « adhésion » ? La capacité à plaisanter sur les images vénérables tout en les cultivant et l’exercice du « pouvoir de déboîtement », que R.Barthes appelait de ses vœux et opposait au stéréotype, sont bien évidemment vivants dans la Ville des Images. D’autre part, le stéréotype n’est pas sans receler aussi des valeurs d’imaginaire patrimonial, de lien mythologique d’un groupe social, de tremplin d’où revivre un enfantin et populaire « être au monde », à l’Histoire, comme à des Substantifs majuscules parfois aussi densément poétiques que des personnages de contes de fées. Enfin, ne faut-il pas considérer aussi le cliché en termes de quelque chose qui vaut ce que nous en faisons ? C’est ainsi que G.Bachelard, s’appuyant sur un texte de J.Paulhan, ne craignait pas d’affirmer que le cliché « peut aussi introduire une pensée profonde », « être psychologiquement réinventé ». Peut-être ne faut-il pas oublier d’avoir en poche cette clef bachelardienne pour revisiter, entre archétypes et stéréotypes, le rond-point « grec », « africain » ou « de la Forêt », etc.

Les images photographiques de Jacqueline Salmon nous donnent à approcher des habitus profonds constitutifs de l’identité spinalienne et elles éclairent, à leur façon, cet énoncé partagé par E.Durkheim et M.Mauss (tous deux natifs d’Epinal) : « Voilà longtemps que Durkheim et nous, enseignons qu’on ne peut communier et communiquer que par symboles, par signes communs. […] Voilà longtemps que nous pensons que l’un des caractères du fait social, c’est précisément son aspect symbolique ».

Bruno Duborgel