Jacques Defert

racines et nuages

in: catalogue Musée de l'académie des beaux arts de canton, mars avril 2014

Jacqueline Salmon a réalisé la série de photographies intitulée La raison de l’ombre et des nuages en 1997 et 1998, dans le cadre d’une commande du Musée Réattu.
Ses diptyques confrontent l’ordre voulu immuable et presqu’écrasant des cryptoportiques romains à la fluidité des incessantes métamorphoses des nuages qui courent au-dessus de la ville. Toute une architecture de voûtes et de pilastres démultiplie les perspectives d’arcatures qui se perdent dans l’infini de la nuit souterraine. En miroir, la mobilité des ciels fait oublier les limites des cadrages photographiques. Le spectateur est invité à s’engager dans ces labyrinthes et ces ciels distendus comme dans des paysages intérieurs flottants où les repères du temps n’ont plus cours.
Comme dans la peinture chinoise, le vide constitue le pivot à partir duquel se déploie le ballet des lignes et des masses. L’obscur vient déséquilibrer et déliter la géométrie claire des architectures de pierre, alors qu’il leste et retient les écoulements des nuées lumineuses.
« Voilà deux espèces de pôles où les images sont illusions, désagrégation de formes ou d’apparences » écrit Jean Louis Schefer dans le catalogue de cette exposition.

La série de photographies de légumes que Jacqueline Salmon a réalisée entre 1998 et 2000 dans le potager de Gilles Béréziat à la ferme des Bioux près de Bourg en Bresse, apparaît donc comme aux antipodes de la série précédente.
La complexité de son entreprise tenait à sa volonté de présenter ces légumes en restituant, grandeur nature, l’intégralité du complexe écheveau de leurs racines, de leurs tiges et de leurs feuilles. Il lui a fallu deux ans pour mettre en œuvre ce projet qui lui tenait particulièrement à cœur et qu’elle évoque comme une « série quasi autobiographique », un « essai sur la représentation de la partie cachée et essentielle de chaque vie ».
La référence au livre inclassable de l’écrivain Hong Zicheng, Propos sur la racine des légumes, recueil d’aphorismes et de « causeries », semble confirmer une dimension de méditation philosophique propre à ce projet photographique.

En s’attachant à la configuration singulière de chacun de ces légumes, dont elle entreprend de mettre à nu l’identité spécifique, Jacqueline Salmon déplace discrètement les codes de représentation de l’art occidental et transfigure la planche botanique en la dotant de la troublante présence du portrait. Sur fond d’un sol de béton, entre l’estompe et le lavis, le choux frisé Wirosa, le poireau bleu de Solaize, la courgette Cora, déploient le foisonnement graphique de leurs arborescences, la chorégraphie de leurs volumes et le velouté de leurs textures. Loin des arrangements guindés des natures mortes, les photographies de Jacqueline Salmon bruissent de la vitalité du cycle végétal, tout comme La grande touffe d’herbe de Dürer célébrait la Création à travers ses manifestations les plus humbles.

La trame symbolique ancienne qui, dès les débuts de la Renaissance, a structuré l’arrière plan métaphysique commun aux codes de représentation de la nature morte et du portrait, comme figures de vanité, reste ici en retrait. Mais il s’agit cependant d’une sédimentation qui vient encore affleurer à notre mémoire : L'art du portrait comme affirmation de la singularité de l'individu et méditation inquiète sur le caractère éphémère et illusoire d’une telle affirmation.
Le cheminement photographique de Jacqueline Salmon vers le portrait ne saurait cependant se laisser réduire à un processus d’anthropomorphisation du végétal ; elle rejoint plutôt le poète, peintre et herboriste chinois Su Tung-po dans le renversement de cette perspective, car il s’agit de « sentir pousser en soi le bambou » pour en restituer l’image.

"La pensée fondatrice s'éclaire dans les plantes" écrivait Hanshan Deqing, moine et poète chinois du XVIème siècle et la photographie tend ici à se faire « pensée en action », selon la formule de François Cheng à propos de la peinture chinoise.

Avec toute la force descriptive de l’image photographique, le « parti pris des choses » de Jacqueline Salmon nous entraîne vers un espace ouvert à la rêverie et à la réflexion. Ses deux séries de photographies, par delà leurs différences plastiques, révèlent le jeu de leur contrepoint : le légume apparaît comme le trait d’union entre la terre et le ciel, le point de scansion de l’enfoui et du visible, tout comme le vide fournit l’articulation entre l’enracinement des fondations et les métamorphoses de la vie. Mais de manière allusive, juste frôlée.
L’image photographique de Jacqueline Salmon se condense ainsi en un dispositif proposé à notre appropriation, comme un support de méditation, sur la continuité des formes du vivant, l'absurdité de notre prétention à dominer la nature, la dimension illusoire de nos constructions identitaires ; méditation nourrie de réminiscences, mêlant l’enseignement du bouddhisme chan, la philosophie taoïste et la rêverie de Gaston Bachelard.…