Hubert Damisch

Villa Noailles

Marval, Paris 1997

Dans chacune des photographies que Jacqueline Salmon a prises à Hyères, comme en chacun des lieux dont elles sont le registre, retentit la question, « l’humaine question » des voyageurs de Man Ray : « Où sommes-nous ? » Comme si la question du lieu — à la poser dans son actualité, ici, maintenant, et non plus sur le mode convenu du « D’où venons-nous ? » / « Où allons-nous ? » — l’emportait décidément sur celle du sujet (« Qui sommes-nous ? »). Encore cette question n’avait-elle de sens qu’à être incessamment relancée, et pour ainsi dire démultipliée. « Allons-nous-en, sortons », s’écrient les deux voyageurs avant de se laisser prendre au piège du lieu, en même temps qu’à une discipline de groupe que manifesteront les maillots uniformes des baigneurs.

Si ces photographies témoignent de l’abandon et de la ruine relative qu’a connus depuis lors la villa, aussi bien que du résultat des premières campagnes de restauration, elles renouent, dans le silence de ces salles, de ces couloirs, de ces terrasses et de ces jardins déserts, et dans le mutisme qui est celui de la photographie, avec le propos autrement disert qui était celui du film, tout muet qu’il fût : « Existe-t-il des fantômes de l’action ?… des fantômes de nos actions passées ? Les minutes vécues ne laissent-elles pas de traces concrètes dans l’air et sur la terre ? » Et j’ajouterai, pour me mettre à l’étiage, singulièrement économe, de ces images : se peut-il que les « minutes vécues » à Hyères, les « actions » qui y prirent place en leur temps, aient laissé, dans le sol et sur les murs, et jusque dans l’espace ou le volume qui est celui de l’architecture, saisie dans son usure et sa ruine, des traces que seule la photographie serait à même de repérer, de fixer, d’exhiber ?

La photographie d’architecture semble mal s’accommoder de la présence de l’homme. Des frères Alinari à Atget, et d’Ezra Stoller à Gabriele Basilico, la vision se sera constamment imposée de rues et de places, de terrasses de café et d’intérieurs plus ou moins déserts. D’aucuns veulent y reconnaître un symptôme des rapports difficiles que la « chiourme architecturale », ainsi que la qualifiait Georges Bataille, entretient avec le corps, sa physique, son mouvement propre, son animalité, ses pulsions, sa sexualité. Dans une optique plus directement politique, Walter Benjamin a dit comment « sur ces images la ville est vidée comme un logement qui n’a pas encore trouvé de nouveau locataire ». Comme il a bien vu qu’en usant d’un tour analogue la photographie surréaliste préparait « ce salutaire mouvement par lequel l’homme et le monde ambiant deviennent l’un à l’autre étrangers. Au regard politiquement éduqué elle ouvre ce champ libre où toute intimité cède la place à l’éclairement des détails ». Les photographies de Jacqueline Salmon en appellent sans aucun doute à un regard éduqué. Mais qu’il le soit politiquement, on ne saurait l’entendre qu’à rappeler la comparaison dont faisait état Benjamin entre les vues d’Atget et « un théâtre du crime » : du crime, ces vues ne donnent en effet à voir que le seul théâtre. Comme le donne à voir cette image de la chambre que continua d’occuper Marie-Laure de Noailles, après la séparation des deux époux, et sur les murs quant à eux très peu cisterciens de laquelle on peut lire, aujourd’hui encore, tels sur ceux des cellules elles-mêmes désertes de la centrale de Clairvaux, les graffitis des prisonniers, dans la vision qu’en a proposée il y a peu Jacqueline Salmon, les notes laissaient par la vicomtesse, et qui concernaient semble-t-il ses propres travaux de peinture, aussi bien que ceux du jardinier.

Hubert Damisch