Christine Buci-Glucksmann

Les lieux de la pensée

Dossier de presse Galerie Michèle Chomette 2000
entre centre et absence, Marval, Paris 2000 et Kehrer verlag, Heidelberg 2000

« L’image est la pensée, la description visible d’une pensée invisible. » C’est en ces termes que Magritte énonçait déjà le paradoxe de la pensée en art, qui est d’abord celui de l’image. Car comment figurer ce qui semble échapper à toute prise visuelle, surtout quand il s’agit de réaliser des portraits d’artistes, d’écrivains, de compositeurs, de chorégraphes... connus ? En choisissant de coupler visages et lieux, portraits et architectures dans des diptyques au plus près du plan-tableau par leur cadrage, leur format carré et leur tirage mat, Jacqueline Salmon fait de ce paradoxe l’objet même de son travail. Par un curieux effet de déplacement et de conversion, le regard passe de la fixité au mouvement, comme si en allant du portrait à l’architecture vidée, épurée et quasi abstraite des lieux, on explorait l’œil de la pensée en sa puissance méditative et inventive. Au point que l’entre-deux aménagé par le dispositif en diptyque crée un intervalle qui force le spectateur à penser, en le plaçant devant et dans un double portrait asymétrique. Happé, et comme captivé, par ces photographies au format réel, le regardeur demeure toujours à la même distance des images, qu’elles cadrent le visage ou s’en éloignent. Si bien que les portraits avancent vers vous comme des gros plans cinématographiques toujours coupants, au moment même où vous entrez dans les lieux qui en mesurent et en démesurent les effets. La surprésence des corps et des visages, avec leurs regards très intériorisés — qu’ils soient attentifs, réflexifs, scrutateurs ou rêveurs —, est fixée là, dans un espace à deux dimensions qui nous met en relation directe avec l’esprit. Mais ce « cadrage affectif » dont parlait Deleuze à propos de Dreyer est comme décadré et soudainement aspiré par le vide du lieu architectural qui crée une singulière résistance à l’image. Présence et absence, figures et infigurable de la pensée coïncident alors, dans des portraits intensifs qui retrouvent parfois la frontalité du face-à-face byzantin, en en brisant les interdits religieux. Car tous ces portraits — ceux de Gerhard Richter, Bill Viola, Peter Brook, Robert Wilson, Luciano Berio, Arvö Part, Jonas Mekas ou Naguib Mahfouz — réitèrent une même question, celle du lieu de la pensée, de son « habiter en poète ». Mais la répétition en est si variée que la photographie se transforme « en un instrument de réflexion philosophique » selon les termes de Jacqueline Salmon. De l’image à la pensée, c’est ce premier mouvement qui m’a tout de suite frappée, car il demeure éminemment énigmatique. Il ne s’agit pas en effet de doubler le portrait par une architecture, dans une visée illustrative, métaphorique ou rhétorique. Il s’agit simplement de donner lieu à la pensée des artistes et écrivains choisis, qu’ils soient vivants ou morts, au point qu’ils finissent par « habiter » de leur présence insistante ces architectures le plus souvent inhabitables. Église abandonnée, abbaye-prison, pavillon moderne aux arêtes lisses et dures, chantiers de musée, tombeau ou porte ouverte sur rien, tous ces lieux sont des non-lieux, sorte d’épures architecturales hantées de mémoire, d’inachèvement ou de vide. Les architectures délimitent des lieux intérieurs, qui me font penser à ce qu’on appelait désert au xxviie siècle. Tout ce qui engendre « une désertification de l’Être », tout ce qui suscite une « vue de loin » et « un fond invisible », comme l’écrivait Louis Marin à propos de Philippe de Champaigne . Les lieux et architectures de ces portraits rayonnent d’un « effet-désert » obtenu par le travail de l’abstraction et du vide lumineux. Ce ne sont que lieux paysagers de l’absolu, sorte de « Vanités » architecturales mélancoliques qui appellent et interpellent la pensée. La nôtre comme celle des portraits...

On comprend alors que les portraits eux-mêmes « portent absence et présence », comme le disait Pascal. Même si les visages sont de profils ou de trois quarts, même si le cadrage laisse apparaître des corps, ces portraits nous regardent dans le face à face iconique de leur être frontal. Étrange situation, où la semblance fuit la ressemblance pour mieux capter la présence et le fonctionnement pensif de l’art et de l’artiste. Ainsi, du portrait de Bill Viola. La tête penchée, plongée dans ses mains, il se recueille tel l’appui-tête de Beckett. Mais il est comme dupliqué par une chambre d’images ouverte, celle d’une architecture-paysage dédoublée par son reflet. Image de la pensée au plus près du travail de Bill Viola qui disait lui-même à propos de ses installations : « Les chambres de mes installations sont noires parce que ceci est la couleur de l’intérieur de votre tête. Ainsi le véritable lieu de toutes mes installations est l’esprit ce n’est pas vraiment le paysage. » Au sens littéral : Jacqueline Salmon pénètre dans ce lieu de l’esprit, et retrouve la « couleur » de la pensée, son temps suspendu entre apparition et disparition. Elle utilise alors la photographie comme un nouveau plan de projection, qui métamorphose le point de départ et met face à face, côte à côte, l’espace mental et l’espace figural. Par leur chiasme et leur amplification réciproque, elle crée une sorte de « transmutation » et même de « transsubstantiation », au sens de Duchamp. L’architecture pénètre la figure, au point de s’y substituer en image d’absence, comme dans le portrait de John Cage.

C’est pourquoi le trajet qui va de l’image à la pensée fait toujours retour sur lui-même. Comme si la pensée devait trouver sa propre « transmutation » sensorielle en architecture. Robert Wilson nous fixe sur fond noir, face au pavillon de Mies Van Der Rohe avec sa géométrie d’angles, de plans et d’ombres accentuée, quand Gerhard Richter, dans un geste très posé de la main, découvre les vrais-faux monochromes blanchis de lumière propres au chantier de O. Gehry à l’American Center. Dans ces deux portraits, comme dans beaucoup d’autres, les photographies réalisent une véritable mise à plat du lieu par une architecture qui fixe les affects. La pensée y flotte, toujours saisie dans les œuvres présentes-absentes des artistes, au point que les musiciens — Berio, Arvö Part ou Ligeti — semblent « composer » leurs intervalles et leurs rythmes dans les espacements, les vides et pleins, les descentes et traverses de l’architecture… De là leur force de « mentalisation » du portrait et ce sentiment du hors-temps qui les habite. Purifiées, désertifiées, lisses et froides, ouvertes à un centre absent, elles m’évoquent le risque de la pensée, sa solitude, son dehors silencieux, sa puissance inventive et son « impouvoir ». Si bien que ce nouvel « Atlas » de portraits se transforme subtilement en archive de la Pensée. Comme si chaque portrait dans sa singularité absolue témoignait à jamais de cette étrange question : « Où est-on quand on pense ? » Entre lieux et non-lieux sans doute, dans un « méta-portrait » de la Pensée : « Solitude qui rayonne, vide du ciel, mort différée, désastre », écrivait Maurice Blanchot.

Christine Buci-Glucksmann