Christine Bergé

en mémoire de la terre

extrait du livre Archives naturelles, Marval, Paris, 2002

I. Le Musée : Ombres, lumière, présences

L'arche    

Sous la grande coupole, voici les animaux. En squelette, en fourrure, ou en résine, pattes immobiles bien posées sur le sol ou figés dans un faux plané, à quelque distance des estrades qui délimitent l'espace public et celui des anciens vivants. Ce qui saisit, lorsque nous entrons au Musée, c'est cette étrangeté de l'espace. Le dôme évoque une arche renversée, les dimensions sont inhabituelles. Comme pris à l'intérieur d'un mouvement arrêté, nous contemplons de hautes silhouettes qui offrent leur ossature à la lumière ambigüe de la Galerie. Une cérémonie sans paroles semble avoir lieu, mais quel est le sens de la célébration ? pour quel dieu ? Avec une vague crainte mêlée de respect, nous approchons ces animaux d'un autre monde. Les voici désormais à quelques pas de nous, conservés pour être offerts à notre curiosité. Dans le silence paradoxal, nos voix se font chuchottantes. Notre regard s'attarde sur les yeux étincelants des félins, flotte le long de flancs blanchâtres, va se perdre au loin, entre les bois du cerf du Père David, sous les côtes du Rorqual, interroge les défense énormes du mammouth, et monte vers les cornes à peine visibles de la girafe. Sous la coupole, nous sommes entrés dans une dimension mythique. On dirait que quelqu'un va prendre la parole : "Il était une fois...". Comment vivaient ces bisons d'Amérique ? Le rhinocéros et le cheval existaient-ils vraiment avant l'homme ? Pourquoi la corne du narval semble-t-elle sortir de sa narine gauche ?

Dans ce monde sans soleil, de petits hommes circulent entre les silhouettes, parfois pris d'un léger vertige. Heureusement, le souci pédagogique a inspiré aux installateurs un effort pour rendre accessibles les animaux : les visiteurs, surtout les enfants, sont invités à toucher, palper une molaire d'éléphant, à caresser un renard lové dans son pelage, ne dormant que d'un oeil comme lorsqu'il vivait encore. De près, puis de nouveau de loin. Vers le regard tendre et amusé que jette sur nous la girafe. Vue d'en bas, sa tête minuscule semble chercher quelque chose vers les hauteurs. Comment est le monde, pour elle, vu de si haut ? Je regarde la girafe : il y a longtemps qu'elle ne court plus, depuis que le Duc d'Orléans la fit capturer (à la fin du dix-neuvième siècle) pour l'ajouter à sa collection personnelle d'animaux exotiques. Je regarde les félins sagement pris dans la pose, les rhinocéros qui patientent, et le chameau de Bactriane... En cet univers sans odeurs et sans saveurs, tous semblent plongés dans une attente indéfinie. Leurs yeux fixent quelque chose que nous ne voyons pas. Et si nous insistons, nous croisons leurs prunelles de verre. Quant aux animaux en squelette, ils ont atteint l'état hypothétique du fantôme, mais purement dévoilés, nus jusqu'à l'os, par qui deshabillés ?

Par qui gardés, sauvegardés, par qui nettoyés, recomposés, naturalisés ? Comment sont-ils venus jusqu'ici ? Comment est entrée la girafe ? L'espace de la Galerie vient se doubler d'un autre espace, celui infini des voyages. Ce qui, absent, vient affleurer alors, est restitué depuis notre mémoire d'enfant, depuis les livres que nous avons lus. Et commence le mystère : qu'il y-a-t-il derrière ? Quand cela a-t-il commencé ? Dans la Galerie, c'est le temps, alors, qui s'étire. Nous lisons aux enfants des dates incompréhensibles : il y a des millions d'années vivaient ces animaux étranges. C'était autrefois, c'est un monde disparu... Le Mégacéros, ce cerf des tourbières dont tu admires les bois magnifiques qui font deux mètres d'envergure, vivait avant le mammouth... Il a été découvert en Irlande vers 1930. Ce grand mammouth de Choulans, lui, fut découvert en 1859. Et le grand Rorqual que tu voies, s'est échoué sur les côtes de Corse en 1878.
L'échouage d'une baleine a toujours quelque chose de mythique. On imagine sa chair ouverte au soleil, cela évoque une catastrophe, une sorte de naufrage. Ici, tout est propre, les squelettes se laissent regarder, les règnes sont en ordre. Et, sans le savoir, nous prenons une leçon d'humanité. Quelle est notre place, dans la famille des vivants ?

La mémoire de ce monde disparu, mémoire d'os et de résine, faite de fils de fer et barres de bois qui tiennent ensemble des éléments de squelette, cette mémoire des animaux de la terre est le fruit d'un patient travail, d'une forme de hantise, aussi. L'homme qui oeuvre à partir de vestiges apprend à déchiffrer les archives terrestres. Il a voulu garder en mémoire ce que, parfois, aucun oeil humain n'a jamais vu vivant. C'est lui qui a lu à haute voix ce livre silencieux, fait de plaques de tourbe et d'os minéralisés par les strates du temps. Il s'est donné pour mission de rédiger une forme énigmatique de testament, il a voulu offrir aux hommes futurs le patrimoine de la nature.

extrait du livre Archives naturelles