Dominique Baqué

Stratégies du retrait, renouveau du documentaire

in : stratégies du retrait, renouveau du documentaire
in : photographie plasticienne, l'extrême contemporain Editions du Regard 2001

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Il n’y a sans doute pas de hasard à ce que soit ici mobilisé Depardon, tant il emblématise très exactement cette mise en doute et en suspicion du reportage traditionnel qui coïncida d’abord avec la perte de la croyance en l’objectivité et de la coïncidence avec l’actualité et qui aujourd’hui, se fourvoie trop souvent ans l’obscénité du gros plan sur la souffrance. Plus que d’autres sans doute, conscient du deuil à opérer, Depardon a su inventer une nouvelle écriture photographique qui, non dénuée de mélancolie, redonne doit de cité à la subjectivité et, dialectisant sans cesse l’ici et l’ailleurs, s’attache à élaborer ce que Jacques Rancière a qualifié de « juste distance ». Quête éthique, personnelle autant que déontologique : Depardon photographiant les enfants en Roumanie refusa toujours le pathos des larmes (silence rompu), comme i cessa de photographier l’asile de San Clemente lorsque le fou se « réifia » à ses propres yeux , ou encore s’abstiendra de tout jugement sur les bourreaux du Rwanda.
Reporter inquiet de lui-même et de son médium, Depardon croit encore cependant possible une certaine coïncidence avec l’événement dont le reportage, certes pétri de doutes et n’imposant jamais ce qui serait la vérité de l’Histoire, propose l’humble restitution. En cela Depardon incarne un « moment » de l’histoire du reportage - moment de suspens, d’entre-deux- et confronté aujourd’hui à la menace de l’imagerie humanitaire, se donne pour projet d e photographier la ville et ses nouvelles victimes ; des hommes incarcérés, des SDF, des chômeurs, bref des sujets non héroïsables.
En proposant quelques solutions formelles : employer, comme beaucoup de photographes anglais, le 6 X 7 cm , élargir la vision, donner à voir et à penser le hors champ ; et en définissant « une photographie des temps faibles » en d’autres termes : « dans une photographie du temps faible, rien ne se passerait. Il n’y aurait aucun intérêt, pas de moment décisif, pas de couleurs, ni de lumières magnifiques, pas de petit rayon de soleil, pas de chimie bricolée(…). L’appareil serait une espèce de caméra de télésurveillance(…). »(1)
Soit, de nouveau, une stratégie du retrait, de l’effacement, qui se déploie d’ailleurs dans les documentaires filmiques de Depardon, comme Urgences, Faits divers, Délits flagrants etc…
Et que l’on voudrait mettre ici en écho avec le travail de Jacqueline Salmon sur le centre de réfugiés de Sangatte, non sans prendre la précaution méthodologique de rappeler que Salmon ne s’est jamais définie comme photoreporter, pas plus qu’elle n’investit les images de sa subjectivité.
Comment dire le social, comment témoigner du politique et comment faire oeuvre, aussi, sans jamais recouvrir ni à « l’image-choc » barthésienne, ni à un photojournalisme obsolète, ni, enfin, à l’ignominie, visuelle et éthique, de la photographie humanitaire ? Photographiant architectures défuntes, lieux à l’abandon, hôpitaux, prisons et chambres précaires, c’est la question à laquelle, obstinément, ne cesse de se confronter Jacqueline Salmon. Discrète, pudique, toujours retenue et distanciée, mais cependant toujours porteuse d’enjeux radicaux, l’oeuvre s’affirme et se confirme dans Le Hangar (1), préparée et annoncée par la très belle série dite des Chambres précaires, ces lieux de passage destinés aux sans-abri, expulsés du champ social par un capitalisme qui, de plus en plus, met à terre – stricto sensu – les inefficaces, les sans emploi, sans-abri, sans-papiers, ceux qu’autrefois on eût appelés les « damnés de la terre » , mais qui se réduise aujourd’hui, jusque dans leurs corps, à des déchets. Entre le silence des gouvernements et ce trop bruyant caritatisme institutionnalisé dont il semble aller de soi, dorénavant, qu’il est la norme.
Le Hangar donc : à Sangatte, centre d’accueil géré par la Croix-Rouge – et aujourd’hui fermé par le ministre de l’Intérieur français - , où des milliers de réfugiés, pour la plupart venus d’Afghanistan, d’Irak, d’Iran, mais aussi de Russie, tentaient chaque nuit de gagner l’Angleterre, ainsi devenus malgré eux objets de polémique entre la presse britannique, qui accusa le laxisme de Tony Blair, et la France, qui avoua, une fois encore, son échec quant à la politique du droit d’asile.
Le choix de Salmon est éthique autant qu’esthétique : ici, nul enfant sur lequel jeter sa plainte compassionnelle, nulle mère avec laquelle croire partager la douleur, nul vieillard dont on aimerai tant alléger la mort prochaine. Des tentes, des « cabines » destinées au regroupement des familles, des lits de camp pour les personnes isolées. À peine quelques silhouettes rarement entr’aperçues alors, que, paradoxe, on imagine ce hangar surpeuplé. C’est que montrer l’humain serait, en l’occasion, une indignité. Une faute morale. Ne montrer que le lieu, dans son ingratitude et sa précarité, est une façon d’en appeler, non point à la pitié, dont on sait combien elle peut être veule, narcissique autant qu’inefficace, mais à la pensée.
Regarder, affronter ces bâches, modestes tentatives pour préserver une intimité perdue, ces lits de camp aux immanquables connotations militaires, ces draps froissés où des corps rompus ont chu d’épuisement, ces étendages où l’on devine, suspendus à des grilles carcérales, chaussures, vêtements, et draps : non pour pleurer, mais pour articuler quelque chose de l’ordre du politique – enfin.
En élaborant les conditions de possibilité d’un témoignage « actif » qui ne doive plus rien à l’humanisme nauséabond d’un Sebastiào Salgado, ni au misérabilisme caritatif, ni aux reportages par trop « massifs » du type Magnum, Salmon s’essaye à une nouvelle posture visuelle et politique, mais elle invite aussi, avec ce radicalisme pudique qui la caractérise, à une lecture des images qui soit indissociablement une pensée et un acte.
Stratégies du retrait, du silence, voire de l’invisibilité : une part non négligeable des productions artistiques contemporaines choisissent de donner à penser plus qu’à voir.
Respect, retrait, ellipse : Willie Doherty et la représentation oblique du conflit irlandais ; Sophie Ristelhueber et l’esthétique de la cicatrice dans son énigmatique figuration de la guerre du Golfe ou, plus exactement, de ce qui, de cette guerre, demeure comme trace en creux ; Alfredo Jaar, enfin et l’absolu radicalisme de ces tombeaux d’images.