Jean-Christophe Bailly

Jacqueline Salmon, La racine des légumes

dossier de presse, Galerie Michèle Chomette 2010

Lorsque dans l’introduction au Galet Francis Ponge écrivait qu’à propos du premier objet venu les choses les plus élémentaires et à peu près tout restait à dire, il pensait sans doute d’abord à son propre programme, mais l’on peut être étonné de voir à quel point, par d’autres, il aura été peu suivi. Et c’est pourquoi il y a une joie spécifique aussitôt qu’un artiste décide de monter à l’assaut de la connaissance des objets, c’est-à-dire de prendre à son tour le parti des choses. De cet ordre, sans aucun doute, est la série de photographies de Jacqueline Salmon intitulée La Racine des légumes qui, via ce titre emprunté au lettré chinois Hong Zicheng, déploie en effet sous nos yeux des légumes montrés comme on ne les voit presque jamais, autrement dit dans leur intégralité. Reversés à l’inconnu, les légumes familiers de ces photographies le sont, au titre d’une mise en scène qui ne les prive d’aucun de leurs éléments. Tandis qu’au jardin, en terre, le légume quel qu’il soit dissimule sa racine, c’est encore sous une forme tronquée qu’il finit sur l’étal — que ce soit sa racine alors qui fasse œuvre (comme pour les navets ou les carottes), ou bien son fruit (comme pour les courges) ou bien ses feuilles. Mais là, et comme d’un seul coup, sur des images grandeur nature qui respectent leurs dimensions, les voici tels qu’en eux-mêmes et ayant échappé à toute instrumentalisation commerciale, culinaire ou même esthétique.

Les légumes, de façon encore plus ramassée que les autres plantes, font le lien entre le ciel et la terre. Vers le haut, dans l’air, comme vers le bas, sous terre, ils se lancent dans une exploration passionnée dont leurs formes conservent le souvenir. Racines d’un côté, branches, feuilles, fleurs et fruits de l’autre, la forme de chaque légume est le récit complet de sa vie d’être saisonnier venu tenter quelque chose dans le monde. De l’infime radis pour lequel racine et fanes ne sont pas plus éloignées l’une des autres que les deux extrémités d’un papier de bonbon qu’on déplie à ces explorateurs rampants qui, tels le concombre ou le potiron, serpentent longuement sur le sol, existe une extraordinaire variété de possibilités formelles et de régimes d’invention et d’adaptation.

Or ce sont ces formes (ces vies) que Jacqueline Salmon a décidé de regarder et de révéler, mais dans leur intégralité, telles donc qu’elles sont effectivement venues au bout d’un parcours de quelques mois seulement — seules des plantes annuelles figurant à ce rendez-vous fixé sur un unique lieu de production, la ferme des Bioux de Gilles Béréziat près de Bourg-en-Bresse. Il y a là un mouvement singulier qui fait glisser entièrement la prise photographique vers le mode — en vérité plutôt rare et difficile — de la description et qui, du même coup, déplace tout le régime d’associations qui accompagne traditionnellement la relation des arts visuels à l’objet. En effet, si l’on devait en référer à la question du genre, on verrait que ces images, par le statut qu’elles accordent aux légumes ainsi représentés, ne peuvent être apparentées au régime de la nature morte, dans lequel tout repose d’abord sur l’arrangement et la composition. Et c’est avec surprise qu’on les verrait plutôt glisser vers une action qui serait davantage celle qu’exerce le portrait, voire le nu. Le nu, parce que soustraits à l’habituel habillage jardinier, marchand ou culinaire, ces légumes sont pour ainsi dire autorisés à se montrer sans nul appareil. Et du portrait parce qu’il ne s’agit à chaque fois que d’un individu singulier — tel cardon ou tel chou incarnant certes son espèce, mais sans qu’aucune portée générique ou emblématique ne soit accordée à sa forme comme un privilège. Car c’est ainsi, soustraits à toute pesanteur symbolique comme à tout effet de déclamation ou de parure, que ces légumes, issus du même jardin, nous reviennent. À une époque où l’on parle tellement de biodiversité, ces images — modestes et orgueilleuses à la fois — viennent utilement rappeler que le divers n’est ni un label ni un argument, mais, en vérité, une condition d’existence — ceci du moins aussi longtemps que les règles du jeu qu’est le vivant sont respectées.

Le vivant : c’est de lui bien entendu qu’il est d’abord ici question, et dans cette tenue extrêmement mince et précise où la photographie, et elle seule avec cette insistance inquiète, s’en empare : sur ces images, ce que l’on voit est en train de mourir et ce qui nous est présenté, à l’intérieur d’un temps de pose qui est celui des légumes eux-mêmes (préparés et disposés par Jacqueline Salmon et son complice Robert F. Hammerstiel pour qu’ils ne dépérissent pas trop vite et pour que leurs différentes composantes ne se séparent pas les unes des autres), c’est la simultanéité, au sein du même être vivant, de temporalités différentes, les unes déjà en route vers le défraîchi et la mort, les autres encore dans le plein emploi de leur force, voire même encore à l’état naissant. Opulents et flétris à la fois , les légumes ne témoignent pas, comme de pesants gardiens, aux portes de la mélancolie humaine. Simplement ils sont là, dans leur mouvement le plus propre, et saisis au moment où magnificence et flétrissure cohabitent sans qu’un régime l’emporte sur l’autre. Dans son parti pris de description, dans sa volonté, donc, de tenter une ekphrasis photographique (ce qui serait d’ailleurs aussi la marque de ses autres travaux, quel qu’en soit le sujet) Jacqueline Salmon aurait pu — elle y a d’ailleurs songé un moment — photographier des herbiers, qui sont aussi des objets passionnants et qui la passionnent, mais c’eût été photographier autre chose que des formes à peine arrachées vivantes à leur formation, autre chose que de tenter de saisir le passage où le vivant, pourtant porté à son comble, est déjà sur le point de se quitter vers cet au-delà de lui-même que nous apparions à la mort, mais qui, dans l’ordre légumier, s’apparente aussi à la renaissance et au retour.

Jean-Christophe Bailly