Jean Arrouye

Près et loin des images de Jacqueline Salmon ou la photographie selon Italo Calvino

conférence, 1997

L'exposition de photographies de Jacqueline Salmon s'intitule Près et loin d'Italo Calvino. A la première page de son texte-commentaire Gilbert Lascault écrit : "Les photographies de Jacqueline Salmon se veulent à la fois proches de phrases, de suggestions d'Italo Calvino, et sans lien mimétique avec les situations, les images que ces phrases évoquent". Ce ne sont donc pas des illustrations au pied de la lettre, mais des transpositions, des équivalences, peut-être parfois de libres créations fondées sur le principe baudelairien des correspondances qui ferait que telle photographie d'un peintre occupé à transposer — lui aussi — le spectacle de la nature vaudrait génériquement pour tous ces observateurs pensifs du monde qui abondent dans l'univers littéraire d'Italo Calvino, le romancier lui-même d'abord qui s'y raconte parfois, (pour qui ce peintre anonyme serait, ironiquement, ce qu'Elstir est à Proust) et Palomar, Marcovaldo, le baron perché… De même telle image d'un mur-chemin en escalier vaudrait pour tous ces chemins escarpés que parcourent des personnages d'Italo Calvino, les maquisards du Corbeau vient en dernier ou, dans La route de San Giovanni, le père du romancier partant, chargé de paniers, vers ses terres haut situées.

Cependant le spectateur qui a en mémoire les écrits d'Italo Calvino ne peut s'empêcher de trouver des rapports particuliers entre les images poétiques de Jacqueline Salmon et des passages des textes de l'écrivain. Ce faisant, s'il semble aller a contrario des intentions de la photographe, il ne contrevient pas cependant à la poïétique de son entreprise, à l'esprit qui la sous-tend. Car, d'une part, il faut comprendre Près et loin d'Italo Calvino non pas comme une alternative (certaines images proches des textes, d'autres non) mais comme une complémentarité : c'est en prenant une distance par rapport à l'énoncé des textes que les photographies de Jacqueline Salmon en sont proches ; l'éloignement réflexif, l'écart rêveur, sont condition nécessaire de la fidélité en esprit et de la juste interprétation de l'oeuvre. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'un spectateur puisse voir un rapport à un passage particulier dans une image que la photogaphe a conçue comme équivalence textuelle générale. Ce n'est là que la preuve — par excès — de la justesse de cette équivalence, de la pertinence de ces photographies qui se veulent à l'image des oeuvres d'italo Calvino et qui réunissent en effet à l'être, particulièrement bien.

C'est pourquoi le lecteur d'Italo Calvino n'a pas de raison de se refuser au plaisir de retrouver dans tel paysage "le relief bondissant, irrégulier des collines, avec des villages, des routes, des rivières" que le narrateur observe dans Le nuage de Smog (Aventures), dans la photographie de Manhattan (60) "l'agglomération de prismes que — dit Qfwfq dans Les cristaux (Temps zéro) — je vois émerger de l'autre côté de l'Hudson, avec ses flèches acérées ; j'y passe la journée là-dedans, en haut et en bas selon les axes horizontaux et verticaux qui traversent ce solide compact, ou le long des itinéraires obligatoires qui rasent angles et côtés", et de penser voir dans la photographie d'une lessive éclatante séchant sur une terrasse celle étendue par Guendalina dans Le pigeon municipal    (Marcovaldo) et qui reste collée aux fils couverts de glu par Marcovaldo qui espère que des bécasses pourraient se poser sur la terrasse de l'immeuble qu'il habite.

Les étals de nourriture, viandes ou poissons , rappellent "les rayons et les comptoirs croulants sous des montagnes de denrées alimentaires", décrits dans Marcovaldo au marché (Marcovaldo), devant lesquels défilent avec envie les trop pauvres membres de sa famille "se suivant à la queue leu leu, poussant leur chariot devant eux". Et puis voici les girafes devant l'enclos desquelles, dans Zoo (Palomar), "monsieur Palomar s'arrête". Quant à l'image initiale d'un homme, une serviette gonflée au bout du bras, vu de dos et en contrejour, immobile sur un sol dont le revêtement figure une carte géographique et coupé à mi-corps par le cadrage de l'image, il semble que ce soit M. Palomar lui-même, cet être curieux de toutes choses (ce que semble symboliser la carte sur laquelle il se tient) et incapable de trouver la moindre réponse aux questions qu'il se pose (ce que semble marquer cette coupure de sa silhouette, l'absence de tête qui en fait un personnage emblématiquement égaré, photographiquement absent au monde).

La photographie d'un passage couvert dans une ville aux hauts bâtiments de brique fait penser à l'itinéraire d'Amerigo Ormea dans La journée d'un scrutateur : "Pour gagner le bureau de vote où il ferait fonction de scrutateur, il devait passer par des ruelles étroites /…/, entre les murs de pauvres maisons sans doute surpeuplées, où cependant par ce petit matin de dimanche, n'apparaissait aucun signe de vie". Par contre l'ombreuse volée de marches en haut de laquelle une porte entrebaillée laisse apercevoir une mince colonne de lumière renvoie aux confidences d'Italo Calvino racontant sa jeunesse dans La route de San Giovanni: "Qu'est-ce que je cherchais du regard sous les porches mal éclairés dans la nuit (parfois l'ombre d'une femme y disparaissait) sinon la porte ouverte, l'écran de cinéma à traverser, la page à tourner qu'introduit dans un monde où toutes les figures et les mots pouvaient devenir vrais, présents, mon expérience personnelle, et non plus l'écho d'un écho d'un écho".

La photographie des frondaisons d'olivier rappelle que pour Côme Laverse du Rondeau (Le baron perché) "les oliviers offraient /…/ des routes faciles et unies. Ce sont des arbres accueillants et, malgré la rudesse de leur écorce, amicaux pour qui y passe ou s'y veut arrêter", tandis que celle où des cyprès se dressent derrière des oliviers encore témoigne que "la ramure des cyprès est bien trop serrée pour qu'on y puisse grimper". La si haute bibliothèque aux rayonnages remplis de livres reliés est sans doute celle où le frère de Côme empruntait "les livres", dont nous confie-t-il, "c'était moi qui les procurais à Côme ; je les prenais dans la bibliothèque personnelle". Une photographie semble montrer ce "ciel qui n'était pas entièrement couvert, mais un peu lourd" du jour où les vignerons se révoltèrent contre la dîme, et une autre, d'un ciel cette fois-ci chargé de nuées d'orage, le décor de cette joute entre le père et le fils où, à Côme, qui vient de lui dire insolemment : "moi, du haut des arbres, quand je pisse, ça va plus loin", le vieux baron Arminius, "montrant le ciel qui s'était soudainement chargé de nuages noirs" rétorque : "Attention mon fils, il y a là quelqu'un qui peut pisser sur nous tous !".

Une photographie montre la lune, monumentalement ronde, telle sans doute qu'elle brillait dans Vacances sur un banc (Marcovaldo), le soir où Marcovaldo qui a décidé de dormir en plein air sur un banc la contemple en attendant que deux amoureux qui s'y sont installés aient fini de se disputer : "Il alla regarder la pleine lune par dessus les arbres et les toits" ; ou peut-être telle que la regarde, avec dégoût, Qfwfq dans La lune molle (Temps zéro) : "La lune, agrandie par le télescope, m'apparaissait dans tous ses détails, ou plutôt de nombreux détails m'apparaissaient à la fois, tellement mélangés les uns dans les autres que plus je l'observais moins j'étais conscient de comment elle était faite, et je pouvais seulement témoigner de l'effet que cette vision provoquait en moi".

Le jardin botanique dont Jacqueline Salmon nous montre le fouillis gouverné par les pancartes désignant les espèces qui le constituent illustre l'activité du père d'Italo Calvino que celui-ci montre, dans La route de San Giovanni, passionné par les classification et les taxinomies. Jacqueline Salmon a elle-même noté ce passage, cité dans le catalogue de l'exposition, qui pourrait accompagner cette photographie : "Il mettait dans cet acte de nommer les plantes la passion de celui qui veut atteindre le fond d'un univers sans fin — de celui qui explore les frontières ultimes d'une généalogie végétale…". Rappeler ce texte c'est du même coup évoquer le problème fondamental, fondateur de toute l'oeuvre d'Italo Calvino, de la confrontation permanente de deux attitudes dans la vie, de deux modes de la connaissance, de deux philosophies de l'existence, que, dans La route de San Giovanni, le romancier confesse avoir découvert dans son adolescence, en opposition à son père.

" Il nous était difficile de nous parler. Tous deux de nature prolixe, prisonniers d'un océan de mots, ensemble nous demeurions muets, nous marchions côte à côte en silence le long de la route de San Giovanni. Pour mon père les mots devaient servir à confirmer les choses, et à marquer la possession ; pour moi ils étaient les prévisions de choses à peine aperçues, non possédées, présumées. Le vocabulaire de mon père se dilatait dans le catalogue interminable des genres, des espèces, des variétés du règne végétal — chaque nom était une différence saisie dans la densité compacte de la forêt, avec la foi d'avoir ainsi élargi la maîtrise de l'homme — et dans la terminologie technique, où l'exactitude des mots accompagne l'effort d'exactitude de l'opération, du geste".
/…/
"Quant à moi, je ne reconnaissais ni une plante ni un oiseau. Les choses, pour moi, étaient muettes. Les mots s'écoulaient continuellement dans ma tête et n'étaient pas accrochés à des objets, mais à des émotions, des fantaisies, des présages. Il suffisait d'un lambeau de journal par terre sur lequel on avait marché qui m'arrivait entre les pieds et j'en buvais avec une grande concentration le texte tel qu'il en sortait, mutilé et inavouable — noms de théâtres, actrices, vanités — et mon esprit était déjà parti au galop, l'enchaînement des images ne s'arrêterait plus pendant des heures et des heures, tandis que je continuais à suivre en silence mon père, qui indiquait certaines feuilles derrière un mur et disait : « Ypotoglaxia jasminifolia » (à présent j'invente des noms ; les vrais, je ne les ai jamais appris), « Photophila wolfoïdes », disait-il (je suis en train d'inventer ; mais c'était des noms de ce genre), ou bien « Crotodendron indica » (j'aurais certes pu, maintenant, chercher de vrais noms, au lieu de les inventer, redécouvrir peut-être quelles étaient réellement les plantes que mon père me nommait au fur et à mesure ; mais c'eût été comme de tricher au jeu, ne pas accepter la perte que moi-même je me suis infligée, les mille pertes que nous nous infligeons et pour lesquelles il n'y a pas de revanche)".

Noter ces deux conduites, c'est opposer l'esprit de précision à l'approximation, le désir de tout contrôler à l'acceptation de la perte, l'inventaire taxinomique à la compréhension poétique du monde. Celle-ci, pour Italo Calvino, passe par la littérature :


"Et je ne savais pas que moi aussi j'étais en train de chercher un rapport, peut-être plus heureux que celui de mon père, un rapport qui m'aurait été donné par la littérature, qui rendrait une signification à tout, et d'un coup chaque chose deviendrait vraie, tangible, prête à être possédée et parfaite, chaque chose de ce monde désormais perdu".


En fait la littérature expose et englobe ces deux tendances de l'esprit humain, et l'oeuvre d'Italo Calvino fait une large place au désir éperdu de tout comprendre, de tout maîtriser, de tout ordonner et classer qui obsède aussi bien le citoyen ordinaire Palomar que le personnage fantastique Qfwfq de Cosmicomics et de Temps zéro.    

Dans Les cristaux (Temps zéro), Qfwfq se dispute sans cesse avec sa compagne Vug ; ils se disputaient déjà quand la terre n'était qu'en germination, ils continuent aujourd'hui qu'ils vivent à New York. L'éternité de ce couple de science-fiction et de ses divergences d'opinion vaut allégorie du fait que la condition humaine est inévitablement partagée — comme elle l'est entre deux sexes différents mais complémentaires — entre ceux qui croient que l'univers peut être ordonnée et ceux qui pensent qu'il ne saurait échapper à la contingence. En effet Qfwfq estime que le monde s'organise progressivement et que finalement il s'accomplira en un cristal unique et pur. Vug juge au contraire que le monde se défait sans cesse, qu'il ne peut être constitué que de cristaux irréguliers et impurs. Il n'est pas indifférent que Qfwfq ait un nom à coucher dehors et que Vug ait un nom à coucher le monde en images ; de fait elle a un atelier de photographie. Elle finira par convaincre Qfwfq que la connaissance et la communication ne sont possibles que par le truchement d'instruments comme la radio (avec ses transistors) et la photographie (avec ses cristaux d'argent) dont le bon fonctionnement repose sur l'utilisation de cristaux impurs. De sorte que Qfwfq, déconfit, reconnaîtra que ce qu'on appelle "l'ordre est un rapiéçage effiloché de la désagrégation" et parlera de "cette déperdition inutile qu'est l'univers".

Palomar, comme Qfwfq, rêve d'un monde ordonné où tout est entièrement compréhensible. Mais il ne peut que constater son imperfection et son opacité. Les héros d'Italo Calvino les plus humains, les plus modestes, les plus proches de nous, comme Palomar et Marcovaldo, sont toujours en proie à l'incertitude, condamnés à l'hésitation, voués à l'égarement. Tout en ce monde, y compris le rêve d'ordre immobile des classifications du père d'Italo Calvino (qui n'espère pas comme Qfwfq un monde autre, mais simplement intelligible), est sous le signe de l'entropie, à rebâtir constamment, vainement.

C'est à la fois cette obsession de mise en ordre qui est celle de personnages nombreux de l'oeuvre d'Italo Calvino et son échec qu'illustrent toutes les photographies de Jacqueline Salmon qui montrent des herbiers, des classeurs, des vitrines de musée, des rayonnages surchargés, des bibliothèques, des entrepôts et leur inévitable désordre et usure — sans compter les étalages et le jardin botanique où le désordre reprend sans cesse le dessus sur les rangements initiaux.

C'est aussi ce dont témoigne l'organisation de ses images en diptyques, conjoignant bassin pour hypopotame au zoo et salle de classe , montagne de sel et escalier de marbre ou couloir vide et couple de girafes, diptyques qui ne font pas sens, ni histoire et qui, associant draps séchant au soleil et herbier ouvert sous une lampe de bureau, touffu jardin japonais et accumulation de tiroirs dans une salle morne ou musée vide étincelant et espace comble de plantes exposent l'irréductible résistance de la réalité à sa mise en mémoire catégorisée. Que ces diptyques prennent l'apparence d'une double page d'un livre, d'un livre qui ne sera jamais constitué ni relié, ne fait que généraliser la leçon que donnent les couples d'images dépareillées.

Pourtant certains associations, du ciel chargé de nuées orageuses et de l'accumulation de matière granuleuse, de la lune et du ciel, du bureau éclairé et de la maison isolée, suggèrent des complémentarités, suscitent des résonances. Ce qui relie alors les images ce sont ces rapports de "légèreté", de "rapidité" ou de "visibilité" qu'analyse Italo Calvino dans les Leçons américaines    et qui confèrent du sens au monde au-delà de son disparate apparent, ce qui ne va pas sans ironie quand sont associées images d'éventaire de produits alimentaires et de bibliothèque de livres reliés ni sans détour obligé par le langage lorsque voisinent tapis roulant et chemin montant et que c'est le terme impliqué de "cheminement" qui relie les images.

Ces couples d'images qui témoignent du non-sens premier du monde, mais aussi parfois de ce qu'on peut, précairement, lui assigner du sens, attestent que la photographie remplit cette fonction, essentielle aux yeux d'Italo Calvino, qui est aussi celle de la littérature, "de faire communiquer le divers avec le divers comme tel", ainsi que dit le romancier dans Rapidité (Leçons américaines).

Mais pas n'importe quelle photographie et certainement pas, pour Italo Calvino, celle qui a longtemps été la plus connue des français et du parisien que fut le romancier, celle d'Henri Cartier-Bresson qui procure du monde des images superbement — terme qu'il faut entendre aussi au sens "d'avec superbe" — et délibérement mises en forme, cadrées, dans tous les sens de ce terme. Henri Cartier-Bresson s'est souvent expliqué publiquement de sa conception de la photographie. Dans un entretien publié dans Le Monde du 7 septembre 1974, il reprend une de ses comparaisons favorites, du photographe avec un archer Zen, tel que décrit par Herrigel dans son livre Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, où il est dit que l'archer accompli est celui qui s'oublie au moment de tirer et se confond avec la cible. "Pour moi, déclare Cartier-Bresson, la photographie est une concentration". "Ce livre de Herrigel, découvert il y a quelques années me semble être à la base de notre métier de photographe. Matisse n'écrivait pas autrement sur le dessin : pratiquer une discipline, s'imposer une rigueur et s'oublier complètement. Et dans la photographie l'attitude doit être la même : s'abstraire, ne pas essayer de prouver quoi que ce soit". "Etre soi, pour moi, c'est être hors de soi. Comme ce que décrit Herrigel : nous nous atteignons en visant la cible, le monde extérieur". Cartier-Bresson condamne les photographes qui mettent du sentiment dans leurs images ; il les appelle des "touche-à-tout" ; "ils visent leurs viscères", dit-il, et de donner en exemple de cette attitude répréhensible à ses yeux, Avedon, Sudre, Diane Arbus, Duane Michals, Bruce Davidson. "Ils ne parlent même plus de rythme, du nombre d'or…", leur reproche-t-il. Quant à lui il affirme vouloir "faire de l'abstraction d'après nature /…/ trouver la structure du monde — jouir de la volupté de la forme".

Donc pour Cartier-Bresson la photographie est une mise en ordre de "la réalité /qui/ est un déluge chaotique" selon les partitions harmoniques, les portions congrues d'un rectangle (il utilise un Leica 24 x 36) soumis à la loi du nombre d'or ; cette photographie est plus vue de l'esprit que saisie par le regard des apparences ordinaires du monde ; elle vise à une réduction imaginaire — au double sens de ce mot, par l'image et selon une imagination particulière — de la réalité. C'est une conception idéaliste, voire platonicienne de la photographie. On comprend qu'elle ne puisse satisfaire ce pragmatique observateur d'un monde, qu'il juge soumis à la contingence et à l'aléatoire, qu'est Italo Calvino. Aussi trouve-t-on dans Temps zéro, le texte qui donne son titre au recueil de ce nom, sous forme d'une parodie du sophisme célèbre de Zénon d'Elée, une drôlatique et faussement rationnelle récusation de ce sophisme moderne qui prétend que la photographie est prise avant d'être faite.


"J'ai le sentiment que ce n'est pas la première fois que je me trouve dans cette situation : avec l'arc tout juste détendu dans ma main gauche lancée en avant, la main droite contractée dans mon dos, la flèche F suspendue en l'air au tiers environ de sa trajectoire, le lion L sur le point de me sauter dessus, la gueule grande ouverte et les griffes en avant. D'ici une seconde, je saurai si oui ou non la trajectoire de la flèche et celle du lion arriveront plus ou moins à coïncider en un point X traversé aussi bien par L que par F à la même seconde t : c'est-à-dire si le lion se renversera en l'air avec un rugissement qu'étouffera le flot de sang qui inondera sa gorge noire traversée par la flèche, ou bien retombera sain et sauf sur moi, me jetant à terre d'un double coup de pattes qui me déchirera le tissu musculaire des épaules et du thorax, cependant que sa bouche, se refermant en un seul déclic des mâchoires, détachera ma tête du cou à la hauteur de la première vertèbre".

Voilà où risque de mener la confusion du tireur et de la cible !

"Les facteurs qui déterminent le mouvement parabolique aussi bien des flèches que des félins sont tellement nombreux et complexes qu'il est pour le moment impossible d'estimer quelle éventualité est la plus probable. Je me trouve par conséquent dans une de ces situations d'incertitude et d'attente où l'on ne sait vraiment pas quoi penser. Et la pensée qui me vient est celle-ci : il me semble que ce n'est pas la première fois".

Qui pourrait donc croire que réellement l'efficacité du tir est un simple problème de "concentration" du tireur ?
Italo Calvino a de toute évidence une autre idée de la photographie que le grand photographe français. Il l'expose dans deux textes : Aventure d'un photographe (Aventures) et La journée d'un scrutateur.

L'aventure d'un photographe est l'histoire d'un jeune homme, Antonino Paraggi, qui sort avec des amis qui font des photos-souvenirs. Lui seul n'a pas l'envie de se voir en photographies, ne cherche pas à garder la trace de son passage ici ou là. Tous donc le chargent d'appuyer sur le bouton pour eux. Il devient fort habile à composer des images sur le vif mais trouve que ces instantanés ne permettent pas de "rendre explicites les rapports avec le monde que chacun de nous porte en soi". On reconnaît dans ce souci des "rapports avec le monde" la préoccupation qui était celle de l'écrivain dans La route de San Giovanni. Et l'on devine par là que la conception d'Italo Calvino de la nature et de la fonction de la photographie n'est sans doute pas très éloignée de celle qu'il a de la littérature.

Antonino achète donc un vieil appareil à soufflet, pied et voile noir et se met à la photographie. Il photographie une de ses amies, Bice, dont il tente de fixer "les traits qui définissent son vrai caractère". Entreprise difficile. Il essaie tour à tour le naturel puis l'artificieux : "Le masque, pense-t-il un temps, étant tout d'abord un produit social historique, contient plus de vérité que les images qui se veulent « vraies »". Mais il veut aussi saisir l'être de Bice dans sa diversité, ses transformations d'humeur et d'allure, selon le temps et le lieu. Lassée elle le quitte (quand il l'avait "prise", la première fois, elle s'était donnée à lui). Il photographie alors son absence, le vide des lieux où elle fut, l'appartement laissé à l'abandon où tout, "un lit défait, une tache d'humidité sur le mur /…/, un coin de la chambre complètement vide, où il n'y avait que le tuyau du radiateur", car tout cela aussi est révélateur d'un rapport à l'être aimé et au monde. A la fin du récit Antonino en est venu à photographier des amas de photographies déjà faites : "photographier des photographies était la seule voie qui lui restait" ; dernière tentative de maintenir un rapport avec Bice depuis longtemps partie.

Evidemment ce texte est une caricature. D'ailleurs il eut d'abord pour titre La folie du viseur. Mais derrière la charge s'affirment avec force trois convictions.

D'abord que, contrairement à ce que prétend Henri Cartier-Bresson, il y a mille approches photographiques du monde recevables : on peut le photographier avec son intelligence certes, mais aussi "avec ses viscères", comme disait dédaigneusement Cartier-Bresson, avec passion, distraitement, rêveusement, compulsivement, etc. A chaque étape de la pratique d'Antonino, les connaisseurs de la photographie contemporaine reconnaîtront les façons de faire de grands photographes actuels : Avedon, Diane Arbus, Kertész, Boubat, Irving Penn,…

Ensuite que la photographie est propre à révéler le détail ("parce que voir, cela signifie percevoir des différences", précise Italo Calvino dans La vieille dame en kimono violet (Collection de sable)), à fixer le fugace, à sauver le périssable. "Lorsqu'ils ont sous les yeux leurs photos, alors seulement le torrent des Alpes, ce mouvement de l'enfant avec son petit seau, ce reflet de soleil sur les jambes de leur femme acquièrent l'irrévocabilité de ce qui a été et ne peut plus être mis en doute". La photographie transforme l'expérience momentanée en savoir durable : "seul reste l'album des photos comme lieu où ces perfections fugitives sont sauvées". Ce qui est ainsi sauvé ce sont toutes les choses non comptables et non classables qui sont la substance même de l'existence.

Enfin, et en conséquence, que la photographie permet de voir vraiment, et peut-être de connaître, ce que d'ordinaire on ne fait que regarder. Voyant apparaître sur le verre dépoli l'image de Bice "Antonino eut l'impression de voir Bice pour la première fois". Et par la suite la frénésie photographique d'Antonino est motivé par son désir de connaître entièrement Bice, de se l'approprier totalement.

Que la photographie soit un moyen efficace de connaître autrui, dans La journée d'un scrutateur, Amerigo Ormea chargé de vérifier l'identité des votants au Cottolengo, vaste asile turinois de crétins tenu par des religieuses, le découvre

"A Amerigo était échue la tâche de vérifier les pièces d'identité. Des nuées de religieuses venaient voter : des blanches d'abord, puis des noires, par centaines. Presque toutes avaient leurs papiers en règle : une carte d'identité flambant neuve, délivrée quelques jours plus tôt. Les services d'état civil avaient dû, pendant les semaines précédentes, travailler jour et nuit, pour régulariser la situation d'ordres religieux entiers. Les photographes aussi, d'ailleurs. Sous les yeux d'Amerigo, c'était un défilé ininterrompu de portraits — format identité — où se répartissaient uniformément blanc et noir : l'ogive du visage encadrée par des bandeaux clairs et le trapèze du pectoral, l'ensemble inscrit dans le triangle sombre du voile. Et il fallait en convenir : ou bien le photographe des couvents était un grand artiste, ou bien les religieuses étaient particulièrement photogéniques.
Cet heureux résultat n'était pas dû uniquement à l'harmonie du motif, l'habit monacal, illustré par tant de peintres : les visages mêmes étaient naturels, ressemblants, sereins".
/…/
"Les religieuses /…/ posaient devant l'objectif comme si leur visage ne leur appartenait plus — et le résultat était parfait. Il y avait des exceptions, bien entendu (Amerigo déchiffrait maintenant les photos des soeurs avec l'assurance d'un cartomancien : il démasquait celles que tenaillait encore une ambition terrestre, celles qui luttaient contre elles-mêmes et contre leur destin) ; mais lorsqu'elles avaient franchi une sorte de seuil où elles s'oubliaient elles-mêmes, la photographie enregistrait cette présence de l'immédiat, cette paix intérieure, cette béatitude".
/…/
Quant "aux crétins complets, eux aussi, sur leurs cartes d'identité toutes fraîches, se montraient heureux et photogéniques. A eux non plus, fournir une image de soi ne posait pas de problème. Etait-ce dire qu'un hasard naturel les avait placés où la vie monastique conduit par un chemin malaisé ?
En revanche, ceux qui restent à mi-chemin, les diminués, les inadaptés, les retardés, les névrosés, tous ceux pour qui la vie n'est que difficulté et désarroi, quel désastre que leurs photos ! Ils tendent le cou, grimacent un sourire de lièvre, surtout les femmes, quand il leur reste encore quelque pauvre espoir de se montrer un peu jolies.
On apporta une religieuse sur une civière ; c'était une jeune femme, et belle même. Entièrement vêtue, comme une morte, elle conservait un visage coloré, serein, comme sur un tableau d'autel. Amerigo aurait voulu résister à la tentation de la regarder. On la laissa dans l'isoloir sur sa civière, à côté d'un tabouret, pour qu'elle fit sa petite croix. Tandis qu'elle était là derrière, sa carte d'identité restait devant Amerigo, sur la table. Il jeta un coup d'oeil à la photographie, et fut saisi de frayeur. C'était, avec les mêmes traits, un visage de noyée au fond d'un puits, les yeux jetaient un cri, tandis qu'elle s'enfonçait dans le noir. Il comprit que tout, en elle, était refus et convulsion, même son immobilité de malade".

Au-delà de la fonction figurative d'identification, utile aux amateurs de répertoires physiognomistes et aux gestionnaires de taxinomies policières, la fonction essentielle de la photographie est donc de découvrir la vérité des êtres (et des choses). C'est sa fonction poétique (la poésie peut être tragique). On se rappelle que c'est cette fonction poétique qui fait pour Italo Calvino le prix de la littérature.La photographie ainsi paraît de nouveau comparable à la littérature.

Dans L'origine des oiseaux (Temps zéro), Italo Calvino suggère fortement l'équivalence narrative du texte et de l'image. "A présent, écrit-il, ce genre d'histoire se racontre mieux en bande dessinée que par récit fait de phrases l'une après l'autre" (Le château des destins croisés est, lui la transcription de l'histoire instituée par la disposition de lames de tarot). Or à la fin de L'origine des oiseaux, qui est la description de la bande dessinée qui devrait raconter l'histoire que rapporte le texte comme si c'était le récit de ses aventures fait par le personnage principal de la bande dessinée (complexité narrative qui n'est pas seulement effet de l'ironie en acte d'Italo Calvino mais aussi suggestion que la compréhension du réel est toujours oblique), Italo Calvino écrit : "La dernière bande n'est faite que de photographies". On est donc devant un syllogisme : la bande dessinée peut équivaloir un texte ; la photographie peut se substituer au dessin ; donc la photographie est susceptible, comme le texte, de faire histoire.

En conséquence ce qui est dit du texte narratif littéraire par Italo Calvino, ici et là, vaut également, mutatis mutandis, pour la photographie. Ainsi dans La légèreté, la première des Leçons américaines, où Italo Calvino dit : "Habitué comme je suis à voir dans la littérature la recherche d'une connaissance…", et aussi : "Je me suis efforcé d'ôter du poids tantôt aux figures humaines, tantôt aux corps célestes, tantôt aux cités". La littérature invente des antidotes à "la pesanteur, l'inertie et l'opacité du monde". La photographie aussi qui laisse aux vitteloni, compagnons d'Antonio Paraggi, de si réconfortantes images de leurs loisirs.

Pour expliquer ce qu'est l'oeuvre — au sens d'action — du romancier, Italo Calvino compare celui-ci à Persée : "Pour trancher la tête de Méduse /pour éviter d'être pétrifié, pris au piège de la lourdeur du monde/ son regard se pose sur ce qu'une vision indirecte est seule en mesure de révéler, c'est-à-dire sur une image capturée dans un miroir". C'est justement ce que fait le photographe : "/Antonio Paraggi/ fit asseoir /Bice/ dans un grand fauteuil et passa la tête sous le drap noir qui garnissait l'appareil. C'était une de ces boites à la paroi arrière en verre, où l'image se regarde déjà comme sur une plaque, spectrale, un peu laiteuse, séparée de toute contingence dans l'espace et le temps". Dans La légèreté Italo Calvino ajoute : "En ce mythe je suis aussitôt tenté de voir une allégorie du rapport entre le poète et le monde, une leçon de méthode". Et encore : "C'est toujours le refus de la vision directe qui fait la force de Persée, et non un refus de reconnaître la réalité du monde de monstres parmi lesquels il lui faut vivre ; cette réalité, il la porte en lui et l'assume comme un fardeau personnel". Le photographe également, qui transpose en images son expérience visuelle du monde sans en édulcorer pour autant la violence latente, ainsi qu'en témoigne le beau visage photographique de la nonne tragique.

La photographie, comme la littérature, est une expérience chamanique : "A la précarité de l'existence imposée à la tribu — sècheresse, maladie, influences malignes — le chaman répondait en annulant le poids de son propre corps, en s'envolant dans un autre monde, à un autre niveau de perception, où il pouvait trouver assez de forces pour modifier la réalité".

C'est ce qui se passe dans les photographies de Jacqueline Salmon où le triste lieu clos où pâtit l'hippopotame est, aussi, jeu de moires et harmonie binaire et où le triste goudron d'une esplanade où stagne en flaques plates l'eau d'un orage récent devient, comme les marais dans le célèbre tableau de Caspar David Friedrich, La Grande réserve (Gemäldegalerie, Dresde), carte du monde de nos rêves et de nos illusions, image "spectrale" de ce monde plus heureux visuellement et existentiellement dont Marcovaldo, Palomar et Italo Calvino ne cessent d'entretenir l'espérance malgré les démentis de la réalité.