Jean-Christian Fleury

Classer / Rêver

 « Tout livre de photographie ne serait-il pas, de planche en planche, quelque chose comme un herbier de choses vues ? » [i]


C’est par la photographie de danse que Jacqueline Salmon a abordé la pratique photographique sans l’intention, alors, d’en faire une profession. Ses études l’avaient menée plutôt vers la peinture, le dessin, l’architecture et la scénographie puis vers l’histoire contemporaine à la Sorbonne. Par passion pour la botanique, elle herborisait dans les monts du Beaujolais où elle vit encore. Avec la réalisation d’herbiers, elle met en œuvre une méthode (la collecte, la détermination et le classement) et une forme (l’album) qui seront des constantes de son travail photographique.
Au début des années 80, ne pouvant plus danser à la suite d’un grave accident, elle photographie les répétitions de ses amies du milieu de la danse à Lyon. Puis Aline Ribière, invitée à la Villa Lilith, la sollicite pour photographier la performance qu'elle vient y donner. Aline Ribière est une créatrice de vêtements qu'elle présente selon un rituel de passage inventé pour elle seule, Jacqueline est saisie par le rythme et la justesse des gestes. C'est alors que se crée une osmose entre la plasticienne et la photographe qui ne s'éloigneront plus l'une de l'autre.

Mais c’est en photographiant la cathédrale Saint Jean à Lyon, alors en chantier comme l’était son propre corps –comme le dit Jacqueline Salmon elle-même - qu’elle prend conscience que la pratique de la danse lui permet de saisir les points de vue qui l’intéressent, dans les positions les plus délicates, à la limite du déséquilibre sur les échafaudages de la cathédrale. Les photographies qu’elle réalise alors laissent entrevoir ses déplacements dans l’espace, et son corps à corps avec la perspective. Ce goût pour la confrontation avec l’architecture la conduit à s’intéresser à des lieux construits marqués par l’histoire sociale, à des espaces en cours de mutation : l’hôtel Bullioud à Lyon aménagé par Philibert Delorme pour le receveur des finances de François premier, en cours de réhabilitation pour y créer des logements sociaux ; la transformation à Die d’un garage en médiathèque ; une abbaye, celle de Clairvaux, devenue Centrale pénitentiaire… Chacune de ses séries est une incursion sur un aspect mal connu de notre société, ceux dont on parle sans vraiment les connaitre : une maison d'arrêt (La Prison de la Santé en 2009), des  chambres de soins palliatifs à l'Hôtel-Dieu de Troyes (Chambres translucides en 1991), l’arsenal de la Marine nationale de Toulon (L’Arsenal, en 1999), les réserves du Musée d’Histoire naturelle de Lyon (Archives naturelles en 2002), le camp de migrants de Sangatte (Sangatte, le hangaren2000, le site de transmutation des déchets nucléaires de La Hague (Zone déchets nucléaires en 2005), la déconstruction de la centrale Superphénix (MHSD / Déconstruction en 2005-2008). C’est l'aspect caché des choses qui attire Jacqueline Salmon. Ainsi, dans sa série La Racine des légumes réalisée entre 1998 et 2000, elle nous présente des choux, des navets ou encore des courges photographiés grandeur nature, tels que nous ne les avions jamais vus : dans leur plénitude, avec leurs racines, leurs fleurs, leurs pousses nouvelles et leurs parties déjà mortes. Tous les âges d’une vie présents simultanément et rassemblés en un seul coup d’œil. La réalité ne saurait être univoque : la photographie est là pour en attester.

A ces explorations du temps qu’il est - le temps de notre époque - vont succéder, à partir de 2007, celles du temps qu’il fait : se confrontant à différents domaines des sciences, Jacqueline Salmon tisse des liens improbables, se réapproprie des outils jusqu’ici réservés aux scientifiques. Échantillons géologiques, profils d’îles, cartes des vents ou des orages, répertoires de nuages constituent autant de tentatives pour mettre en œuvre une écriture des phénomènes naturels qui serait aussi un appel à la rêverie.

Son goût pour les sciences naturelles, la botanique, les herbiers en particulier qu’elle pratique depuis toujours, lui inspire des séries où se mêlent démarche scientifique et approche poétique. Ainsi en est-il d’un alguier anonyme des côtes normandes abandonné au sommet d'un meuble, dans les bureaux du Museum d’Histoire naturelle de Toulon. En photographiant cet album oublié, elle nous convie à un voyage à travers l’infinie variété des formes végétales, leur harmonie et la luxuriance des noms qui les désignent.
Le hasard est souvent à l’origine des travaux de Jacqueline Salmon. Encore faut-il donner à celui-ci toutes ses chances. Il lui permet de découvrir, dans les réserves du Muséum d’Histoire Naturelle du Havre, une collection de près de dix mille échantillons de sables issus du monde entier, réunis à partir de 1935 par le géologue André Cailleux. Photographié emprisonné entre lame et lamelle de microscope, chaque échantillon constitue un monde en soi, un univers qui nous transporte du petit à l’infiniment grand, vers une vision cosmique où chaque étoile est un grain de sable et chaque grain un monde à découvrir.

En superposant des signes graphiques à ses photographies, Jacqueline Salmon cherche à donner une lisibilité au monde. Elle convoque les sciences naturelles, la cartographie, la météorologie qui donnent lieu à des séries où la représentation, la symbolisation, la mise en signes participent d’une approche plurielle où se mêlent plaisir visuel, réflexion théorique et émotion devant les phénomènes de la nature.
Découverts dans une vitrine du musée Correr à Venise, les profils d’îles de la lagune, dessinés par Claes Janzoon Voght en 1695, vont inspirer la série Géocalligraphies avec ses profils d’îles du fleuve Saint-Laurent. Rassemblés en un archipel imaginaire, recomposés par assemblage de plusieurs fragments ou découpés en creux dans l’image, ces profils composent autant de variations visuelles où se conjuguent exigence d’exactitude et beauté graphique.
Cartographier les terres, les îles, les fleuves n’épuise pas la soif constante de la photographe de rendre compte du monde visible par des moyens qui doivent autant à l’art qu’aux sciences. C’est vers le ciel qu’elle tourne donc son regard.


Avec ses Cartes des vents, à partir de 2009, Jacqueline Salmon se propose de figurer l’invisible. Après avoir étudié à l’Institut Météorologique National la notation qui permet de transcrire la direction et la force des vents, elle recouvre ses images de ciels nuageux d’une infinité de signes tracés à la main qui permettent de visualiser les mouvements complexes des vents à un instant donné. L’inclinaison des herbes ou des palmes, les rides de la mer, les formes tourmentées et apparemment capricieuses des nuées semblent soudain se plier à une organisation rigoureuse jusqu’ici imperceptible.
Les cartes d’orages sont, elles, issues des planches du livre des orages qui fait partie de l’Atlas météorologique de l’Observatoire impérial publié en 1865. Jacqueline Salmon découvre cet ouvrage lors d'une visite de l’Observatoire de Paris. Là encore, tout un répertoire de signes se déploie sur ces documents qui gardent mémoire, jour après jour, des caprices du ciel avec une extrême précision. Ces signes ne sont pas encore codifiés et chaque météorologue invente son propre système de notation. Jacqueline Salmon les transpose sur ses propres photographies de ciel d'orage et ira même jusqu’à tenter, grâce à cet atlas, de retrouver les dates précises des études de ciel peintes par Eugène Boudin cette même année 1865.
Avec les Nuanciers, la représentation des phénomènes célestes intègre également la durée : ils figurent, sur une semaine et chaque matin, la succession des variations d’aspect du ciel. Ces déclinaisons évoquent immanquablement les nuanciers de tissus ou de peintures. L’infiniment grand se trouve réduit à l’échelle d’un modeste objet utilitaire ; il semble que, par un renversement inattendu, les forces célestes aient été domestiquées pour les mettre à notre disposition.
C’est sur une période plus longue, de quarante jours, que se déploient les pages d’Écritures du temps réalisées au fusain entre 2009 et 2010. Elles prennent leur source dans les cartes météorologiques publiées quotidiennement dans le journal Le Monde représentant les déplacements des fronts froids en chauds sur l’Europe. Jacqueline Salmon en efface le contour des côtes pour ne conserver que la figuration des mouvements de l’air. Il en résulte d’étonnantes pages d’une écriture, compréhensibles pour les seuls météorologues, qui évoque les hiragana japonais ou quelque alphabet inventé par une civilisation oubliée.

 

 

Peu à peu, la référence récurrente à la peinture va s’affirmer comme un contre-point aux écritures inspirées par la démarche scientifique. L’aspiration à la rigueur et à la précision n’est cependant jamais absente de son approche de la peinture.
Le regard une fois encore tourné vers le ciel, elle met ses pas dans ceux de William Cozens qui publie en 1785 sa Nouvelle méthode pour assister l’invention dans le dessin de composition originale de paysage. Il propose un répertoire de vingt types de ciels, illustré par ses propres gravures, à combiner avec une typologie d’arbres et de taches. Jacqueline Salmon avait découvert l'ouvrage lors de son travail sur le parc de Méréville en 2002. Quelques années plus tard, en 2014 dans une exposition sur John Constable au Victoria & Albert Museum à Londres, elle voit un dessin du peintre paysagiste reprenant à l'identique la première gravure de Cozens. Sa curiosité est éveillée : voilà un peintre au de sommet de sa gloire qui se livre à un véritable exercice d’admiration envers un prédécesseur. Elle cherche s'il en existe d'autres. Ces dessins de Constable semblent n'avoir jamais été publiés. Elle les trouve à la Courtauld Gallery. Lors de son exposition Du Vent, du ciel et de la mer en 2016, elle va inviter les vingt types de ciels de Cozens et ceux soigneusement recopiés par Constable à entrer en connivence avec ceux d’Eugène Delacroix, d’Edouard Manet, d’Eugène Boudin ou de Claude Monet présents dans les collections du Musée.

Jacqueline Salmon va s’appuyer sur le pouvoir mimétique de la photographie pour attester de l’exactitude des représentations du ciel par ces peintres confrontés à la réalité mouvante et insaisissable des nuées. Dans ses diptyques avec Constable ou Boudin, réalisés pour son exposition Du vent, du ciel et de la mer au Musée André Malraux au Havre, elle s’imprègne leurs recherches au point de troubler la distinction entre peinture et photographie, le passage de l’un à l’autre s’effectuant insensiblement à l’intérieur d’une même image.
D’une manière différente, elle rend hommage à Gustave Courbet et à la cinquantaine de versions connues de La Vague. Outre le succès du tableau qui a pu inciter le peintre à le reproduire, c’est cette plasticité infinie de l’eau qui a dû le fasciner et que Jacqueline Salmon a souhaité retrouver avec ses trente vagues photographiées au Havre comme autant de variations sur un thème musicale.

La présence de la peinture dans le travail de la photographe est en fait bien antérieure aux polyptyques avec les peintres. Il faut remonter au début des années 1990 et à la Petite histoire de l’art du XXe siècle racontée à Krems. Jacqueline Salmon avait, de manière facétieuse, listé quarante et une dénominations de courants artistiques appartenant au XXe siècle en illustrant chacune d'une photographie du chantier de réhabilitation d’une ancienne manufacture de tabac destinée à devenir la Kunsthalle de Krems.
Mais c’est en 2002 qu’elle se confronte à l’œuvre d’un peintre de manière significative par une mise en jeu de la peinture d’Hubert Robert au Château de Chamarande. Elle insère dans les lambris, les trumeaux, et sur les miroirs du château ses photographies du jardin à l’anglaise de Méréville tout proche et en partie conçu par Hubert Robert ; elle dialogue avec le peintre en occupant les murs et les vitrines de la bibliothèque. Le visiteur remarque à peine cette discrète intrusion photographique et se trouve ainsi mis en présence d’une sorte de crypto-installation.
Puis en 2009, elle réalise ses portraits de migrants sans papiers rencontrés à Évreux lors d’une résidence à la Maison des arts. Elle les photographie tels des princes puis, face au résultat, est frappée par leur ressemblance avec les portraits peints par Piero della Francesca. Sous le titre Portraits, Florence 1445 / Évreux 2009, elle présentera en diptyques ces troublantes confrontations de visages où le temps et l’origine sociale sont abolis.


C’est avec Le point aveugle, périzoniums, études et variations (2017-2023) que la peinture - et plus précisément l’histoire de celle-ci - va devenir le sujet-même de son travail. À travers une vaste recherche menée durant cinq ans dans les musées d’Europe, elle récence les variations des représentations du corps du Christ et met en évidence le linge de pudeur couvrant son sexe dans les représentations de la Passion. La figuration de ce modeste détail s’avère être à la fois un enjeu artistique où se lit l’histoire de la peinture, un enjeu théologique sur la nature humaine du « fils de Dieu », et un « point aveugle » qui, malgré sa centralité, échappe à l’attention du regardeur.

Herboriser est une attitude face au monde. Sans quitter l’histoire de la peinture, c’est celle qu’adopte une nouvelle fois Jacqueline Salmon avec ses Èves, cette collection de femmes nues qu’elle photographie dans les musées d’Europe en même temps qu’elle réalise sa série sur les périzoniums. Dans un premier temps, ces images se sont accumulées sans destination précise. Fréquemment chez Jacqueline Salmon, un long temps de latence sépare l’événement déclencheur de l’aboutissement d’une série, C’est le temps de la maturation. Elle le décrit comme un phénomène objectif : "C’est la vie des images. Elles attendent de devenir intelligentes".

Au début, la photographe s’intéresse surtout à la texture de la peau, à son rendu pictural et photographique. Puis, elle retrouve des cartes postales reproduisant le double tableau Adam et Eve chassés du paradis peint par Lucas Cranach en 1528. Ce premier événement déclencheur est suivi peu après d’un deuxième : lors de la présentation de son livre sur les périzoniums, Le point aveugle, à la librairie Michel Descours à Lyon, Odile Nguyen-Schoendorff, rédactrice la revue d’inspiration surréaliste L’Ouroboros, propose à Jacqueline Salmon une carte blanche. Ainsi prend forme l'idée d'un corpus d'Èves pudiques à la manière de Cranach où figureront des plantes parfaitement identifiables.

Jacqueline Salmon met ici en relation deux domaines apparemment étrangers : l’histoire du nu féminin et la botanique. Elle va les confronter et les traiter sur le mode de la collection.
Une fois encore, la photographe adopte la démarche, les outils et les modes de représentation de la science pour constituer un ensemble d’images hybrides, un bouquet de corps et de feuilles.
Evacuer les têtes lui permet de recentrer l’attention non sur des personnes mais sur des corps libérés de toute psychologie, de toute intention ou identité. Cette attitude est à rapprocher de celle qu’elle avait adoptée dans sa série Le Point aveugle. Là encore, recadrer l’image pour redéfinir la hiérarchie de ses éléments permet de faire œuvre sur œuvre, là encore le détail prend le pas sur le sujet principal et accède au statut de sujet d’étude. En regard de ces femmes dont on ne sait rien, les plantes sont figurées avec leurs caractéristiques botaniques propres : feuilles opposées ou alternées, mention du nom vernaculaire, du nom scientifique, de la famille, des propriétés médicinales.
Ces représentations de femmes entièrement dévêtues, ont échappé jadis à l’imposition de la feuille de vigne parce qu’elles figuraient non des femmes réelles mais des créatures mythologiques, des déesses, des allégories, des héroïnes de l’histoire antique ou biblique. En réitérant le geste séculaire de la censure exercé par l’Église de Rome sur la représentation du sexe, Jacqueline Salmon en fait un acte poétique où la présence incongrue du végétal devient l’élément principal de l’image. Non sans ironie, elle opère un renversement de point de vue qui rend l’interdit dérisoire et bouleverse la hiérarchie des sujets représentés.

 

 

S’il est éclectique, l’inventaire des sujets passés en revue ici témoigne d’une opiniâtreté dont Jacqueline Salmon nous offre peut-être la clé : « Je suis née à Lyon, sous la coupole de l’Hôtel-Dieu, construit par Soufflot et dans la salle commune. Lieu ô combien patrimonial, ô combien social ! ». Ce va et vient entre le patrimonial et le social, l’histoire et l’actualité, le rêve et le technologie, l’art et la science témoigne d’une volonté de ne rien omettre, de ne rien s’interdire dans la mise en lumière du monde.
En préface à Futurs antérieurs, Georges Didi-Huberman écrit : « Faire des images serait … une façon modeste et visuelle de contribuer à la lisibilité du monde, sans qu’il soit nécessaire de demander qui des mots ou des images, doit commencer ou doit commander. »[ii] C’est bien de cela qu’il s’agit. Mais rendre lisible n’est pas expliquer. C’est au contraire rendre leur épaisseur première, leur complexité aux choses, aux lieux, aux événements, découvrir leur face cachée, les classer pour mieux les rêver, en isoler les signes révélateurs, c'est-à-dire les écrire.
Dès l’origine, Jacqueline Salmon s’est intéressée à la photographie parce que c’était « une écriture sans mots ». Elle se méfiait de l’usure de ceux-ci, de leur polysémie, des risques d’incompréhension qu’ils génèrent trop souvent. Cette idée d’écriture par l’image est présente chez elle, avant même qu’elle n’accepte l’idée d’être photographe de profession. En 1984, elle réalise Calligraphies, un ensemble de photographies d’une petite sculpture de Christophe Loyer qu’elle éclaire et manipule en sorte que son ombre dessine des figures qui s’alignent comme un alphabet sur la page. Plus tard, les méandres des Faux de Verzy, les œuvres réunies sous le titre Géocalligraphies ou Graphotopophotologies dessineront d’autres figures d’un alphabet sans fin.
La tâche que Jacqueline Salmon s’est assignée consiste donc à écrire le monde – ou plutôt des mondes - pour les condenser dans des livres qui sont l’aboutissement de chacune de ses explorations. Des livres-mondes, qui sont autant de collections de collections, d’archives du sensible, qui balisent une vie et une œuvre sans cesse en chantier.

Jean-Christian Fleury


[i] Georges Didi- Huberman in: Futurs antérieurs, Loco Paris 2021, p. 6
[ii] Georges Didi- Huberman in: Futurs antérieurs, Loco Paris 2021, p. 13