Paul Ardenne

Paul Ardenne, les chambres précaires de Jacqueline Salmon, " non lieux" de la guerre sociale

in: dossier de presse, galerie michèle chomette, 1999 parpaing n°2,1999 in, un corps disparaît, l''image corps,éditions du regard, 2001

(extraits)

/.../ Chambres précaires, série de photographies prises durant l’hiver 1997 - 1998, a pour sujets génériques la misère et son corollaire le plus fréquent, l’exclusion. Plusieurs mois durant, Jacqueline Salmon arpente à Paris les chambres d’accueil mises à disposition des sans-logis, entre octobre et mars, par des institutions caritatives et les services sociaux de la Ville de Paris. Les lieux visités, sis, entre autres, à l’hôpital Saint-Anne ou boulevard Pereire, dans des locaux bourgeois réquisitionnés pour l’hiver, sont d’une coupante banalité. Ils perpétuent la déjà longue tradition du refuge social : vastes dortoirs aux lits alignés dans le plus pur style militaire ; chambres sous hauts plafonds aux fenêtres fréquemment munies de barreaux ; murs sans décoration que rythment parfois une numérotation rapportant au statut de bétail l’humanité qui y élit domicile un temps légalement compté (décompté serait plus exact : pas plus de trois nuits consécutives, selon la règle). Plus qu’une véritable politique de lutte contre l’exclusion, un tel casernement de la misère, sans grand souci d’humanisation, évoque tout à la fois le Londres sordide de Dickens, le Grand Renfermement décrit par Foucault dans L’Histoire de la folie à l’âge classique    ou les modèles hygiénistes d’organisation de la vie cénobitique. Autant dire un double fiasco: social d’un bord, du traitement social de l’autre.

Avant tout, ces photographies s’adressent à ceux qui admettent en la pauvreté sociale, fût- elle décrétée “ nouvelle ”, un caractère uniforme, sans âge ni particulière spécificité. On est pauvre et c’est tout. Engluage et station dans la merde, dans la galère. Toutes les pauvretés se ressemblent, elles dessinent la figure meurtrie d’une humanité non seulement blessée (du corps à la dignité, l’un comme l’autre humiliés) mais aussi aberrante, privée de possible, à la vitalité enchaînée.
Si la pauvreté se repère bien, si son spectacle est devenu familier jusque dans les grandes métropoles de Dollarland ou d’Euroland, sa représentation en revanche ne va pas de soi. Telle quelle, la pauvreté suscite le rejet empressé des nantis (“ presque pauvres ” y compris), un ne pas voir qui, s’il n’aveugle personne et surtout pas qui s’y adonne, a tout de même pour avantage commode de fourbir l’amnésie et de renvoyer à plus tard le geste ou la pensée solidaires. Considérée maintenant dans la perspective de l’esthétisation, la misère devient un objet équivoque, autrement préoccupant, les ruses de la bonne conscience se voyant évacuées au profit de l’instante nécessité de faire image. S’attelant à cette tâche, Jacqueline Salmon se contient pour sa part au minimum même de la représentation : pas, chez elle, de corps figurés (l’inusable trogne défaite aux traits creusés, version post Family of Man de la photographie de type onusien), pas non plus de distanciation où la figure des exclus serait présente mais assujettie à un slogan ou à un commentaire implicites (la photographie de dénonciation), mais, cadrés pour ce qu’ils sont, dans leur milieu spécifique, des lits seulement, qui plus est vides de corps. /.../

Un tel ensemble photographique, par comparaison, ne trompe pas, ne biaise pas. Inutile d’en espérer quelque spectacle que ce soit. Où l’on s’attendait a priori à une débauche de signaux emphatiques, on ne verra rien, — ce rien même, de façon métaphorique, d’une existence sociale qui n’a qu’à peine de raison d’être selon les critères impitoyables des sociétés de marché. Les lieux ayant accueilli les sans-logis ? Aussi déserts que les lits ayant recueilli leur détresse. Une archéologie des traces serait-elle tentée par le spectateur (sur le modèle, par exemple, de l’enquête photographique appliquée voici peu par Sophie Ristelhueber à la Guerre du golfe) ? Elle risquera, à tourner court, de décevoir. Quelques mentions, plus allusives que décisives, attesteront tout au plus de la présence récente de quelqu’un, qu’on ne verra pas : un sac posé en travers sur un oreiller ; des draps défaits ; l’empreinte d’un corps sur la surface molle d’un matelas. Pas de quoi fabriquer une image au sens mercantiliste du terme, devenu la règle dominante. Il conviendra plutôt d’entériner ce constat, au sens littéral : ici 1, il n’y a plus personne, 2, on ne voit pas au juste pourquoi il faudrait qu’il y ait quelqu’un. L’exclusion même a repris ses acteurs, les remettant à leur vraie place : la rue, le dehors, un ailleurs, un là-bas où tout n’est assurément pas qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.

Chambres précaires, en son épure, peut être envisagée sous l’espèce de l’œuvre en creux. On n’y parle moins de choses ou d’êtres que d’une mémoire de leur présence, mémoire diffuse qui doit sans doute à l’empreinte, cette signature du corps par procuration, mais plus encore à l’essence même : une fragrance de l’être pareille à l’effluve d’un parfum, signe minimal d’un passage et d’une existence antérieure. L’image, devenue ce vecteur frêle, n’impose rien. On peut aussi voir ces chambrées autrement, comme un décor, ou comme une occasion de se confronter à répétition au thème du lit, ce mètre étalon du corps gisant, équivalent symbolique de la tombe. Rien, chez Salmon, n’est envahissant, il y a toujours une ouverture, de l’air, de la lumière : grands cieux ouverts entrant à pleins rayons, presque paradoxaux (la misère est “ noire ”, dit-on, elle épouserait selon le sens commun le registre nocturne, elle se moulerait de manière fatale dans la vie comprise comme fermeture)... Le drame qui se trame dans les images, s’il existe (mais il existe, comment en douter ?), est tempéré si l’on veut qu’il le soit. Le regard, ni dirigé ni confisqué. Voir, cette fois, n’est pas devoir.
Chambres précaires, du coup, convie à requalifier l’usage établi présidant à notre habituelle consultation photographique du monde. L’invitation faite au spectateur, en l’occurrence, c’est de bousculer sa manière de voir, d’imager par devers l’image. /.../

Soit, donc, les Chambres précaires, ces lits inoccupés à l’intérieur de salles inoccupées. Imager par devers l’image, ce sera convoquer, via l’arsenal pratique de la métonymie, ce corps absent, ce corps disparu de l’exclu social, reparti déjà (prière de quitter la place dès le matin revenu), rejeté de nouveau (prière de passer la journée dehors), en ayant fini avec l’escale dans ce qui, un instant, aura commencé à ressembler à un univers plus proche de l’ordinaire caractérisant la vie sédentaire /.../
Bref, on ne voit rien et l’on voit tout. On ne sait rien mais l’on peut supputer le pire (parfois, le pire est sûr : vous qui entrez, abandonnez toute espérance). Rien n’a été dit et tout pourtant se reconfigure. Le fait est connu : il se trouve que les meilleures images sont aussi les moins autoritaires.

Chambres précaires, de la sorte, se fait narration. Histoire de l’absent encombrant. Derrière l’écran de fumée de l’immobilité des images, le texte, le travail même de la pensée en acte. Au-delà de cette détermination à raconter en douceur les râtés de l’histoire matérielle des hommes, aussi bien, Chambres précaires se fait géographie. Cette narration, en effet, a son cadre particulier, et ce cadre est au sens strict, né de la guerre ordinaire que libéralisme et capital mènent à l’humain déclassé, un “ non lieu ”. En parfait anthropologue de la “ surmodernité ”, Marc Augé, on le sait, a pris soin de dresser typologie et topographie des lieux quelconques dont la société contemporaine aime vêtir sa lancinante absence de qualité, autant d’espaces bâtis tenant moins du lieu, estime-t-il avec raison, que du “ non lieu ”. Halls des aéroports, supermarchés ou gares high tech : de vastes ensembles pleins de vide, où s’engouffrent les rêves battus d’une modernité agonisante n’ayant plus que des structures, à défaut d’utopies. À cette géographie aussi triomphante que surfaite, Chambres précaires ajoute celle de l’asile de survie, dont on mesure au passage, outre que le temps n’a guère de prise sur lui, qu’il n’intéresse dorénavant pas plus les urbanistes que les architectes (se rappeler que Le Corbusier, dans les années trente, conçut pour les salutistes, rue Cantagrel, la Cité de Refuge de Paris...). Un “ Non lieu ” par excellence, le seul peut-être en perfection : né d’une guerre sociale qu’on devine interminable, destiné de surcroît aux “ non êtres ” sociaux que l’économie de marché secrète non par fatalité mais par calcul comptable, déchets d’homme qu’on ne recyclera pas.

Le libéralisme, ancien comme néo ; le règne du capital, d’hier ou d’aujourd’hui : autant dire de puissants fauteurs de la guerre permanente. Quelle guerre ? La guerre sociale, pour dire au plus court, celle qui élit pour généraux un patronat mondialisé et pour victimes les irrécupérables du système économique, unemployed, travailleurs précaires, exclus et autres SDF. Une guerre très ordinaire, dira-t-on, mais n’empêche, une guerre comme il convient, où l’on meurt comme en tout affrontement guerrier qui se respecte : de dénuement, d’absence de soins, d’épuisement, de froid et d’indifférence ; sur le front de laquelle on combat, également, où s’activent en ordre de bataille cohortes des organisations humanitaires et des services sociaux. Pas trop de pathos, cependant. Tout cela aussi fait spectacle, permet de dignes et avenants plateaux de télévision (la beauté du naufragé de la vie sous les sunlights). Et puis l’on s’est organisé, à force de guerre longue et d’assauts jusqu'à présent demeurés vains. On a poli le décor d’une tragédie à la fin banalisée. Pas d’illusion à se faire : ce conflit là, qui n’est pas d’hier, a toutes les chances de rester perpétuel.

On sait l’usage affligeant que la photographie humaniste, documentaire en particulier, peut faire de la pauvreté. Apitoyer Margot ? À peine s’en donne-t-on les moyens tant l’on y va considérant que la seule offre du spectacle de la misère suffit à susciter la compassion. Certes apte à soulever le cœur, l’image documentaire peut aussi, du fait de sa multiplication ou son caractère redondant, avoir pour faculté nocive d’anesthésier le regard. De manière paradoxale, encore, son réalisme n’est pas sans changer en fantômes des êtres réels, comme l’“ objectivité ” historique d’un Sander (par ailleurs mise en scène, comme l’on sait) en a depuis longtemps fait l’effarante démonstration. Au juste, on ne se mobilise pas sans précaution sur la seule foi que voudrait recéler l’image, d’autant moins lorsque celle-ci, prise aujourd’hui entre les impératifs du “ journalisme de marché ” (Serge Halimi) et ceux de l’entertainment visuel, est avant tout devenue objet de commerce, de manipulation et de distraction.

Des concepteurs de telles images, artisans de banalisation mais aussi d’instrumentalisation, on attendrait en somme qu’ils posent enfin le postulat de l’intelligence optique du spectateur et, en un geste de repentance, qu’ils veuillent bien s’abstenir ou se reprendre. Chambres précaires pourrait, à ce registre, leur servir de leçon.

La révérence faite aux images, on le sait, trouve d’ordinaire sa contrepartie dans le rejet du réel, la prime accordée à la représentation ne pouvant se fonder sur un identique amour de l’objet représenté. L’invention même de l’image ? Le plus clair du temps, elle résulte du sentiment d’une brutalité irréductible de la réalité, elle organise le petit théâtre de la soumission humaine. Une société se réduisant à ses représentations, ne s’acceptant qu’à travers elles, n’investissant plus que dans la symbolique et les mises en scène du visible doit attirer sur elle, au pire la détestation, au mieux la compassion charitable. Les faiseurs d’images les plus inconscients, tout compte fait, bâtissent le tombeau de la réalité, ils œuvrent à dévitaliser le roide exercice de l’immersion physique du corps dans la matière des choses. Que dire alors des iconodoules, des adorateurs de l’image, de ceux qui s’agenouillent devant la Véronique comme on se jette aux pieds de l’autel ou sur les charmes délétères d’une putain ? Idôlatres du factice, dévôts de l’apparence. On ne prétendra certes pas, en échange, qu’il faille revenir au platonisme, à son rejet de la représentation et des avatars que prodigue cette dernière. Puisque les images nous semblent ontologiquement indispensables, mettons qu’il soit demandé à celles-ci de nous informer d’abord sur ce que toute image trahit. L’image est-elle tromperie, pollution ? Il faut alors exiger qu’elle détrompe, et dépollue. Pour datée qu’elle soit, la leçon de l’art conceptuel reste toutes affaires cessantes à assimiler. L’art, de la sorte, ne saurait s’assigner d’autre but que sa propre analyse, il ne saurait être respectable qu’à s’éclairer lui-même sur l’imposture native qu’il représente (ce déversoir des choses données pour d’autres, cette mécanique convenue et codée de la séduction, ce petit commerce du corps narcissique de l’artiste en attente de reconnaissance et la monnayant au moyen de l’œuvre d’art, etc.).

: un lieu fermé et chauffé, où l’on vient dormir entre des draps propres, où l’on peut se laver, pisser et chier dans la dignité, où il est loisible de se masturber dans une relative tranquillité, de faire l’amour peut-être, bref, d’accomplir l’humain selon ce que commande la conformation génétique de l’humain. En ne mésestimant pas, sans doute, les conditions disciplinaires draconiennes régissant les lieux de survie mis à la disposition de l’exclu social, calquées sur le régime de fer de l’univers carcéral. Car si l’on n’y punit pas (l’ordre social a déjà sévi, en amont), on n’en surveille pas moins. En ne s’illusionnant pas non plus sur la prétendue imperméabilité des lieux de refuge à la violence de la rue. Le lieu de survie, même policé, reste tout comme la prison un espace dangereux, de promiscuité moins fraternelle (les damnés de la terre considérés en bloc, comme masse collectivement consciente de sa condition) que transactionnelle ou réglée par les hiérarchies complexes mais bien construites propres à l’existence de la rue (l’homme, un loup pour l’homme doublé d’un “ organisateur ” impénitent, aurait dit Saint-Simon, même dans le désastre).