Jacqueline Salmon

Arles, le premier jour de l’été

Quelque part sous la ville, et sous les pas, se tiennent les Cryptoportiques, et de là où nous sommes, rien –aucune perspective, aucun relevé topographique, aucun plan, superposé ou non au parcellaire actuel, ne peut fixer l’écho de ce quelque part, porté par la conscience d’une migration paradoxale. Très exactement mesurés pour ancrer jusqu’à la fin du temps la nappe du forum augustéen, avec en premier lieu cette géométrie d’arêtes si extrême qu’elle embue la pensée, les Cryptoportiques d’Arles dérivent sous la terre comme font les continents … Et s’il était besoin d’en deviner la preuve, d’en vérifier l’effet bien plus haut en surface, il n’y aurait qu’a suivre, dix-sept siècles plus tard, le nautile pâle de la voûte de l’Hôtel de ville, comme une voile quasiment sans couture et résistant au vent.
Entrer ; compter les pas ; se perdre ; mesures distendues du voyage intérieur. C’est maintenant la ville au-dessus, et tout son ciel avec, qui vire.
Lui répond de loin en loin la trajectoire des tambours de colonnes cannelées, avec cet anneau de vide au centre qui les traverse comme un canal médullaire, arrêtés en équilibre sur le bord des galeries, surplus de pierre de là-haut, arrivés là, de quelques part…
Compter les pas ; le sol est sans couture.

Posées sur les murs, les images de La raison de l’ombre et des nuages -un mètre sur un mètre- cadrent le corps jusqu’à mi-jambes. Quelque chose de la peau du papier, mat velours, perdu d’ombres, fait frissonner ce qui chez l’homme voit le mieux : l’échine.
Un pas, et le sol monte aussitôt jusqu’au genoux ; appuie un peu plus sur le cintre surbaissé des arcatures.

Le temps dilaté des ouvertures
Emboîte les ombres, diagonales étirées, ogives, trapèzes de vide qui fermentent au premier plan, lèvent jusqu'à hauteur d’épaules, tandis qu’apparaît soudain, évidente et formidablement précise, la mesure, le fondement de ce sol qui émerge en perspective inversée, l’origine de cette improbable ligne de flottaison par laquelle tient pourtant tout l’espace de la ville : l’ancrage des piliers, si puissamment moulurés au sommet, mais dépourvus de base jusqu’au vertige.

C‘est à cet endroit là que pèsent les nuages.
De près ou de loin sur les murs du musée, rapprochés ou non en diptyque qui peuvent ailleurs se refaire autrement, les ciels de La raison de l’ombre ou des nuages, tantôt en plongée tantôt en suspension, prennent naissance au même ancrage.
Et c’est alors qu’on voit ce qui n’est pas écrit : des ciels du dessus du Rhône.