Thomas Karges

Représenter

Compte-rendu, colloque du jeudi 6 décembre 2010 à l’INHA autour du travail de Jacqueline Salmon

Le travail artistique de Jacqueline Salmon est protéiforme et plurivoque, tant les formes qu’elle présente et les sujets qu’elle convoque sont divers. Certains sujets reviennent constamment dans son œuvre (entamée en 1983), notamment l’éternelle question  de l’entremêlement du temps et de l’espace, un sujet qui préoccupe l’art depuis toujours et qui ne manque pas d’éclore dans son travail. Ce qui préoccupe Jacqueline Salmon c’est peut-être surtout l’idée d’une mémoire collective, une mémoire des lieux qu’il faut pouvoir conserver et, si possible, sans cesse réalimenter. A l’exemple de cette série fondatrice, 8 rue Juiverie (1983), où l’Histoire nous est racontée par les bâtiments, ou bien ses travaux sur l’univers carcéral (Clairvaux, 1993-1996), images d’une architecture dans lesquelles se déploient et se mêlent des dimensions chtoniennes religieuses et politiques.

Jacqueline Salmon pose la question d’une mémoire des lieux à travers la représentation photographique, laquelle est vidée de toute présence humaine pour mieux en parler, tant cette absence est « parlante ». L’artiste nous parle également de notre propre condition humaine en se focalisant sur ceux qui sont les « perdants » de l’Histoire : sans logis, migrants, prisonniers, malades, etc., à travers un travail sur les lieux de l’exclusion, vides mais pourtant encore habités par cette détresse sociale. Salmon photographie l’Homme sans (ou presque) le représenter, les lieux sont pour elle suffisamment éloquents et permettent de raconter quelque chose de plus objectif, sans le parasitage affectif qui envahit souvent la contemplation d’un portrait.

C’est dans ses travaux plus récents qu’on devine la ténacité et la profondeur de la réflexion de Jacqueline Salmon sur cette question de la représentation. L’appareil photographique n’est plus capable, seul, de représenter et de penser le monde. A partir de ce constat elle va créer une œuvre hybride, entrelacs de formes, dont le tout va former un nouveau langage. C’est ainsi qu’elle va par exemple s’approprier la cartographie comme un matériau pour son art, non pas seulement pour son intérêt plastique indiscutable ou sa force de projection imaginaire , mais aussi et surtout pour sa richesse intrinsèque, cette foule de signes et de sens qui s’y bousculent. En 1997 Jacqueline Salmon s’essaie alors à « cartographier » les îles du Saint-Laurent au Québec, un travail qui n’est pas né ex nihilo, mais qui a lieu à partir de cartes, de récits, d’un fond d’archives historiques. Ce travail (Géocalligraphies, 2007-2008) consiste en une réelle écriture du paysage, les îles sont pour elle autant de caractères graphiques, un répertoire, un vocabulaire.     Ses Géocalligraphies sont à l’amont d’une recherche artistique à partir de la cartographie, et ce travail persiste dans son dernier projet, Le temps qu’il fait/ Le temps qu’il est, toujours en cours aujourd’hui. On assiste ainsi au cheminement intellectuel et plastique d’une artiste hantée par cette question de la représentation. C’est ici une tentative de représenter le monde à travers l’écriture de ses  manifestations météorologiques (flux des marées, des vents, des nuages) et géopolitiques (flux de migrations, découpages électoraux, implantation des sites nucléaires, etc.). Elle lie ainsi les deux dimensions du temps (le climatique et l’historique), et les coordonne en les décontextualisant pour mieux en extraire un nouveau langage, qui parle peut-être mieux du monde que la seule photographie.

Jacqueline Salmon utilise les cartes pour leur diversité et joue avec leurs codes, leur vocabulaire si spécifique et abstrait, tels le cadre, les lignes, les mesures, les rythmes, les échelles, etc. Ces codes sont extrêmement efficaces, cinq cercles rouges et deux flèches bleues en disent parfois bien plus long que tout un reportage photographique. Inventer des modes de représentations extérieurs à la photographie et en faire des œuvres signifiantes nécessitent néanmoins de légender au minimum, ce qui ne va pas déranger une artiste pour qui l’écriture est une dimension primordiale de son travail (elle écrit d’ailleurs souvent ses légendes à main levée). Jacqueline Salmon figure en fait l’infigurable, le vide (les îles du Saint-Laurent), le plein (les flux célestes), la limite (les circonscriptions électorales), des dimensions hautement philosophiques qui parlent à merveille de notre condition contemporaine et de ce monde qui tend de plus en plus à l’abstraction et au virtuel. 

Université Paris 8, Saint-Denis, Janvier 2011