JL Parant

une photographie c'est comme un livre

Une photographie c’est comme un livre, ils n’existent que si on ouvre les yeux et qu’il fait jour, sinon il n’y a rien que du noir sous les doigts. Si dans l’obscurité on ne peut rien photographier comme on ne pourrait rien lire, c’est parce que l’on ne voit pas et qu’il n’y a plus d’images devant soi comme il n’y a plus de signes sur la page. Comme si l’on photographiait toujours non pas ce qui nous entourait et qui était touchable et invisible ou visible et intouchable mais seulement ce qui s’écrivait un court instant dans la lumière et que l’obscurité était sans cesse prête à effacer comme le brouillon d’un texte qui aurait été écrit avec un crayon dont la mine aurait été si fine et si claire que seule une certaine lumière à un certain moment de la journée, vue d’un certain angle, aurait pu nous éclairer, et que l’on photographiait toujours pour fixer ce qu’avaient fait naître à la fois le temps, le lieu, la lumière et la distance, et que seul l’œil tout seul dans l’appareil pouvait percevoir et saisir. Car au bout de nos deux yeux qui voient très loin devant nous, il y a un œil qui sait lire tout ce que fait surgir le soleil, et c’est dans cet œil que nous sommes, et c’est seulement cet œil que nous sommes lorsque nous photographions toutes choses. Comme si toute photographie n’était que l’inscription de cet instant dans l’espace et le feu, comme un texte qui n’aurait pas encore été imprimé et dont le manuscrit serait resté en suspens au-dessus du feu et du temps.  

Avec un appareil photographique nous sommes toujours sans corps, comme projetés dans nos yeux devant un monde insaisissable. Nous photographions, mais ce n’est pas nous, ce n’est pas soi, ce n’est plus que l’accouplement de nos yeux dans l’espace, l’œil de la vue qui découvre le monde sans nous. Le monde n’est plus qu’un immense livre ouvert que le monde déchiffre ligne par ligne, page par page à travers un infime trou. 

Nous photographions, mais nous nous échappons avec nos yeux dans la lumière, nous partons avec eux dans le vide, laissant notre corps à terre dans l’obscurité de la matière. Toute photographie ne serait que ce que l’on verrait si, voyant, nous pouvions soulever les paupières et disparaître aussi vite que nos yeux. Mais nous voyons et nous apparaissons, nos yeux qui s’échappent de nos orbites nous font briller dans le soleil, car nous les faisons continuellement revenir sous notre front comme en une navette incessante entre le feu et notre visage. Nous voyons mais la vue n’est que les allers et retours de nos yeux de notre face au feu. Quand nous baissons les paupières c’est que nos yeux ne bougent plus et qu’ils sont de retour sous notre front, mais quand nous prenons une photographie, nos yeux qui la prennent n’en reviennent jamais, comme si notre visage se reflétait en elle et que nos yeux en cet instant y restaient collés, et que les paupières s’abaissaient sur eux pour toujours, les blottissant dans le reflet transparent de nos orbites impalpables. Comme si toute photographie nous rendait aveugles, et que l’on perdait ses yeux dans les images que l’on figeait dans l’appareil, comme si l’on arrêtait le temps en y arrêtant nos yeux ; et que toute photographie donnait toujours l’impression que la terre s’était immobilisée dans le vide, et qu’elle ne tournait plus ni sur elle-même ni tout autour du soleil et qu’il n’y avait plus de saison ni de jour ni de nuit. La photographie n’est que la lecture du monde qui nous entoure et qui est devenu immobile sous nos pieds, et dans lequel notre œil s’est ouvert pour se figer ainsi voyant une fois pour toutes. Comme si toute photographie que nous prenions n’était que le miroir dans lequel nos yeux se voyaient sans bouger, et où nous les faisions apparaître une ultime fois devant eux. Comme si photographier le monde équivalait à voir la vue. Car nous photographions toutes choses mais nous ne voyons que nos yeux se voir voir dans l’insaisissable, comme si toute photographie ne reflétait que l’image de notre propre mort. Nos yeux sont si sensibles que la photographie nous permet de fixer ce qui va très vite et que nous ne voyons pas. Nous photographions toujours ce que nous ne pouvons pas arrêter, comme si toute photographie ne représentait au fond que la fixation du mouvement de rotation et de translation de la terre, et par là même celle du temps.